Luc Boltanski, Rendre la réalité inacceptable. À propos de La Production de l’idéologie dominante, Demopolis, 2008.
Rendre la réalité inacceptable est présenté par son éditeur comme « destiné à accompagner la lecture de La Production de l'idéologie dominante », long article de Pierre Bourdieu et Luc Boltanski publié pour la première fois en 1976 dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales et réédité conjointement cet automne par Demopolis et Raisons d'agir. Ce statut un peu ingrat de livre-compagnon cache un propos plus ample, dont l'intérêt est (au moins) triple : outre son rôle de commentaire d'un article (fleuve !), c'est aussi une évocation circonstanciée des débuts de la revue de Pierre Bourdieu dans le sillage (indirect) de Mai 68, et une réflexion magistrale sur l'évolution de la société française depuis trente à quarante ans.
L'article était original, mais sa matière principale - idées, concepts, objets, documents, cibles, etc. - était puisée dans un vaste chantier, entrepris cinq ans auparavant, avec pour objectif un grand livre collectif, dont le pivot était une réflexion sur Mai 1968, ses origines et ses conséquences, et la visée une théorie du pouvoir et du changement social, un livre si grand qu'il n'a jamais vu le jour, mais dont on peut reconstituer les principales perspectives à partir des nombreux articles qui sont sortis de la fabrique [i. e. Les Actes...] dans la première moitié des années 1970. (p. 50)
Pour qui n'est pas familier des travaux antérieurs de Luc Boltanski, ce texte peut aussi faire office d'introduction : on y retrouve la trame historiographique du Nouvel esprit du capitalisme (1999, co-écrit avec Ève Chiapello) et la réflexion sur le réel et les catégories du jugement proposée dans De la justification (1991, co-écrit avec Laurent Thévenot). Rendre la réalité inacceptable est autant un récit qu'un essai, mais dégraissé de toute complaisance autobiographique. Basé en partie sur des souvenirs, l'ouvrage refuse toute perspective subjectiviste. Il milite de façon sous-jacente pour la valeur du travail collectif, contre l'exposition des individualités. Il en résulte une grande pudeur dans l'évocation des personnes et de leurs interactions non intellectuelles. La figure de Pierre Bourdieu est ramenée systématiquement à la formule (mi-narquoise mi-respectueuse, sociologique et ironique) du « Patron », acteur « objectivé », à rebours de tout vedettariat rétrospectif. Ce choix narratif s'inscrit dans une dénonciation plus globale de l'instrumentalisation des « individus » par le « capitalisme avancé » qui s'est faite au détriment des collectifs (classes sociales, syndicats) qui pouvaient lui opposer une résistance (ce que l'individu atomisé ne peut guère).
Rendre la réalité inacceptable s'ouvre par une Élégie (pages 11-13) qui synthétise magistralement l'esprit des « années 68 » (et des rédacteurs des Actes...) - ce que Boris Gobille appelle leur « vocation d'hétérodoxie ». Luc Boltanski évoque ensuite en trois chapitres les débuts de la revue, les conditions dans lesquelles elle était fabriquée. L’expression « fanzine de sciences sociales » qu’il utilise pourrait également être appliquée à moult revues désargentées surgies dans le sillage (plus ou moins direct) de mai 68, comme Pandore, Espaces-Temps et tant d’autres. Suit l’examen du contenu de l’article : ses thèses principales, sa « réception » et ses lacunes (notamment les groupes ignorés à l’époque, que l’auteur appelle les « absents » : mouvement écologiste, féminisme, étrangers, minorités sexuelles). Enfin, les cinq derniers chapitres opèrent un prolongement et une actualisation de l’analyse, enrichie par des apports socio-historiques récents.
Par ailleurs, l'auteur ne s'interdit pas quelques digressions sur des sujets fort divers (la « montée de l'individualisme », l'ironie, la politesse, etc.).
