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C'est fait (?)

Ce soir, j'ai envoyé à Claude Blanckaert un fichier de 2Mo intitulé Le Plain-pied du monde, soit 404 pages au gabarit de sa collection "Histoire des sciences humaines". Je n'en peux plus. J'y ai travaillé tout le printemps, quand d'autres taches ne m'accaparaient pas.
Sinon, le texte de l'appel à communications pour le colloque "Mai-68, creuset pour les sciences de l'homme?" est prêt et "validé" par le CA de la Société française pour l'histoire des sciences de l'homme (SFHSH). Le comité scientifique se met en place lentement. J'attends des réponses. Dès que possible, nous le mettons en ligne. A la rentrée, nous nous occuperons des financements.
Ce blog sera sans doute en veille entre le 3 et le 25 juillet. Je serai supposément "en vacances", sauf du 12 au 17, période à laquelle je participe à une école d'été à l'ENS-LSH à Lyon. En revanche, la période allant de la fin juillet à la mi-août sera un bon moment pour publier ici de nouvelles choses et améliorer ce qui est déjà en ligne.

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Abus de symboles

Je le confesse : je suis en train de devenir allergique aux symboles. Entendons-nous bien. Les mécanismes du cerveau humain reposent sur un régime d'association entre des référents "réels" et une interprétation mentale qui manipule des représentations symboliques. Loin de moi l'idée de prétendre que nous pouvons nous passer de ces dernières. En revanche, en faisant l'hypothèse que le symbole est un circuit court qui nous fait économiser de l'activité cérébrale, je ferais l'hypothèse qu'une sur-symbolisation débouche sur une mutilation profonde de notre potentiel cognitif.
Avant toute chose, il importe de s'appuyer sur quelques éléments de définition, que j'ai été chercher dans le Gradus de Bernard Dupriez :

 
SYMBOLE Le symbole peut se présenter sous trois formes:
 

1. Un texte, auquel son auteur attribue un sens dans le cadre d'une isotopie [c'est-à-dire un système référentiel] plus générale. Il s'établit alors deux niveaux d'isotopie, l'un évident, l'autre symbolique; l'un à la dimension du mot (ou de la phrase), l'autre à la dimension de la phrase (ou de l'oeuvre).

CHANTRE

Et l 'unique cordeau des trompettes marines

APOLLINAIRE, Alcools.
 

Le sens littéral de ce poème, qui ne compte qu'un seul vers, concerne un instrument de musique du XVIIe siècle, appelé trompette marine à cause de sa sonorité, et qui consiste en une guitare allongée, à une corde, employée sur les vaisseaux du roi pour annoncer les repas...

Un autre sens est probable vu qu'il s'agit ici d'un poème. Le titre, chantre, peut désigner le poète ou tout ce qui, dans l'homme, chante. Et est une continuation et relie ce chant à la vie, à tout ce qui précède le poème. Unique convient au monostique (strophe d’un seul vers). Cordeau est aussi la qualité de ce poème « tiré au cordeau », de dimension si étroite. Trompettes proclamation (de la poésie). Marines parce que, comme la mer, la poésie est mouvante, profonde et universelle, mettant les êtres en communication. Le sens symbolique importe plus ici que le sens littéral.

Rem. 1 : on distingue sens ou valeur symbolique et interprétation symbolique (ou interprétation allégorique, anagogique, analogique). L'interprétation des oeuvres littéraires s'effectue couramment par la recherche d'un ou de plusieurs sens symbolique(s). On peut donner à une oeuvre des valeurs de symbole très diverses, à l'aide de la psychanalyse, de la sociologie littéraire, de la symbolique des nombres, etc. Ces valeurs, même si l'auteur ne les a pas cherchées, ne sont peut-être pas moins réelles que celles qu'il avait dans l'esprit. Mais elles restent postérieures à la création, extérieures même à celle-ci peut-être. Une interprétation symbolique dépend entièrement de son auteur, qui est le lecteur, alors que le symbole comme procédé, dépend de l'auteur du texte et demande à être perçu par le lecteur.

            [...]

Rem. 2 Les tropes, par lesquels on remplace un signifiant par un autre peuvent s'opérer notamment à la faveur d'une relation de type symbolique entre les signifiés correspondants (métonymies).

[…]
 

2. Un geste ou un objet auxquels la tradition culturelle attribue un sens particulier dans le cadre d'une isotopie plus générale. Ex. : le salut militaire, l'échange des anneaux lors du mariage, le « signe de la croix », le langage des fleurs, la symbolique des nombres. etc. [...] Dans ce type de symbole, le passage d'un terme à l'autre s'effectue non seulement par analogie, mais encore par métonymie ou synecdoque, voire en vertu d'une pure convention. Ex : la tourterelle, pour la fidélité en amour. Si l'objet symbolique représente un ensemble de valeurs, on parle d'emblème ; s'il indique l'appartenance à une institution, on parle d'insigne.

 

3. Un signe graphique, auquel les spécialistes attribuent un sens dans l'isotopie de leur science ou de leur technique particulière. Exemple : les signes du zodiaque, le code de la signalisation routière, les légendes de déchiffrement des cartes géographiques, ♂ et ♀ pour masculin et pour féminin, etc.

Quand le signe graphique reproduit, de façon plus ou moins stylisée mais sans codification, la forme du signifié, on a un simple dessin et non un symbole : autrement dit, selon la terminologie de Peirce, une icône. Mais il suffit que l'icône entre dans un ensemble de signes analogues, ou qu'elle soit fréquemment utilisée, pour que le signe se simplifie et devienne un symbole iconique. Quand la forme du signifié n'est plus clairement perçue, on a un pur symbole graphique. Ex. ® ou les vignettes des marques de fabrique, des enseignes. […]

Rem. 1 Le mot signe, qui est le générique de la série indice, symbole, etc., reçoit aussi un sens restreint par opposition aux autres termes. On passe du symbole au signe pur par effacement de la relation iconique. Ex. de la tête de taureau, stylisée sous forme de A majuscule tête en bas, perd son signifié à mesure qu'on l'utilise davantage pour désigner un son […]. Les lettres sont des signes. Les chiffres également. En algèbre, a, b, x, y ne sont pas des symboles mais des signes parce qu'ils peuvent représenter n'importe quoi.

[…]
B. Dupriez, Gradus. Les procédés littéraires, p. 436-438.

La symbolisation a pour propriété centrale d'opérer une condensation. Elle effectue un rapprochement entre une entité langagière circonscrite, discrète, aisément épuisable et un référentiel beaucoup plus large, qui peut éventuellement avoir des propriétés antithétiques (ainsi symbole de l'infini). Elle a pour efficace, dans la vie quotidienne, de permettre des raccourcis autour de signifiants partagés, qui n'ont au demeurant pas forcément de signifié propre. "Les éléphants" renvoie immédiatement à un fonctionnement supposé ancien et monolithique du parti socialiste, éventuellement à des dignitaires, mais dont on pourrait difficilement arrêter une liste. Au reste, il est assez improbable que la majorité des utilisateurs du vocable aient une idée très claire du fonctionnement socio-politique interne au PS.
L'autre propriété essentielle du symbole est l'incarnation (bien entendu palliative ou fictive) : dans son usage religieux surtout, mais aussi profane, le symbole est supposé incarner ce à quoi il réfère et par là lui offrir un substitut. Dans la plupart des religions, on s'agenouille devant les symboles religieux en tant qu'ils manifestent par leur présence une réalité supérieure. Dans le monde profane, les mots ont tous une fonction symbolique. En revanche, nul n'est obligé de prêter une valeur sacrée ou réelle à leur fonction référentielle. Pourtant, dans un certain nombre de cas où la symbolisation a consisté à se départir de la dénotation initiale du mot, cette fonction d'incarnation semble renchérie. C'est particulièrement évident pour mon exemple des "éléphants". "Mai-68", "l'islamisme", "l'Europe", etc., sont autant de symboles pour lesquels la dénotation s'est en quelque sorte perdue, au profit d'une connotation - péjorative ou positive. Un usage abondant de symboles me semble le signe d'une pensée magique, qui vise l'adhésion davantage que la justification.
Ce qui précisément constitue l'efficacité symbolique (le raccourci) est ce qui le rend hautement toxique, quand il débouche sur une perte du sens. Combien de choses, de pratiques, de comportements, sont ainsi quotidiennement frappés de dévaluation, voire d'interdit par les mécanismes de la symbolisation ? Et que dire du préjudice des symbolisations publiques ? Je suis exaspéré par des couts-circuits du type "les éléphants" ou "les libéraux" (j'ai pris délibérément deux exemples qui ne ressortissent pas aux mêmes catégories d'utilisateurs). Il en est un autre que j'aimerais un jour travailler plus spécifiquement : le "communautarisme" (comme j'ai précédemment traité du "spatialisme").
Qu'en est-il maintenant du symbole par le geste ? Quand Ségolène Royal embrasse un handicapé ou que Nicolas Sarkozy prononce un discours sur Guy Moquet, on est précisément dans un processus visant une isotopie entre un geste actuel et un ensemble de valeurs : la solidarité, la jeunesse, l'engagement, la vertu... Pourtant, le symbole ne vaut pas action. Mais l'homme politique "moderne" fonctionne davantage dans la symbolique que dans le geste "réel", surtout quand il est question de valeurs. Multiplier les gestes symboliques, c'est comme multiplier les références symboliques : c'est contribuer à vider la vie publique de tout sens enraciné dans une action justifiable. La misère de notre monde tient dans la crédulité générale à l'endroit de ces symboles évidés, dans la complaisance à l'égard de ces captations qui relèvent du théâtre.
(article en chantier, qui est loin d'être terminé)

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La Russie au CAPES et à l'agrégation : une bibliographie sommaire

 

Sont précédés d'une astérisque les ouvrages qui me semblent véritablement utiles sur la question. Il n'y a pas d'articles isolés dans cette biblio, alors que la production de pointe est publiée sous cette forme. On comprendra donc qu'il n'y a rien d'exhaustif dans ce qui vous est proposé ici. C'est un pis-aller en attendant la publication dans quelques mois de la bibliographie "officielle" dans Historiens et géographes.

