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Cancers sur la place publique

Ces dernières semaines, on a vu fleurir d'innombrables commentaires sur internet concernant l'état de santé de plusieurs vedettes, atteintes de telle ou telle sorte de cancer. Il n'est qu'à jouer mollement de google pour se rendre compte que les nouvelles sur la maladie de l'un ou l'autre, les tentatives de pronostic vital ou les commentaires soi-disant informés, se multiplient à une vitesse exponentielle. Cette exhibition publique de la maladie touchant des personnes privées (malgré leur notoriété) aurait été inimaginable il y a encore quelques années. Une transformation culturelle majeure me semble à l'oeuvre, qui a quelques aspects positifs, mais aussi des effets terriblement pervers.

Jusque dans les années 1980-1990, quand une maladie grave frappait une personnalité publique, un dispositif d'occultation se mettait en place, qui ne cédait qu'avec le décès de la personne. Et encore était-il fréquent que l'on n'en sache guère plus après coup, hormis la sinistre tournure « décédé(e) des suites d'une longue maladie ». Dans la société française, une certaine idée de la vie privée enjoignait d'en divulguer le moins possible.

Quand a débuté l'épidémie de SIDA, ce processus d'autocensure s'est encore accru, tant cette maladie semblait révéler davantage qu'une dévastation fatale des corps : en dissimulant le diagnostic, on occultait un autre secret, portant sur la sexualité des malades ou des morts. En quelque sorte, le tabou morbide se trouvait redoublé.

Et pourtant, je ferais l'hypothèse que les premières confessions publiques dans la deuxième moitié des années 1980, intimement liées à la culture gay et au geste d'affirmation de soi (qu'on appelle coming out), ont eu une répercussion profonde sur le rapport global de nos sociétés à la divulgation de la maladie. Pour rester dans le monde franco-français, les révélations de Jean-Paul Aron, Guy Hocquengehm, Hervé Guibert, Gilles Barbedette, Cyril Collard et tant d'autres, m'apparaissent comme un transfert dans l'univers médical du geste de sortie du placard, consubstanciel à l'émancipation croissante des gays. En rendant public le fait qu'ils étaient malades, voire en se faisant les chroniqueurs de leur maladie, ils ont fait voler en éclat le tabou médical comme ils avaient auparavant fissuré le tabou homosexuel.

Ils n'ont pas été les seuls : Pierre Desproges a été le chroniqueur terrifiant de son cancer à la même époque, signe — peut-être — qu'un changement plus global dans le rapport à la maladie (supposément) mortelle était en train de se jouer. En revanche, cette attitude nouvelle a mis à jour un clivage double sinon triple : les victimes du SIDA d'un âge plus avancé (Michel Foucault par exemple), ou procédant d'un univers socio-politique plus conservateur (Michel Le Luron), ou sans accès à la sphère publique, sont restés à l'écart de cette révélation « extime » de la maladie (pour pasticher Michel Tournier).

Sur de nombreux plans, on sait — notamment grâce aux travaux de Michael Pollak — que l'épidémie de SIDA a profondément changé les rapports entre soignants et malades. L'exigence de mettre fin à l'infantilisation des patients et la revendication d'une information partageable ont eu des répercussions bien au-delà du seul SIDA, avec des effets de rebond pour d'autres maladies réputées mortelles — les cancers au premier chef.

Un autre effet « collatéral » a été de desserrer l'omerta qui contingentait la divulgation de la maladie. Bien entendu, celle-ci ne pesait pas de la même façon selon le type de pathologie, mais atteignait des niveaux particulièrement élevés concernant certaines affections symboliquement mortelles (mais pas toutes) : le SIDA et le cancer plus que les hépatites ou les maladies neuro-dégénératives, tandis que les maladies du coeur ou le diabète bénéficiaient d'un statut assez particulier. Je serais bien en peine de fournir des explications convaincantes sur cette échelle du tabou. Toujours est-il qu'elle tend à se tasser lentement, avec me semble-t-il une accélération depuis le début des années 2000.