Plus généralement, c'est dans cette période, la seconde moitié des années 1970, qu'une « valeur » qu'on ose à peine dire « morale » et qui était précisément, dans la période précédente, considérée comme essentiellement « conventionnelle » ou « sociale » et, par là, opposée à une morale « authentique », c'est-à-dire la politesse, commence à reprendre du service, ce qui la conduira, vingt ans plus tard, à occuper, comme on sait, le coeur du panthéon des vertus civiques. [...] Mais, du même coup, tout un pan de l'arsenal littéraire, philosophique ou esthétique des siècles précédents - sans lequel le développement de la critique n'aurait simplement pas été possible - a été rendu indisponible au nom de la morale : le pamphlet, le manifeste, la satire, la présentation ironique des thèses adverses, etc. Par un étrange paradoxe, la condamnation des « extrémismes » de papier, justifiée par l'adhésion aux valeurs démocratiques, a ainsi réalisé une forclusion de la dissension à laquelle n'étaient parvenus ni l'absolutisme ni l'ancienne société bourgeoise. (p. 103-105)
Écrit dans une langue accessible, l'ouvrage apporte quantité d'informations de première main sur une époque (le milieu des années 1970) et une entreprise scientifique qui semblent aux antipodes de l'atmosphère que nous connaissons aujourd'hui. D'ailleurs, Luc Boltanski souligne à l'envi toutes les discontinuités qui confèrent au texte de 1976 et à la culture qui le sous-tend une troublante étrangeté. Mais il montre aussi comment les analyses de La Production de l'idéologie dominante jettent une lumière acide sur les transformations sociopolitiques que la France a connues par la suite. En ce sens, le travail de commentaire nous offre une interprétation historique à spectre large, qui embrasse les quarante dernières années - voire davantage par ses retours récurrents à l'époque de la Libération.
Le chapitre « Le changement comme mode d'exercice d'une domination » (137-148) a une fonction nodale, en ce sens qu'il actualise les thèses les plus fortes de l'article de 1976 et en donne une forme magistralement articulée et condensée. Tout part de l'observation selon laquelle les élites du capitalisme avancé ont développé depuis cette époque une idéologie du changement nécessaire :
La caractéristique principale des « élites » dont les textes et les interventions sont analysés dans [La Production de l'idéologie dominante] (mais on pourrait faire les mêmes remarques à propos des « élites » actuellement au pouvoir) était de prôner le « changement ». Ces élites se voulaient radicalement novatrices et modernistes. Le coeur de leur argumentation (que nous avions résumé dans une formule : la « fatalité du probable ») était le suivant : il faut vouloir le changement qui s'annonce parce que le changement est inévitable. Il faut donc vouloir la nécessité. (p. 140).
Cette idéologie impose de recourir à des experts « équipés d'une science sociale (économie, démographie, sociologie, statistique, science politique, etc.) et de centres de calculs et de prévision (instituts de statistique, observatoires du changement, think tanks, etc.) de manière à concevoir maintenant ce changement qui s'imposera à tous, mais plus tard et de toute façon. » (p. 141). Il en découle un processus de substitution qui marginalise « l'autorité [...] des représentants [du peuple] » « au profit de celle des détenteurs diplômés [...] de connaissances spécifiques prenant appui sur la légitimité de leur discipline envisagée, de façon scientiste, comme un savoir de l'inéluctable. » (Ibid.) Dès lors, « l'exercice de la politique se ramène essentiellement tantôt à une gestion stratégique de l'information (pour ne pas dire de la propagande) tantôt à une sorte de médecine palliative. » (p. 142).
La tentation serait grande de multiplier les collages de citation, tant les articulations opérées font sens immédiatement et trouvent une résonance (lugubre) dans la situation de la fin des années 2000. Le fonctionnement des sociétés « capitalistes-démocratiques » y apparaît au mieux comme un jeu de dupes et au pire comme la réalisation d'un Meilleur des mondes numérique. Luc Boltanski ne se prive pas de relever que le « rapprochement, étrange quand on y pense, de la volonté et de la nécessité » a été longtemps l'apanage (analysé par Hannah Arendt en premier lieu) des « régimes totalitaires se réclamant d'une philosophie déterministe de l'histoire ». La dissection des technologies de gouvernement développées depuis trente ans lui sert à montrer comment les « effets de domination » traditionnels, fondés sur la répression, ont été remplacés par des formes plus sophistiquées, qui admettent une certaine forme de critique (pour la désamorcer ?).
En définitive, cette double publication n'a rien d'une commémoration : il s'agit avant tout de « rendre la réalité inacceptable » ici et maintenant en revivifiant la « pensée critique ». Luc Boltanski estime que cette dernière a été désamorcée par le fonctionnement redoutable de « l'idéologie dominante » dans un contexte de libéralisme triomphant et de mutation décisive de l'action étatique (qui loin de disparaître s'est redéployée). Faisant la synthèse d'une bibliographie de vaste ampleur, il nous peint une société dominée par un gouvernement des experts, où la bruyante mise en avant des individus autorise des technologies de contrôle rapproché et l'exercice d'un capitalisme délesté des solidarités collectives (qui pouvaient lui opposer une certaine résistance). Ce livre, parfois angoissant, est un exercice de salubrité publique.