I Généralités


W. ANDREFF, dir., Analyse économique de la transition postsocialiste, La Découverte, 2002.

W. ANDREFF, Le secteur public à l’Est. Restructuration industrielle et financière, L’Harmattan, « Pays de l’Est », 2004.

F. BAFOIL, Le postcommunisme en Europe, La Découverte, « Repères », 1999.

* R. BRUNET & V. REY, Europe centrale et orientale, vol. 10 de la Nouvelle Géographie universelle, Belin - Reclus, 1996.

B. CHAVANCE, dir., La Fin des systèmes socialistes, L’Harmattan, « Pays de l’Est », 1994.

B. CHAVANCE, É. MAGNIN, R. MOTAMED-NEJAD & J. SAPIR, dir., Capitalisme et socialisme en perspective. Évolution, et transformations des systèmes économiques, La Découverte, 1999.

COLLECTIF, « Intégration territoriale en Europe de l’Est et en Union soviétique », Bulletin de la Société languedocienne de géographie, 1987, n° 1-2.

J.-P. DEPRETTO, Pour une histoire sociale du communisme, L’Harmattan, « Pays de l’est », 2001.

M. DREYFUS et alii, Le siècle des communismes, Les éditions de l’atelier, 2000.

M. FOREST & G. MINK, dir., Post-communisme : les sciences sociales à l’épreuve, L’Harmattan, « Pays de l’Est », 2004.

É. HOBSBAWM, L’âge des extrêmes. Histoire du court xxe siècle, Bruxelles, éd. Complexe, 1994.

M. LEWIN, Le Siècle soviétique, Fayard/Le Monde diplomatique, 2003.

J.-P. PAGÉ & J. VERCUEIL, De la chute du mur à la nouvelle Europe. Économie politique d’une métamorphose, L’Harmattan, « Pays de l’Est », 2004.

J. RADVANYI & V. REY, Régions et pouvoirs régionaux en Europe de l’est et en URSS, Masson, 1989.

M. ROUX (ss la direction de), Nations, État et territoire en Europe de l’Est et en URSS, L’Harmattan, coll. « Pays de l’Est », 1992.

 

Revue Le Courrier des pays de l’Est, Revue d'études comaparatives Est-Ouest, Cahiers du Monde russe, Postsoviet geography


II Russie et ex-URSS

1°) Sur l’histoire de l’URSS

* N. WERTH, Histoire de l’Union soviétique, P.U.F., 3e éd., 2004.

C. Bettelheim, Les luttes de classe en URSS. 3e période 1930-1941, Maspéro, 1982-1983.

* A. BLUM, Naître, vivre et mourir en URSS, Petite bibliothèque Payot, 1994, rééd. 2004 (poche).

B. CHAVANCE, Le système économique soviétique, de Brejnev à Gorbatchev, Nathan, coll. « Circa », 1989.

S. DULLIN, Histoire de l’URSS, La Découverte, « Repères », 1994.

M. LEWIN, La formation du système soviétique, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1987.

* M. LEWIN, La grande mutation soviétique, La Découverte, 1989.

* M.-C. MAUREL, Territoire et stratégies soviétiques, Économica, 1985.

G. NIVAT, Russie-Europe : la fin du schisme, Lausanne, éd. L’Âge d’homme, 1993.

J. SAPIR, Les fluctuations économiques en URSS, 1941 - 1985, Éditions de l’EHESS, 1989.

* J. SAPIR, L’économie mobilisée, La découverte, 1990.

* J. SAPIR, Retour sur l’URSS. Économie, société, histoire, L’Harmattan, Collection « Pays de l’Est », 1997.

J.-L. VAN REGEMORTER, D’une perestroïka à l’autre : l’évolution économique de la Russie de 1860 à nos jours, SEDES, 1990

C. VAÏSSIÉ, Pour votre liberté et pour la nôtre. Le combat des dissidents de Russie, Paris, Robert Laffont, 2000.

* A. VICHNEVSKI, La faucille et le rouble. La modernisation conservatrice en URSS, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 2000.


2°) Références « totalitariennes »

H. ARENDT, Les origines du totalitarisme, t. 3 : Le système totalitaire, Le Seuil, 1972, rééd. coll. Points essais, 1995, n° 307.

H. ARENDT, La nature du totalitarisme, Payot, Petite bibliothèque philosophique, 1990.

A. BESANÇON, Présent soviétique et passé russe, Hachette, Pluriel, 1980.

A. BESANÇON, Anatomie d’un spectre. L’économie politique du socialisme réel, Calmann Lévy, 1981.

F. FURET, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au xxe siècle, Robert Laffont / Calmann Lévy, 1995, rééd. Le livre de poche, 1998.

C. LEFORT, La complication. Retour sur le communisme, Fayard, 1999.

M. MALIA, La tragédie soviétique. Histoire du socialisme en Russie 1917-1991, Le Seuil, L’Univers historique, 1995, rééd. coll. Points histoire, 1999, n° 257.


3°) Sur la Russie contemporaine

A. BERELOWITCH & M. WIEVIORKA, Les Russes d’en bas. Enquête sur la Russie post-communiste, Le Seuil, coll. « L’épreuve des faits », 1996.

A. BERELOWITCH & J. RADVANYI, dir., Les 100 portes de la Russie. De l’URSS à la CEI, les convulsions d’un géant, éd. de l’Atelier, 1999.

Y. BREAULT, P. JOLICOEUR & J. LEVESQUE, La Russie et son ex-empire, Presses de sciences-po, 2005.

R. BRUNET,  La Russie nouvelle, La documentation photographique, n° 7025, octobre 1994.

R. BRUNET, D. Eckert, V. KOLOSSOV, Atlas de la Russie et des pays proches Montpellier-Paris, Reclus - La Documentation Française, 1995.

R. BRUNET, La Russie : dictionnaire géographique, CNRS Libergéo/La documentation française, 2001.

COLLECTIF, « La Russie, dix ans après », Revue Hérodote, 2002, n° 104.

COLLECTIF, « Russie : la dictature de la loi », Revue L’Économie politique, n° 21, janvier 2004.

COLLECTIF, « La Russie de Poutine », Revue Pouvoirs, n° 112, éds du Seuil, janvier 2005.

D. ECKERT & V. KOLOSSOV, La Russie, Flammarion, coll. « Dominos », 1999.

* D. ECKERT, Le Monde russe, Hachette supérieur, "Carré géographie", 2005, rééd. 2007.

* D. ECKERT, La Russie, Hachette supérieur, "Recueils pour les concours", 2007.

G. FAVAREL-GARRIGUES, dir., Criminalité, police et gouvernement : trajectoires post-communistes, L'Harmattan, 2003.

* G. FAVAREL-GARRIGUES & K. ROUSSELET, La Société russe en quête d’ordre, CERI / Autrement, 2004.

M. FERRO & M.-H. MANDRILLON, Russie, peuples et civilisations, La découverte/Poche, 2005.

É Gessat-Anstett, Liens de parenté en Russie post-soviétique. Une enquête ethnographique, L’Harmattan, « Nouvelles études anthropologiques », 2004.

A. GRIGORIANTZ, Les Caucasiens. Aux origines d'une guerre sans fin, in-folio, coll. "Illico", 2006.

* B. KAGARLITSKIÏ, La Russie aujourd'hui. Néolibéralisme, autocratie et restauration, Parangon, 2004.

* M. LARUELLE & S. PEYROUSE, Les Russes du Kazakhstan. Identités nationales et nouveaux états dans l’espace post-soviétique, Maisonneuve & Larose, 2004.

A. LE HUEROU et alii, Tchétchénie, une affaire intérieure ?, CERI/Autrement, 2005.

C. LOCATELLI, Énergie et transition en Russie : les nouveaux acteurs industriels, L’Harmattan, « Pays de l’Est », 1998.

M. MENDRAS, dir., Russie, le gouvernement des provinces, Genève, CRES, 1997.

* M. MENDRAS et alii, Comment fonctionne la Russie ? Le politique, le bureaucrate, l’oligarque, CERI / Autrement, 2003.

P. MELANI, dir., Famille et société dans l'espace est-européen et la CEI, n° spécial de Slavica occitanica, 2005

* J. RADVANYÏ, La nouvelle Russie. L’après 1991 : un nouveau « temps des troubles » ?, Masson / Armand Colin, 1996. Réédité en 2000.

J. RADVANYÏ, De l’URSS à la CEI : 12 États en quête d’identité, Ellipses, 1997.

J. RADVANYÏ, dir., Les États postsoviétiques…, Armand Colin, 2003.

J. RADVANYI et G. WILD, La Russie entre deux mondes, La documentation photographique, n° 8045, 2005.

* M.-P. REY, dir., Les Russes de Gorbatchev à Poutine, Armand Colin, 2005.

M. ROCHE, Thérapie de choc et autoritarisme en Russie. La démocratie confisquée, L’Harmattan, 2000.

* J. SAPIR, Le chaos russe, La Découverte, 1996.
J. SAPIR, Le krach russe, La Découverte, 1998.