En revanche, internet a offert une spectaculaire caisse de résonance à cette libération de la parole. En offrant pléthore de sites d'information ou de témoignage, en déclenchant des effets de forum plus ou moins spontanés, le web a selon moi amplifié de manière phénoménale la désacralisation des maladies graves.

Le principal aspect positif de cette évolution est d'avoir sorti nombre de malades de leur isolement, en leur permettant à la fois de partager et de témoigner (dans la mesure où ils avaient accès à internet — ce qui pose le problème des inégalités de toutes sortes qui perdurent en la matière). Il ne s'agit pas non plus de considérer ce décloisonnement comme une quelconque panacée, mais comme l'un des aspects les plus visibles d'un mieux. En effet, mon expérience personnelle me suggère que pour nombre de patients (mais pas tous), la possibilité de prendre la parole, d'exprimer ce que l'on traverse, a un rôle au minimum cathartique, voire thérapeutique.

Par ailleurs, j'ai l'intime conviction que la panique terrible que suscitent les maladies réputées létales est largement entretenue par le silence, le manque d'informations, les rumeurs, etc. Plus elles font l'objet d'un traitement informatif banal, profane et raisonné, et meilleur c'est pour éviter les processus de repli sur soi, d'enfermement dans la fatalité. En ce sens, qu'elles basculent dans l'espace de ce qui peut se discuter publiquement me semble un progrès indiscutable (même s'il est fragile et sensible).

Dans cet état d'esprit, j'ai trouvé admirable la façon dont un Nanni Moretti a parlé du sujet dans son Journal intime.

En revanche, il en va tout autrement quand la maladie d'une personne se retrouve exposée et disséquée sur internet. J'ai assisté en avril à un concert de Florent Marchet, Arnaud Cathrine et Valérie Leulliot à l'occasion de la sortie du livre-disque Frère animal. Dans la file d'attente, il y avait un journaliste culturel, qui dissertait savamment sur le dernier album d'Alain Bashung. À cette occasion, il a digressé en évoquant à mot couvert le fait que celui-ci avait un cancer, et pareil pour David Bowie. S'agissant d'artistes que j'aime depuis longtemps, ce cancan m'a inquiété.

J'ai un soir googlisé sur le thème. J'ai ainsi découvert que l'on trouvait partout sur internet des notices sur le cancer des poumons de Bashung (« cancer du fumeur »), le cancer du foie de Bowie, sans parler du pancréas de Patrick Swayze... On trouve des communiqués de presse, des séquences vidéos, des « brèves » recopiées d'un site à l'autre et, surtout, une noria de forums où tout un chacun se livre à des diagnostics sauvages.

Je me suis imaginé l'un de ces artistes lisant ces mots plus ou moins anonymes où l'on pronostique si souvent leur mort prochaine. De parfaits inconnus qui glosent en cercle dans un geste où la commisération le dispute à une sourde satisfaction de savoir à l'avance l'issue de maladie réputées fatales.

Je dois dire que je trouve ça horrible. Horrible parce que le malade est dépossédé de sa maladie, « chosifié » par un « savoir » médical standardisé. Pire que certains médecins, ces diagnosticiens d'opérette se basent sur des statistiques effectivement effrayantes, en négligeant l'infinie variété des réponses des malades, et le rôle si important du combat.

Combien d'années gagnées quand on peut et veut ne pas baisser les bras ?

Comment faire comprendre que ces propos macabres ne servent à rien, qu'ils sont pathogènes, même ?

Car si le droit de parler de sa maladie est une avancée, la captation de ce droit par des tiers gloseurs est une aliénation publique. L'avancée se commue alors en quelque chose de régressif. Le mieux portait à l'état latent son avers pathologique.

Le problème est que je ne vois pas bien comment on pourrait freiner cette dérive. La transparence est une conquête démocratique, mais elle est porteuse de si gros risques.

 

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