A. SUERGUEEVA, Qui sont les Russes ?, Max Milo, "L'inconnu", 2006.

G. SOKOLOFF, Métamorphoses de la Russie, 1984-2004, Fayard, 2004.

A. de TINGUY, La grande migration. La Russie et les Russes depuis l’ouverture du rideau de fer, Plon, 2004.

* J. VERCUEIL, Transition et ouverture de l’économie russe (1992-2002). Pour une économie institutionnelle du changement, L’Harmattan, « Pays de l’Est », 2002.


III Quelques références littéraires (pour les amateurs)

1°) Littérature dite « concentrationnaire »

Anna AKHMATOVA, Requiem (poème), Minuit, ed. bilingue, 1991.

Varlam CHALAMOV, Les Récits de la Kolyma, nouvelle édition (intégrale), Verdier, 2003.

Ante CILIGA, Dix ans au pays du mensonge déconcertant, éditions Champ libre, 1977 (réédition de Au pays du grand mensonge [1938] et Sibérie, terre de l’exil et de l’industrialisation [1950]).

Victor KRAVTCHENKO, J’ai choisi la liberté, Self, 1947.

Andrée SANTAURENS, Dix-sept ans dans les camps soviétiques, Gallimard, 1963.

Alexandre SOLJÉNITSYNE, L’Archipel du goulag, 3 t., Le Seuil, 1974 et 1976.

Boris SOUVARINE, Bilan de la terreur en URSS, Librairie du travail, 1936.


2°) Grands écrivains contemporains de la période 1917-1940

Andreï BIÉLYÏ, Petersbourg, Lausanne, L’Äge d’homme, « Classiques slaves », 1967 ; rééd. poche : Le Seuil, coll. « Points roman », 1986.

Iouriï TYNIANOV, La mort du Vazir-Moukhtar, Gallimard, 1969 ; rééd. poche : folio, 1978, n° 1073.

Isaac BABEL, Cavalerie rouge, Lausanne, L’Äge d’homme, « Classiques slaves », 1972, 1992 ; rééd. poche : Le Seuil, coll. « Points roman », n° 227.

Mikhaïl BOULGAKOV, Le Maître et Marguerite, Robert Laffont, « Pavillons » ; rééd. poche : Le livre de poche, coll. Biblio » ou 10/18.

Vladimir NABOKOV, Invitation au supplice, Gallimard, 1960 ; rééd. poche : coll. Folio, 1980, n° 1172.

Iouri OLIÉCHA, L’Envie, Lausanne, L’Äge d’homme, « Classiques slaves », 1992 ; rééd. poche : Le Seuil, coll. « Points roman ».

Boris PILNIAK, L’année nue, Gallimard, 1926 ; nouvelle trad. au Seuil, revue Autrement, 1996.

Boris PILNIAK, Les chemins effacés, Lausanne, L’Äge d’homme, « Classiques slaves », 1978.

Andreï PLATONOV, Tchevengour, Robert Laffont, « Pavillons », 1996.

Evguiéniï ZAMIATINE, Nous autres, Gallimard, 1971 ; rééd. poche : coll. L’imaginaire, 1979, n° 39.


3°) Période post-stalinienne

Vassili AXIONOV, Les Oranges du Maroc, Actes Sud, « Babel », 2003.

Vassili GROSSMANN, Vie et destin, Presses Pocket, 1984.

Valentin RASPOUTINE, L’adieu à l’île, Robert Laffont, « Pavillons », 1979.
Olga SEDAKOVA, Voyage à Tartu & retour, Clémence Hiver, 2005.

Alexandre SOLJÉNITSYNE, La maison de Matriona (et autres nouvelles), Presses Pocket, 1976.

Alexandre SOLJÉNITSYNE, Le pavillon des cancéreux, Presses Pocket, 1980.

Vladimir TENDRIAKOV, Le Printemps s’amuse et autres nouvelles, Gallimard, Littérature soviétique, 1982.


4°) Parmi les contemporains

Victor ÉROFIÉEV, La Belle de Moscou, Albin Michel, 1990.

Victor ÉROFIÉEV, La vie avec un idiot, Albin Michel, « Les Grandes traductions », 1992.

Victor ÉROFIÉEV, Le Jugement dernier, Albin Michel, « Les Grandes traductions », 1996.

Alexandre IKONNIKOV, Dernières nouvelles du bourbier, Le Seuil, « Points roman », 2004.

Lioudmila OULITSKAÏA, Sonietchka, Gallimard, 1998, rééd. en « Folio ».

Sviétlana ALÉXIÉÏÉVITCH, La Supplication, J’ai Lu, 2000.

Sviétlana ALÉXIÉÏÉVITCH, Les Cercueils de zinc, Christian Bourgois, 2002.
 

 

5°) Témoignages
     Anne BRUNSWIC, Sibérie. Un voyage au pays des femmes, Actes Sud, 2006.
    Anne NIVAT, La Maison Haute. Des Russes aujourd'hui, rééd. Le livre de poche, 2004.
    Anna POLITOVSKAÏA, Douloureuse Russie. Journal d'une femme en colère, Buchet Chastel, 2006.
    Olga SEDAKOVA, Voyage à Tartu & retour, Clémence Hiver, 2005.
    Jean-Pierre THIBAUDAT, Rien ne sera plus jamais calme à la frontière finno-chinoise, Christian Bourgois, 2002
   

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La Russie au CAPES et à l'agrégation

Cela fait 15 ans que j'attendais ça. C'est fait ! La Russie est au programme de l'agrégation de géographie et au CAPES pour deux ans, et pour un an à l'agrégation d'histoire. Le russophone, russologue et russophile (désenchanté) que je suis ne peut que se réjouir qu'ait enfin cessé un ostracisme qui était toujours justifié par les "turbulences" dans lesquelles était plongé le pays. Drôle de justification. J'espère surtout qu'à l'issue de ces deux ans les enseignants du secondaire daigneront se remettre à enseigner la géographie des pays issus de l'ex-URSS. Il ne s'agit pas seulement de faire passer une culture, il s'agit aussi d'exposer une configuration géographique exceptionnelle : un énorme pays a été démembré sans que cela dégénère en guerres massives (même si ce qui s'est passé en Tchétchénie, en Transcaucasie et au Tadjikistan n'est pas plus réjouissant que les guerres civiles post-yougoslaves) ; étudier les répercussions spatiales et territoriales de cette implosion est un cas d'école absolumment magnifique.
Je ne me fais pas d'illusion sur les gains cognitifs à attendre de cette situation. J'ai tendance à penser que l'inscription d'un sujet au programme des concours a tendance, le plus souvent, à renforcer les représentations conformistes et à indurer les stéréotypes. En plus, une petite poignée de plumitifs a pour habitude de publier régulièrement des ouvrages, collectifs ou solitaires, dont le seul objectif est de ramasser la manne financière induite par ces effets d'aubaine répétés. Je voudrais le dire haut et fort aux impétrants qui auront l'occasion de me lire : méfiez-vous de ces auteurs qui publient sur n'importe quoi, et tout particulièrement quand les ouvrages apparaissent dans les 6 à 9 mois qui suivent la publication d'un nouveau sujet. Ne vous laissez pas plumer par des gens sans déontologie qui ont besoin de cash pour se faire construire une piscine !
Je regrette que les décideurs de l'Education nationale n'aient pas associé l'Ukraine et la Belarus à la Russie : cela aurait permis d'utiles comparaisons. Je vais me faire haïr par tous ceux qui se plaignent que les programmes sont trop chargés. Sauf que dans une large mesure, isoler la trajectoire de la seule Russie est problématique. A bien des égards, on pourrait dire qu'elle constitue un système territorial relicte, brusquement fragmenté en 1991-1992 - ce qui a généré des problèmes de cautérisation (économique, sociale, démographique, etc.) qui sont loin d'être réglés 15 ans après. Même si le traitement de 12 ou 15 républiques eût été too much, s'en tenir aux trois nations "slaves" aurait constitué un minimum. Je tiens à préciser que M. Vladimir Poutine n'a pas sponsorisé mon idée et que ce n'est pas une nostalgie pan-russienne qui motive mon avis. Comprendre ce qui s'est passé en Russie n'a d'intérêt que dans la mesure où l'on peut ébaucher des comparaisons, afin d'éviter les analyses dévoyées sur les idiosyncrasies russes. Après tout, ce sont les mêmes élites issues du PCUS (parti communiste de l'Union soviétique) qui se sont redéployées et repositionnées un peu partout à partir de 1989-1990. Ce sont les mêmes alternatives économiques et politiques qui se sont posées dans tous les pays devenus indépendants. La seule différence tient au gigantisme russe et aux prétentions hégémoniques de ses dirigeants, ainsi qu'à leur pouvoir de nuisance : depuis 1992, la Russie soutient la quasi-totalité des irrédentismes et guerres civiles chez ses voisins de l'étranger proche (blijéïé zaroubiéjio), à l'exception des "wahhabismes" (terme que les Russes utilisent pour stigmatiser toute interférence de l'Islam dans un conflit).
Au débotté, mon expérience de 10 ans d'enseignement sur les pays issus de l'ex-URSS m'amènerait à faire quelques diagnostics et recommandations pour ceux, préparateurs ou étudiants, qui vont s'atteler à la question.
1°) Sur ce sujet-là, force est de constater que la littérature géographique est particulièrement réduite. En France, seuls trois géographes émergent, Jean Radvanyï, Roger Brunet et Denis Eckert. J'ai beaucoup d'estime pour leurs travaux, à bien des égards très différents. Jean Radvanyï et Denis Eckert ont fait un gros effort de vulgarisation et proposé les seuls manuels de valeur sur le sujet. Je regrette le caractère à mes yeux trop exhaustiviste et déproblématisé des ouvrages de Jean Radvanyï, même si j'ai une grande admiration pour son effort de documentation et d'érudition. C'est quelqu'un qui maîtrise parfaitement ses dossiers. En revanche, je suis géné par la transparence politique de ce qu'il écrit. Le Géant aux paradoxes (1982) était un ouvrage plutôt pro-soviétique, La Nouvelle Russie (1996) manque d'analyses critiques sur le régime eltsinien. Certains articles, notamment pour Le Monde diplomatique, montraient une plume plus critique. Je regrette que la production de cet auteur ressortisse encore trop à un certain classicisme, politiquement neutre et encyclopédique. La production de Denis Eckert est plus incisive. Je trouve que son manuel dans la collection "Carré géographie" chez Hachette est remarquable. En outre, il a mis à disposition de nombreux textes traduits du russe, ce qui me semble précieux. En général, il fait un gros travail de médiation des travaux de géographes russes vers la France, entreprise qui me semble tout à fait nécessaire. Roger Brunet, quant à lui, a écrit l'essentiel du demi-volume de la Géographie universelle consacré à la Russie et à ses voisins immédiats. Je crois qu'il y a une différence entre le fait de dédier sa carrière de chercheur à la Russie - ce qui implique d'en parler la langue -, et un intérêt plus circonstanciel pour le pays. Roger Brunet est devenu un bon connaisseur de cette région du monde et il a des réflexes que j'admire par rapport à la littérature "russologique". En outre, il a su tenir le cap d'une lecture spatiale des territoires post-soviétiques. Pour autant, même si je recommande vivement la lecture de ses ouvrages sur la Russie, comme il ne s'est pas inséré dans le champ transdisciplinaire des spécialistes du pays, je ne le classerais pas stricto sensu comme tel. Marie-Claude Maurel en revanche a commencé sa carrière comme spécialiste de l'URSS, mais elle a bifurqué après la publication de son maître-livre de 1982, Territoire et stratégies soviétiques. Je regrette qu'une spécialiste de cette valeur soit passée à autre chose, mais il n'est pas de mon ressort de porter une appréciation sur ce qui relève d'un choix personnel. D'autres géographes français ont publié sur la Russie, mais soit ils se sont cantonnés à un abord très segmenté, soit ils ont publié des choses fort dispensables comme le manuel de C. Cabane et E. Tchistiakova. Vladimir Kolossov est bien connu en France, parce qu'il est francophone et a longuement vécu ici. C'est une très grande pointure de la géographie de la Russie et des pays proches, reconnu internationalement.
2°) La faiblesse numérique des géographes travaillant sur la Russie fait contraste avec l'excellence française dans d'autres disciplines, en histoire et en économie politique tout particulièrement. De Marc Ferro à Natacha Laurent, en passant par Wladimir Berelowitch, Lilly Marcou, Jean-Pierre Depretto, Nicolas Werth, Sabine Dullin, Marie-Hélène Mandrillon et bien d'autres, l'historiographie française est l'une des meilleures au monde. Du côté des économistes, Jacques Sapir est pour moi le plus grand spécialiste français de la Russie actuelle, même si je trouve que son crédo anti-libéral le rend parfois par trop aveugle à l'actuelle dérive politique autoritaire. Il n'est pas le seul économiste politique à avoir produit des oeuvres conséquentes. C'est toute une sensibilité qui s'est développée, depuis les travaux fondateurs de Charles Bettelheim sur Les luttes de classes en URSS (1974-1983), lui-même inspiré par Moshe Lewin, Alec Nove et quelques autres. Parmi ces générations d'économistes, marqués par une sensibilité d'ensemble marxiste ou régulationniste, avec un fort historicisme, je pourrais évoquer Ramine Motamed-Nejad, Bernard Chavance, et, pour les plus jeunes, Julien Vercueil. Dans d'autres domaines on trouve d'autres pointures : Alain Blum en démographie, Michel Wieviorka, Alexis Berelowitch, Gilles Favarel-Garrigues et Kathy Rousselet en sociologie, Marie Mendras et Véronique Garros en sciences politiques. Enfin, il y a d'excellents spécialistes de questions transversales ou régionales comme Marlène Laruelle (sur le rapport de la Russie à l'Orient et à l'Islam), Charles Urjewicz (sur le Caucase), Boris Cichlo (la Sibérie), etc.
3°) Une hypothèque pèse lourdement sur toute compréhension présente et passée de la Russie. C'est celle de l'interprétation du communisme. De deux choses l'une : soit l'on considère que le communisme est l'expérience politico-historique qui s'est inventée en URSS entre 1917 et 1944, puis s'est diffusée dans une partie du monde, et auquel cas les "propriétés" de ce communisme sont extrêmement diverses et variables ; soit l'on considère que le communisme est une idéologie, inventée par Marx, développée par Lénine, et mise en pratique en URSS de 1917 à 1991. Dans le premier cas, je n'y vois pas d'objections, sachant que le label a alors une vocation très englobante et a une dimension historique irréductible. Dans le second cas, il y a premièrement un problème de distinction sémantique entre "socialisme" et "communisme" qu'il importe de travailler sérieusement. Ensuite, un ensemble de travaux d'historiens (M. Lewin en étant la figure centrale) a montré qu'il n'y avait jamais eu application d'un programme idéologique pré-déterminé en URSS, mais ajustement opportuniste de lignes idéologiques diverses, au gré des circonstances et en fonction des luttes d'influence au sein des hautes sphères du pouvoir. Il n'y a qu'entre 1934 et 1953 qu'un certain monolithisme idéologique a peu ou prou perduré, durant la période la plus sombre de l'URSS, celle du stalinisme triomphant. Par ailleurs, les économistes ont nettement montré qu'il n'y avait rien de commun entre l'idée de "socialisme" - telle qu'elle existe chez Marx et la plupart des théoriciens du socialisme - et le fonctionnement économique de l'URSS, de 1917 à la Perestroïka. Je ne développerai pas ceci pour l'instant mais ils ont identifié là un capitalisme d'Etat mobilisant l'économie selon un schéma qui rappelle fortement les pratiques des Etats européens durant la première guerre mondiale.
Par voie de conséquence, la thèse développée tant par les thuriféraires de l'URSS que par ses détracteurs, de Richard Pipes et Martin Malia à François Furet et Stéphane Courtois, selon laquelle l'URSS aurait été une expérience d'application d'une idéologie à une nation, ne tient absolument plus la route. La question de l'idéologie soviétique, de son uniformité ou de ses variations, de son statut et de ses modes opératoires, etc., reste posée. Elle est même fondamentale. En revanche, la façon dont les traditions politistes ont fait sur-signifier le caractère soi-disant normatif et donné de l'idéologie est rien d'autre qu'un discours idéologique de plus ! De ce point de vue, le livre de François Furet, Le passé d'une illusion, est un exemple de ce qu'il ne faut pas faire. En plus, Furet était ignare sur l'URSS. Tout à sa réfutation d'une histoire sociale et à la réhabilitation d'une histoire politico-idéologique, il a fait passer l'objet "URSS" par le lit de Procuste de ses combats hexagonaux. Il est temps de démasquer la supercherie de haut vol qu'a été la production de cet idéologue de droite. Autre baudruche qu'il importe de dégonfler : madame l'académicienne Hélène Carrère d'Encausse, qui nous a été présentée comme celle qui avait "prédit" l'éclatement de l'URSS dans son livre éponyme de 1979, L'Empire éclaté. Si nos brillants journalistes étaient allés y voir de plus près, ils se seraient rendu compte que la thèse de madame Carrère d'Encausse consistait à comparer les évolutions démographiques des populations slaves et asiatiques et à prédire que ces dernières deviendraient majoritaires un jour et demanderaient alors leur indépendance. Manque de bol pour cette dame éminente, ce sont les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses qui ont voulu la mort de l'URSS, alors que les habitants des républiques d'Asie centrale demeuraient très attachées au système. Bref, on l'a créditée pour un énorme contresens reposant sur une lecture d'un simplisme éhonté. Je tiens à signaler qu'elle a publié nombre de biographies extrêmement contestables du point de vue historique, notamment son Nicolas II. On a les "spécialistes" qu'on mérite. D'ailleurs, il y aurait aussi beaucoup à redire concernant des personnages comme Alexandre Adler ou Bernard Guetta, qu'on invite es-qualités sur le sujet de la Russie, alors que ce sont au mieux des publicistes et des faiseurs d'opinion.
Par ailleurs, les lectures "idéologiques" butent sur un obstacle explicatif qui devrait les discréditer définitivement : comment expliquer que les nomenklaturistes soviétiques aient été les premiers à retourner massivement leur veste et à se convertir à l'idéologie du marché, parfois dès les années 1980 ? Comment expliquer que les gardiens du temple aient été les premiers à le déserter et par la suite les principaux bénéficiaires des mutations ultérieures ? Si une quelconque idéologie avait gouverné l'action du système de manière rigide et programmatique, celui-ci ne se serait pas effondré si vite. Ou alors il faut faire l'hypothèse ad hoc d'une dénaturation du régime, soit à partir du XXe congrès (1956), soit durant les années de zastoï (stagnation), qui débutent aux alentours de 1974. Je trouve qu'il y aurait là une facilité pour une interprétation qui suppose la rigidité idéologique.
4°) Tout ceci m'amène à insister sur le fait qu'une préparation efficace et pertinente implique une très bonne connaissance de l'évolution de l'URSS, au moins depuis les années 1960, et la lecture d'auteurs non géographes. A ce titre, les indispensables seraient Nicolas Werth (son Histoire de l'Union soviétique aux PUF, au moins les chapitres XI et XII), Alain Blum (Naître, vivre et mourir en URSS, disponible en poche), Jacques Sapir (au minimum L'économie mobilisée et Le Chaos russe, en attendant la nécessaire ré-actualisation de celui-ci), Julien Vercueil (Transition et ouverture de l'économie russe 1992-2002), Marie Mendras (Comment fonctionne la Russie?), sans négliger le déjà daté Les Russes d'en bas de A. Berelowitch et M. Wiewiorka et la synthèse dirigée par Marie-Pierre Rey, Les Russes, de Gorbatchev à Poutine. Je recommanderais aussi en seconde ligne le livre brillantissime d'Anatoliï Vichnievskiï, La Faucille et le rouble, mais il faut être déjà bon connaisseur de l'histoire de la Russie pour en tirer profit.

Ces conseils de lecture, exclusivement universitaires, ne saurait suffire à qui voudrait comprendre ce que la transition signifie dans la vie quotidienne des anciens citoyens d’Union soviétique. D’autres sources, d’autres regards sont dans ce cas fort précieux. Les cinéastes soviétiques ont réalisé des films innombrables sur le quotidien de leur pays. Le chef d’œuvre inégalé du genre est Le syndrome asthénique de Kira Mouratova, film difficile, souvent à la limite du supportable, mais qui dit l’essentiel avec une extraordinaire économie de moyens. Le film de Vitaliï Kanievskiï, Bouge pas, meurs et ressuscite, censé se passer dans les années 1950, nous dit aussi énormément sur la fin des années 1980. Sur un mode plus léger, La petite Véra de Vassili Pitchoul, réalisé aux débuts de la Perestroïka, est une chronique douce-amère sur la jeunesse de l’époque. Depuis quelques années, l’extraordinaire éclosion qui avait accompagné la perestroïka a cédé globalement la place à un cinéma commercial, qui refuse ostensiblement les sujets « sociaux », réputés peu vendeurs. On fera une exception pour les comédies de Iouri Mamine (Délits de fuite, Une fenêtre sur Paris, etc.). Quant aux grands cinéastes censurés de l’époque brejnévienne, ils sont morts (Sergueï Paradjanov, Andreï Tarkovskiï) ou ne tournent plus guère (Alexieï Guerman, Kira Mouratova, voire Konstantin Lopouchanskiï), laissant la place à un cinéma racoleur (Pavel Lounguine) ou à des travaux d'esthètes peu intéressés par les questions sociales (Alexandre Sokourov, Andreï Zviaguintsev). Après quelques années fastes, le cinéma post-soviétique est mal diffusé en France, faute de public. On notera ainsi que certains des derniers opus d’Otar Iosseliani, notamment le très beau Brigands, chapitre VII, ont  été, hélas !, de gros échecs commerciaux en France. Quelques cinéastes surnagent, comme Lidia Bobrova (Dans ce pays-là, Baboussia), Bakhtiar Khoudoïnazarov (Luna Papa, Le Costume), Boris Khlebnikov & Alexeï Popogrebskiï (Koktebel'), Andreï Kravtchouk (L'Italien), etc.

Une autre porte d'entrée intéressante est la littérature. Je ne suis pas de ceux qui voient en elle un moyen de connaissance à proprement parler "géographique". En revanche, je suis convaincu qu'une certaine forme d'immersion culturelle aide à s'approprier un sujet. S'agissant d'un pays qui suscite d'innombrables fantasmes et clichés, lire des écrivains ou des témoignages peut aider à se départir des stéréotypes. Dans la bibliographie, j'ai mis quelques références à des auteurs très contemporains. Je confesse que la littérature russe ultra contemporaine ne me fascine pas des masses : un auteur comme Vladimir Sorokine me semble très surcôté, mais ce n'est pas le seul. A l'issue de la Perestroïka, la littérature russe s'est dévoyée dans une certaine facilité et un goût vendeur pour la provocation. "Faire le russe" pour un public occidental, c'est pathétique. Quelques auteurs me semblent néanmoins valoir le détour : Alexandre Ikonnikov, Ludmila Oulitskaïa, Olga Sédakova, Tatiana Tolstoï.  Il existe aussi de grands témoins, essayistes et pamphlétaires: Svétlana Aléxéiévitch, qui a exploré tous les recoins sombres de l'histoire soviétique, Anna Politovskaïa (récemment assassinée), etc. Je ne suis pas certain de tous les connaître. Il faudrait aussi faire leur place à des écrivains et journalistes français qui connaissent très bien le pays et ont fait des livres bien informé: Anne Nivat (La Maison Haute), Jean-Pierre Thibaudat (Rien ne sera plus jamais calme..., Le goût de Moscou, etc.), Anne Brunswic (Sibérie), Emmanuel Carrère (dont le film Retour à Kotelnitch mérite le détour). Ici, encore, je suis loin de tout connaître. Je pense en revanche qu'il importe de vous mettre en garde contre tout ce qui revêt un aspect sensationnaliste : la Russie est un sujet un peu crapuleux, qui fait vendre comme un sujet de société un peu sordide. Les Russes méritent mieux que cela, car ce n'est pas une nation de semi-clochards alcooliques, racistes et allumés ou de mafieux vulgaires et sans scrupules. Ces espèces "existent" (quoi qu'une analyse sociologique réviserait sérieusement la portée de ces "types" fantasmatiques), mais c'est misère que de réduire un pays et sa population à ces clichés nauséabonds.

La télévision française propose de temps en temps des reportages à sensation sur la situation dans l’ex-URSS (mafia, prostitution, drogue, etc.), qui n'améliorent pas nos représentations sur le pays. Les seuls documentaires vraiment fiables et sérieux sont ceux diffusés par Arte. Il y a quelques années, la série « La vie en face », le mardi soir, avait présenté des reportages extraordinaires sur la Russie, notamment un portrait de quatre femmes vivant à Magadan, dans l’Extrême-Orient russe. Malheureusement, ce type de reportages est chose rare. On pourra trouver de temps en temps un complément radiophonique intéressant sur France-Culture. Demeure aussi la piste du dossier de presse à partir d’un ou plusieurs quotidiens nationaux, tout en sachant le relatif manque d'informations nuancées de la presse française à l’égard des hommes au pouvoir à Moscou. À ce titre, Le Monde diplomatique est sans doute longtemps demeuré le titre le plus libre d’esprit sur le sujet, même s'il périclite actuellement dans des expériences plus idéologiques qu'informatives.
 


Alexieï Guerman : réalisateur, entre autres, de Vingt jours sans guerre et de Mon ami Ivan Lapchine (85). Est sorti sur les écrans français en 1998 son nouvel opus Khroustaliov, ma voiture, film profondément déroutant mais qui mérite le détour. Diffusé sur Arte en février 2001.

Kira Mouratova : réalisatrice de Les longs adieux (65), Brève rencontre (67), Le syndrome asthénique (89), Le milicien sentimental (91).

Otar Iosseliani : réalisateur de Il était une fois un merle chanteur (74) Pastorale (79), Les favoris de la lune, et du récent Adieu, plancher des vaches ! (99)

Konstantin Lopouchanskiï : réalisateur de Lettres d’un homme mort (86) et de Le visiteur du musée (89), disciple de Tarkovskiï.

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Poétique et géographie (ou comment je les ai mariées à ma façon)

Un jour, un ami m’a demandé comment j’en étais arrivé à sympathiser avec deux géographes fort connus, l’un genevois et l’autre montpelliérain-avignonais. Le parcours est assez sinueux j'en conviens, et si vous n'aimez pas les réflexions autobiographiques, je vous déconseille de poursuivre. Le présent texte date d’il y a un an déjà, et la plupart de mes amis l'ont reçu sous forme de mail. J'ai simplement ajouté un paragraphe sur Vladimir Nabokov.

En quatrième, j'avais un professeur de français qui s’appelait Christian Joutard. Ses cours étaient terriblement ennuyeux, mais passionnants aussi, d'une certaine manière. Je crois bien que j'ai découvert l'interprétation auprès de lui : du texte, de l'image... C'est un exercice qu'à l'époque je n'arrivais pas à maîtriser. Je me morfondais des heures à la maison, incapable de trouver des réponses aux questions posées au bas des textes que nous avions à préparer. Je n'étais pas aidé : mes parents sont deux matheux, pas du genre inculte, mais pas des littéraires non plus. En rédaction, M. Joutard m’infligeait régulièrement des D ou des C-, ce qui me mortifiait, surtout quand il lisait ensuite les essais délicieux de certains de mes petits camarades. J'en ai conçu, pour longtemps, le sentiment que je n'étais pas doué pour ce genre d'exercices et qu'il existait une espèce supérieure, les « littéraires », qui possédaient une qualité dont j'étais dénué.

Passent les années, et avec elles monte le désir de compenser mon handicap, de devenir aussi capable qu'un autre dans la compréhension d'un texte. Cela n'avait rien à voir à l'époque, mais c'est aussi le moment où je voulais devenir psychiatre. Il en est résulté que j'étais très attentif à tout ce par quoi mes enseignants de français en arrivaient à commenter un texte. Je crois que j'ai réellement concentré mes facultés d'apprentissage sur cet exercice, avec une difficulté majeure, qui était l'absence d'un discours explicite sur comment il fallait faire. C'est dans ces années que j'en suis venu à considérer tout texte littéraire comme une énigme dont il fallait que je trouve la clef. C'était peut-être illusoire, mais l’exercice a été fécond, il me semble, à la longue. Cela ressemble étrangement à ce que mon maître saint Thomas Kuhn dit de l’apprentissage scientifique en général ! J'ai aussi bénéficié de la diversité parmi mes enseignants successifs, qui m'ont tous apporté quelque chose. De la quatrième à la terminale (deux profs hommes encadrant mes trois formatrices), je suis passé du statut d'élève médiocre en français à celui de quasi premier de la classe. En dissertation, cela a été très vite : j'ai toujours eu des facilités dans l'exercice. Cela m'a même valu un 18 au bac. En commentaire, il a fallu un long labeur. Je n'étais vraiment pas armé à la base pour l'exercice. Cette histoire me fait douter du caractère inné de nos facultés. Quand on veut très fort quelque chose et qu’on y travaille longtemps, le labeur finit par payer.

 

Autre détail, en apparence anodin : j’ai lu Pnine de Vladimir Nabokov alors que j’étais en troisième. Ce livre a été un choc. Dans les années qui ont suivi, j’ai lu la quasi-totalité de l’œuvre romanesque de ce monsieur, et l’ensemble de ses cours et essais littéraires. Même si nos vues politiques ne pourront jamais se rejoindre, pour le reste il a été une sorte de parrain pour moi. Pendant quinze ans au moins, j’ai aspiré sa manière comme un buvard s’emplit d’encre. En première, j’ai acheté l’essai que Maurice Couturier lui avait consacré aux éditions l’Âge d’homme en 1979. Et là, nouveau choc : j’ai découvert la critique littéraire structuraliste et tout particulièrement Gérard Genette, par l’entremise de cette étude. C’était très difficile à lire pour un adolescent de seize ans, mais j’ai été attiré par la poétique comme un papillon par une bougie. En outre, il existe une compatibilité fondamentale entre les structuralistes français et Nabokov dans la façon de concevoir la littérature. L’origine est d’ailleurs commune : c’est le formalisme russe et la revue Viékhi (les jalons), matrice qui a engendré Tynianov, Chklovski, Jakobson et les plus grands écrivains russes du XXe siècle, Biélyï, Nabokov, Zamiatine, Olécha, Tynianov (encore), etc. Grâce notamment à Tzvetan Todorov, la tradition critique est assez bien connue chez nous. En revanche, sorti de Vladimir Vladimirovitch, plus connu par sa carrière américaine et Lolita que par ses œuvres russes, les écrivains formalistes russes sont peu lus et peu connus. On leur préfère l’inspecteur de police Dostoïevskiï et le diacre Soljénitsyne, des moralistes en somme, pas ou peu des artistes.

C'est surtout à partir de la terminale que ma faculté de commentaire a commencé à voler de ses propres ailes. Je n'ai jamais fonctionné comme un « vrai » littéraire, en ce sens que je ne rendais pas des pièces sobres, sèches, inspirées, mais des machins longs, fluviaux, avec des masses de « preuves » et une terminologie intuitive. Je me souviens ainsi de l'énormité d'un commentaire du poème Clown de Michaux en hypokhâgne. Lors de ma première khâgne, j'ai accompli ce que je considère comme ma première réussite significative : décrypter un poème réputé hermétique de Joachim Du Bellay. Il faut dire que j'ai eu la chance cette année-là d'avoir un condisciple qui était vraiment un grand commentateur, David Ben Soussan, et d'avoir pu tirer des leçons de sa manière de faire. Le résultat est que, à la fin de ma seconde khâgne, avec deux amis futurs normaliens, nous nous amusions comme des jeunes Turcs sur les oeuvres au programme : Racine, Molière, Sartre, et surtout Rousseau et Ernest Renan (pour celui-là, le but était de montrer comment il se noyait dans ses contradictions). Il y avait entre nous ivresse et émulation.

J'ai intégré l'ENS de Fontenay-Saint-Cloud. Le hic, c'est que je l'ai intégrée dans l'option histoire-géographie. Après le bac, toujours à mon complexe d'infériorité à l'égard des « vrais littéraires » et parce que je n'avais pas fait de latin, je me suis engagé dans un cursus d'histoire. J'avais toujours excellé dans cette discipline, je l'aimais bien (sauf quand il fallait lire des livres). Sauf qu'il m'a fallu faire aussi de la géographie, cette matière un peu ennuyeuse, surtout avec l'émergence post-bac du commentaire de carte et de la géomorphologie. Deuxième embûche : le professeur d'histoire en khâgne était la personne la plus rébarbative de la terre. Mes six heures par semaine dans ses classes représentaient un calvaire de plâtre. En revanche, en géographie, les enseignants étaient dynamiques et leurs cours intéressants. Il y en avait un pour le commentaire de carte et un pour le programme « commun » de géographie. Avec ce dernier, j'ai fait pas mal de choses à l'extérieur du lycée : des randonnées, des soirées. C'était un homme jeune, et qui lors de ma deuxième khâgne a décidé de me mettre au travail dans sa discipline. Après une sale note au premier devoir sur table, il m'a enjoint de prendre les choses au sérieux, en jouant sur mon orgueil et nos relations amicales. Il m'a surtout fait lire de la géographie. LIRE de la géographie ! Cet entraînement spécifique n'a pas tardé à porter ses fruits, comme à chaque fois qu'il y a un obstacle à franchir. Et ce que mon enseignant n'avait pas mesuré, c'est qu'il m'a rendu sa matière attrayante, qu'il m'a fait découvrir des auteurs qui sont devenus mes premières admirations géographiques, au premier chef Roger Brunet, pour qui mon estime intellectuelle ne s’est jamais démentie. Je dois dire aussi que cet enseignant, Gabriel Weissberg, était exceptionnellement bon. Il avait une façon hors du commun d'aller à l'essentiel. Très nonchalant, il donnait l'impression de se moquer de tout, mais en fait ses cours étaient ce qu'on pouvait faire de plus fin, de plus nuancé, de plus ad hoc sur les questions posées. Je lui suis très reconnaissant de m'avoir fait décoller, mais je lui en « veux » un peu aussi, parce que j'ai imaginé que tous les géographes seraient comme lui ou Roger Brunet ! Et donc, écoeuré "par" l'histoire et regonflé par l'espace, j'ai décidé de devenir géographe. C'est mon prof de philosophie qui a été surpris, lui qui m'aimait bien aussi et me considérait comme un esprit plutôt spéculatif. Mais c'était un homme qui respectait profondément les choix et les idées des autres, quand bien même il ne partageait pas les unes ou ne comprenait pas les autres.

Pendant mes années à l'ENS, j'ai donc suivi un cursus de géographie : licence, maîtrise (à Paris I), agrégation (à l'ENS), DEA (à Paris I). Il n'a pas fallu un semestre pour que je découvre une toute autre géographie : ennuyeuse, professée par des fumistes, scholastique, etc. Au premier semestre de licence, j'avais plus de 20 heures, dont 18 à mourir d'ennui. Je n'arrivais pas à lire une ligne de ces manuels en plâtre qu'on nous recommandait. Heureusement qu’il y avait, outre les cours à l’ENS, Nicole Mathieu, Philippe Pinchemel et Emmanuel Gu-Konu. Pendant mes trois premières années, je n'ai pas fait grand chose, y compris l'année de l'agrégation. Je haïssais la géomorphologie et la géographie humaine me semblait complètement creuse. J'avais d'ailleurs un problème : je n'arrivais absolument pas à voir ce qui donnait une identité de science à cette matière accumulative, à cette fatrasserie encyclopédique. L'année d'agrégation a été un calvaire. C’était bien avant l’heureuse réforme de 2001. Je me contentais d'assister aux cours, et encore, pas tous. En revanche, je me suis définitivement réconcilié avec l'histoire cette année-là : nous n'avions que des cours excellents, avec les meilleurs spécialistes des questions au programme. Entre l'écrit et l'oral, j'ai fait pour mes petits camarades un topo sur la littérature russe entre 1900 et 1940, qui m'a permis enfin de renouer avec mes deux amours : la critique littéraire et la littérature russe (l'une des questions au programme était « Russie-URSS, de l'abolition du servage (1861) à l'opération Barbarossa (1942) » : encore une de mes veines). Et je me suis juré que je ne ferais jamais plus de géographie en recherche, si jamais j'avais l'agrégation. La crise a continué pendant les débuts de mon DEA. J'en avais choisi un qui s'intitulait « Analyse théorique et épistémologique en géographie ». C'était autant de gagné par rapport à la géographie mainstream. Outre la littérature, le russe et le commentaire de texte, la philosophie faisait partie des choses que j'aimais pratiquer.

 

C'est là que j'ai rencontré Marie-Claire Robic, ma future directrice de thèse, l'une des personnes qui ont le plus compté dans ma vie, modèle, source d'inspiration, etc. Outre que j'ai immédiatement adhéré à ce qu'elle racontait, il se trouve qu'elle organisait des séances durant lesquelles nous commentions des textes de géographes. C'était facile et agréable pour moi, qui avait passé mon adolescence à apprendre à commenter. Ensuite, je suis parti en Russie, avec dans l'idée de faire une thèse sur les récits de voyage en Sibérie au XIXe siècle : un stratagème pour échapper à la géographie ! Mon séjour là-bas m'a terrorisé. C'était le début de l'ère Eltsine. Je ne retrouvais plus le doux pays brejnévien (!) de mon adolescence. Je n'avais pas envie de retourner tous les ans dans ce chaos déliquescent, où les tracasseries administratives étaient restées aussi ubuesques, mais où le spectacle de la misère était omniprésent. Faire une thèse sur le délabrement du pays eut été la seule chose décente. Mais je ne suis pas économiste et je ne voulais pas faire de la géographie de terrain. J'ai tourné casaque. En plus, à mon retour, j'ai eu le choc d'une leçon d'anthologie que nous prodigua Jean-Louis Tissier : une comparaison entre Zola et Vidal de la Blache qui était absolument lumineuse. J'ai décidé de travailler sur la géographie française et de lui appliquer ce que je savais faire : des commentaires de texte. Je ne rentre pas dans les détails des années 1992-1997, durant lesquelles ce projet n'était qu'une velléité (il y a eu le travail, la vie de couple, le bébé, les 2 ans à l'étranger, la maladie au retour). 

À l'été 1997, Marie-Claire Robic m'a enrôlé pour un colloque qui devait se tenir à Sion (Suisse). Là, je me suis retrouvé au pied du mur. Les piles marmoréennes d'ouvrages de géographie devaient produire quelque chose, sinon j'étais un homme mort. Et elles ont produit. Produit à propos d'auteurs, produit un « sens de l'histoire » (hum). Je me suis mis au travail. 1997-2003 : travail intermittent, au rythme des colloques d'abord, puis des grandes vacances, puis, après avoir décroché un détachement au CNRS, travail de longue haleine, intense. Et les écrits des géographes francophones sont devenus ma façon d'appliquer ce que j'avais acquis durant mon adolescence. Particulièrement, les textes énigmatiques, les travaux difficiles, sont devenus un challenge. Parmi ceux-là, deux noms surnagent : Franck Auriac, l'auteur d'une thèse fascinante « sur » le vignoble languedocien découverte pendant mon année de maîtrise ; et Claude Raffestin, immense géographe genevois, qui se trouve être également l'un des plus grands théoriciens de la géographie francophone. Entre autres choses, je leur ai finalement consacré une moitié de chapitre de ma thèse, le dernier, dans lequel figuraient deux monographies de leurs productions respectives. Ils ne sont pas les deux seuls auteurs sur lesquels je me suis longuement arrêté : on peut voir mon travail comme une succession de monographies partielles. Mais ils sont les seuls auteurs vivants sur lesquels j'ai fait un travail de "corpus" et auxquels j'ai pu adresser ma thèse. J’en ai également envoyé un à Roger Brunet (et à quelques autres) mais il n'y a pas vraiment de monographie sur lui dans ma thèse. Il est très présent, mais de manière plus diffuse. Un jour, j’écrirai un livre sur l’œuvre de Roger Brunet. 

Petit à petit, je me suis réconcilié avec la géographie. Grâce à ces quelques-uns qui m'ont redonné foi dans les géographes, outre les trois sus-cités et mes profs de khâgne (Gabriel Weissberg et Jean-Marc Pinet), outre Marie-Claire, Jean-Louis Tissier et Nicole Mathieu, certains géographes. Faut-il des noms ? Beaucoup de Dupont, surtout le noyau ancien (si je commence à citer et que j'en oublie, je pourrais me faire des ennemis !), Philippe Pinchemel, Denise Pumain, Thérèse Saint-Julien, Bernard Debarbieux, Catherine Rhein, Georges Bertrand, Vincent Veschambre, Vladimir Kolossov, Fabrice Ripoll, quelques autres. Il y a aussi tous ceux que je n’ai pas encore lus et que je ne pourrais donc évoquer. 

Je pense que je suis d'abord et avant tout un clinicien — et c'est là qu'on retrouve la psychiatrie. J'essaie de rentrer dans la pensée de quelqu'un, de la comprendre, de la faire fonctionner de l'intérieur. Rien n'est davantage victorieux pour moi que de comprendre des développements qui m'étaient inaccessibles à priori, des raisonnements étrangers à ma façon de penser. Me décentrer pour saisir le point de vue de l'autre, dans sa différence radicale et irréconciliable. L'écrit d'autrui est ma base principale, jusqu'à présent, avec cette commodité du précipité que l'on peut exciper pour l'exhiber, pour que ce que l'on affirme ne soit pas qu'une glose invérifiable.

Je pense que ce qui m'aide pas mal dans la vie est d'avoir été reconnu comme "juste" par certains de ceux que j'ai essayé de comprendre. C'est d'ailleurs tout à la fois gratifiant et une malédiction : nombreux sont ceux qui n'aiment pas qu'on les dénude...

 

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Le présentisme dans son contexte

Ainsi que je l'ai annoncé ici et ailleurs, la Société française pour l'histoire des sciences de l'homme (SFHSH) a tenu jeudi 31 mai et vendredi 1er juin un colloque pour les 20 ans de sa création. Je n'en ferai pas un compte-rendu, car je n'ai vraiment pas le temps nécessaire pour me livrer à ce genre d'exercice. En revanche, j'ai été rasséréné de voir évoquer deux sujets qui me semblent particulièrement importants : Christian Topalov est revenu sur le problème du présentisme et divers intervenants (Daniel Becquemont, Jacqueline Carroy, Bertrand Müller) ont, selon des voies diverses, repris la quetion du régime épistémologique des sciences de l'homme.
Rares sont les géographes qui réfléchissent au statut de leur discipline hors des topiques construites dans les années 1970 (induction vs falsification, approche nomothétique vs idiographique, etc.). Rares sont les références aux différentes traditions qui envisagent un statut épistémologique particulier pour les sciences de l'homme : celle héritée de W. Dilthey, H. Rickert et M. Weber, revivifiée par P. Ricoeur, les réflexions de J.-C. Passeron sur l'irréductibilité historique des sociétés humaines et l'approche clinique, les propositions de I. Hacking concernant les effets de feedback des sciences de l'homme sur les personnes et les groupes étudiés. En quelque sorte, l'épistémologie anglosaxonne unitaire, telle qu'elle s'est imposée depuis les années 1930, demeure l'horizon indépassable. Présentement, ce n'est pas ce sujet que je souhaite développer, mais celui du présentisme (comme symptôme).
Je prends date pour revenir sur les épistémologies non standard. Le sujet est suffisamment complexe pour que je ne veuille pas l'expédier en quelques lignes.
Je veux donc essayer de dire quelques mots sur ce que les historiens des sciences appellent le "présentisme" et qu'ils sont à peu près les seuls à nommer et figurer ainsi. Il y a plusieurs pages sur la question dans les deux versions du Plain-pied : la thèse et le livre. Ce que j'essaierai de dire ici sera différemment formulé et plus général.
Toute lecture (au sens large) que nous entreprenons est une expérience ici et maintenant, ancrée dans notre présent d'individu. Mais nous ne sommes pas des sujets immunisés à toute influence. Nous sommes tous insérés dans diverses cultures et marqués par une inscription sociale. Ceci posé, il y a forcément un écart entre tout lecteur et tout auteur : temporel, social, culturel, "mondain" (au sens de N. Goodman). Le texte est un objet transactionnel à travers lequel les intentions signifiantes de celui qui l'a écrit rencontrent plus ou moins le regard du lecteur, qui accommode ce qu'il trouve. Trois disciplines universitaires ont plus ou moins pour projet d'éduquer notre regard pour qu'il colle à l'intention originelle de l'auteur : l'histoire, la philosophie et les Lettres. Je dis bien : plus ou moins. Les philosophes ont un rapport assez ambigu à ce qu'on pourrait appeler la littéralité. J'y reviendrai. Les littéraires s'affranchissent souvent de celle-ci, dans la mesure où ce sont les moyens du message plus que sa dénotation qui les intéressent. L'interprétation, en tant qu'elle vise un sens irréductible à la "tyrannie de l'auteur" (M. Couturier), considère la compréhension simple comme un degré élémentaire de la lecture. En revanche, les erreurs manifestes sont impardonnables : le contresens est la faute la plus lourdement sanctionnée par les disciplines du texte, et le faux-sens vient juste après.
L'histoire a une position assez particulière. Elle n'est pas simplement travail sur du texte, car elle utilise également diverses archives non textuelles et produit des formes d'objectivation qui n'ont pas ou peu à voir avec une herméneutique : inventaires, séries statistiques, cartographie, etc. En revanche, elle est la discipline qui prescrit le plus rigoureusement une conscience de l'écart cognitif entre une archive et celui qui l'aborde. En l'occurrence, le fossé temporel est la synecdoque des diverses sortes de distance qui peuvent séparer notre ici et maintenant d'une situation historique donnée. Il n'est pas étonnant que le présentisme soit d'abord et avant tout un concept élaboré par une sensibilité historienne. C'est un -isme du genre disqualifiant qui dénonce la projection de notre monde dans le passé en faisant comme si l'on pouvait de la sorte comprendre les actions et les raisonnements d'individus (ou de groupes) plus ou moins éloignés de nous. L'anachronisme est la forme naïve du présentisme, celle qu'on stigmatise chez l'élève ou dans la culture populaire, prompte à s'emparer du passé sans la moindre précaution. D'un certain point de vue, la mise à l'index du présentisme est une façon pour les historiens de maintenir leur position hégémonique dans tout ce qui a trait à leur domaine de compétence. Hors de l'université, cette critique est pourtant assez peu entendue par tous ceux qui trouvent dans la référence à des temps anciens un intérêt économique (agents touristiques, producteurs "de qualité", sites de visite), récréatif (usagers des festivals "médiévaux" par exemple), socio-politique (acteurs du "patrimoine" et de la "mémoire"), etc. En effet, la référence au passé a très fréquemment une fonction légitimante, même si c'est loin d'être sa seule efficacité dans le présent et même si cela peut aussi être a contrario un argument de disqualification.
Pour contrer le présentisme, les historiens se revendiquent d'une posture de compréhension, qui a été travaillée aussi bien dans sa dimension intersubjective par Wilhelm Dilthey que dans sa codification sociale par Max Weber. Je vais comprendre tel auteur du passé parce que mon érudition concernant son époque, ma connaissance du contexte, etc., vont me permettre de décentrer mon point de vue et de le redéployer au service d'une perspective qui n'est pas la mienne. Il est assez facile de critiquer ce que ce projet a de chimérique, sauf à considérer qu'il s'agit d'une visée et d'une visée seulement, le point de vue de l'autre étant l'asymptote de notre effort.
Dans le domaine de l'histoire des sciences, et notamment des sciences de l'homme, le présentisme est une épine dans le pied des spécialistes. Face à ce groupe assez peu nombreux et peu audible, innombrables sont les mobilisations du passé et des grands auteurs qui se soucient peu d'une scrupuleuse littéralité ou fidélité. Il y a déjà dix ans, les membre de la SFHSH avaient reconnu que l'historicisme était inaudible et que les lectures réactualisant les corpus étaient sans doute davantage qu'un mal nécessaire : qu'elles avaient leur intérêt propre, plus heuristique qu'herméneutique. De toutes manières, quelle que soit la discipline, il est très difficile d'exister institutionnellement comme historien de celle-ci. Il est encore plus ardu d'obtenir un recrutement à ce titre. Par conséquent, l'historien des sciences humaines sait d'avance ou découvre rapidement qu'il devra faire avec une double marginalité, numérique (il est minoritaire) et statutaire (il est à la marge). En outre, il ne peut guère se prévaloir d'un écart de compétence important à l'égard de ses collègues "présentistes", là où par exemple le médiéviste peut facilement relever les clichés de la réappropriation vernaculaire d'un moyen-âge de mythologie.
Je voudrais aussi élargir le problème à d'autres formes de distance "mondaine" que celles qui sont historiquement significatives. A mes yeux, le présentisme est l'une des modalités de ce que l'on pourrait appeler plus largement "focalisation interne" et qui réunirait ethnocentrisme, égocentrisme et toute lecture de l'autre qui plaque sur celui-ci des schèmes propres à un "sujet" connaissant. On est là dans une problématique très sensible. D'un côté, force est de constater qu'un processus de connaissance est toujours situé, partiellement déterminé et forcément contraint. De l'autre, on peut refuser de considérer cette contrainte comme un absolu qui nous empêcherait d'accéder à l'autre indépendamment de nous-même. Entre l'universalisme métaphysique et le postmodernisme stérile, comment trouver un moyen terme qui nous épargne à la fois les naïvetés réalistes et les ornières rédhibitoires d'un relativisme généralisé ? La question est trop lourde et trop large par rapport au propos présent. Je l'énonce uniquement pour manifester qu'elle encadre mon propos.
La focalisation interne est sans doute une condition paradoxale de l'objectivation des connaissances. En effet, la mise à distance du regard, en d'autres termes un point de vue critique, rend la présomption de vérité d'une assertion pour le moins problématique. Ne pas adhérer à ce que l'on dit est une expérience limite (ironiser, prêcher le faux, simuler), en particulier en ce qui concerne les discours savants. Quand ceux-ci portent sur d'autres discours, le problème est dédoublé, puisqu'il concerne à la fois la source et le commentaire. Autant la critique du discours rapporté est la plupart du temps supposée légitime, sinon nécessaire, autant le discours critique s'immunise facilement quand il s'agit de sa propre justification.
J'aurais tendance à regrouper sous le vocable épistémologie l'ensemble des examens que l'on peut appliquer à une pratique savante. Cela équivaudrait à ce que les anglosaxons appellent science studies, englobant philosophie, sociologie, histoire et poétique des sciences, sans préjuger d'une norme unique de scientificité. Dans ce contexte, le présentisme serait une modalité particulière de ce que j'ai appelé ailleurs une épistémologie opératoire, c'est-à-dire un ensemble d'analyses constituant un moment dont la finalité échappe à l'épistémologie comme activité. Elle a très souvent pour elle-même cette paradoxale immunité à la réflexion critique que je soulignais précédemment. Faire l'état de l'art d'une question pour défendre son point de vue, relire un auteur ancien pour en tirer appui, examiner les présupposés d'un discours que l'on veut démonter, etc., sont autant de façons de pratiquer une épistémologie opératoire. Grosso modo, il s'agit d'une séquence dans la construction d'une légitimité. Dans son très beau livre L'Arbre et la Source, Michel Charles utilise l'expression "méthode des autorités" pour désigner l'ensemble des dispositifs intertextuels qui s'adossent à un corpus légitime pour en tirer des effets de justification. Quand Patrick Pharo dans sa Sociologie de l'esprit ou Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification consacrent un chapitre à une relecture de Durkheim, malgré la distance considérable qui semble les séparer, nous sommes en plein dans un processus de ce type. Une partie considérable de la philosophie relève de ce type d'opération. On pourrait en dire autant d'une large part de l'historiographie.
En tant que telle, l'épistémologie opératoire ne me semble pas dénonçable. Dans la mesure où sa visée est d'innover en mobilisant pour partie des précédents, lui reprocher une quelconque forme d'illégitimité me semble ridicule et pour tout dire assez vain. La seule chose qui importe est l'oeuvre de médiation qui réactualise un corpus et contribue à le maintenir vivant. On a souvent dit que la lecture qu'Yves Grafmeyer et Isaac Joseph avaient faite de L'école de Chicago était une machine de guerre contre la sociologie marxiste, et notamment Manuel Castells. Quand on la relit, c'est indéniable. Il n'empêche que leur préface et la sélection qu'opère leur anthologie contribuèrent à reconfigurer un cadre de pensée pour la sociologie et la géographie urbaines. En somme, l'épistémologie opératoire trouve son intérêt dans son pouvoir de rebond.
Par contraste, l'épistémologie disciplinaire refuse cette échappée. Sa vocation n'est pas le dépassement de l'activité critique mais sa clôture, c'est-à-dire une acceptabilité rationnelle maximale des opérations effectuées sur une archive ou une pratique scientifiques. Dans le domaine de l'histoire des sciences, par exemple, le présentisme est inacceptable, en tant qu'il projette des schèmes actuels au lieu de reconstruire les catégories propres à un raisonnement ou à une activité historiquement datés. De même, elle récusera ces lectures philosophiques qui ne sont ni plus ni moins qu'une phagocytose de la pensée d'un auteur par un autre (Heidegger fut un maître en la matière). On peut supposer que la neutralité axiologique, le "principe de charité" putnamo-davidsonien et l'exigence de contextualisation constituent les pierres de touche d'une telle façon de pratiquer l'épistémologie. Cela ne veut pas dire que l'on s'interdit tout jugement, pour peu qu'il porte sur la cohérence interne ou la robustesse d'un propos ou d'un programme.
La question que les épistémologues "de circonstances" posent toujours aux épistémologues disciplinaires est quelque chose comme : "à quoi servez-vous ?" Ils seront prompts à pointer chez l'historien d'une discipline la propension à établir des "généalogies" suspectes de légitimisme. Travailler sur Frédéric le Play, Paul Vidal de la Blache ou Auguste Comte, c'est prendre le risque d'être étiqueté au mieux comme un étroit spécialiste de détails microscopiques, au pire comme le tenant d'un discours ringard que l'on chercherait subrepticement à restaurer. Pourtant, il s'agit d'une critique ethnocentrique de la part de ceux qui la formulent, en ce sens qu'ils prêtent aux autres une motivation qui est davantage la leur. Pour autant que je puisse en juger, la relation de l'épistémologue disciplinaire à ses objets est rarement légitimante, dans la mesure où c'est la manière de travailler qui le justifie et non le corpus ou les pratiques auxquels elle s'applique. Il est difficile d'opérer un travail doublement critique sur un auteur ou des textes, et de les porter au pinacle. L'adulation ou la détestation franches sont des postures non réflexives, des attitudes combattantes. L'épistémologie de combat est forcément instrumentale.
La question de l'utilité d'un historien des sciences ou d'un épistémologue disciplinaire reste posée. Il me semble qu'une réponse forte est fournie pas les effets de doxa qu'une épistémologie opératoire génère. Dans nos domaines, il existe une circulation rapide entre cette dernière et les manuels qui présentent le champ aux étudiants. Parce qu'elle a un style essayiste prononcé et un abord tranché, elle percole rapidement dans la littérature pédagogique, quand ce ne sont pas les mêmes auteurs qui rédigent pamphlets, théories et manuels. Raymond Boudon a eu une stratégie assez exemplaire de ce point de vue, visant à impatroniser sa conception des sciences et de la sociologie via un discours épistémologique à portée vulgarisante. La quasi totalité des manuels historico-épistémologiques en géographie défendent une vision unitaire et conservatrice de la discipline, avec éventuellement un regard favorable sur les mouvances "humanistiques" anti-spatialistes. Si les épistémologues disciplinaires ont une utilité, c'est bien quand ils interrogent la construction d'une doxa et, le cas échéant, la remettent en cause. L'effort de Laurent Mucchielli pour démystifier la réhabilitation soi-disant "objective" de Gabriel Tarde par les boudoniens allait bien dans ce sens.
Je n'aurai pas l'ingénuité de prétendre qu'un épistémologue disciplinaire n'a pas d'opinions et échappe à toute inscription dans les controverses de son époque. Néanmoins, j'ai tendance à penser qu'il ne peut se laisser enfermer dans des logiques partisanes et que son indépendance d'esprit est ce qui lui permet de trouver une place, voire de devenir une ressource.

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