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Mai 1968 : Un bref état de la question historiographique

J'ai rédigé cette brève recension en avril 2008, en prévision d'un débat qui devait avoir lieu au sein du comité de rédaction de L'Espace géographique. On m'avait demandé de faire court (pas plus de trois pages) et synthétique. Maintenant que le débat a eu lieu, j'estime pouvoir publier le texte sur ce blog. Les ouvrages cités sont repris dans la bibliographie de fin d'article. Ce travail est centré sur l'ici et maintenant, mais il évoque plusieurs ouvrages anciens. En revanche, ce n'est pas un état exhaustif de la littérature.

 

L’historiographie de Mai 68, plus que nulle autre, semble marquée par l’égrenage des célébrations décennales. Il n’est qu’à voir l’explosion éditoriale de ce printemps pour s’en convaincre. Pourtant, à ne considérer que cette dimension commémorative, on risque de passer à côté des principaux jalons d’une réflexion, certes fortement tributaire d’agendas socio-politiques (comme les diatribes sarkozystes de la dernière campagne électorale), mais qui a aussi des inflexions spécifiques. Après tout, le livre à mes yeux le plus décisif sur la question, Mai 68 et ses vies ultérieures de Kristin Ross, est paru en français dans un creux de l’actualité soixante-huitarde, en 2005. Or, toutes proportions gardées, ce regard de l’étranger est sans doute en train d’opérer un travail correcteur équivalent à celui de La France de Vichy de Robert Paxton pour un tout autre domaine.

Toute la difficulté des débats historiographiques actuels sur Mai-68 tient à l’existence d’une puissante vulgate, forgée surtout par des individus hostiles aux événements (Régis Debray, Luc Ferry et Alain Renaut) mais aussi par certains acteurs (Daniel Cohn-Bendit). En outre, le schème de la « génération », imposé au forceps par les livres à succès de Hervé Hamon et Patrick Rotman (plus que par leur documentaire), a largement contribué à focaliser l’attention sur la trajectoire de quelques individus célèbres devenus des emblèmes de Mai (Serge July, Alain Geismar, Jacques Sauvageot, etc.). Un discours journalistico-essayiste s’est retrouvé amplifié et schématisé par une instrumentalisation symbolique tous azimuts, présente dans nombre de champs de la vie sociale (politique, éducation, mœurs, travail, etc.). Plus que jamais, quarante ans après, « Mai 68 » est une invocation brûlante, qui sert à disqualifier ou à célébrer, au risque d’interdire durablement une interrogation historiographique sereine sur les Événements.

Nombre d’ouvrages publiés récemment (Artières et alii, Damamme et alii, Zancarini-Fournel) s’essaient à sortir de l’alternative épuisante entre réquisitoire et histoire pieuse. Il reste pourtant difficile de s’en tenir à une neutralité axiologique rigoureuse : c’est la limite d’ouvrages comme La pensée anti-68 (Audier), Mai 68 en France ou la révolte du citoyen disparu (Fauré), voire même Mai 68 et ses vies ultérieures (Ross) que de conserver un objectif apologétique qui, à un certain degré, diminue la crédibilité des analyses. Du côté des pamphlets anti-68 (ainsi le sidérant livre collectif dirigé par Grimpert et Delsol), on constate une régression très nette par rapport à des analyses critiques plus anciennes (comme celle de Raymond Aron). Tout se passe comme si Mai-68 était demeuré durant 40 ans comme la tache à extirper pour une large part de la droite (intellectuelle) française, ainsi que le montre (de manière brouillonne mais suggestive) le livre de Serge Audier.

Dans la dernière livraison du Débat (n° 149, mars-avril 2008), plusieurs auteurs (Jean-Pierre Rioux, Bénédicte Delorme) reviennent sur l’idée qu’on « ne se trouve pas, devant Mai, face à un objet d’histoire accompli » (B. Delorme). Les conditions ne sont pas encore réunies, semble-t-il, pour que les interprétations savantes puissent se dégager des commentaires spontanés que l’événement lui-même (selon J.-P. Rioux) puis ses contempteurs (selon Bénédicte Vergez-Chaignon) ont imposés. Plusieurs fois émerge l’idée d’un événement inédit, qui résiste à la comparaison avec d’autres moments-clés (1789, 1848, 1914-1918, 1944, 1958), notamment parce que les modalités d’un apaisement (commémorabilité, discontinuité temporelle) ne sont pas réunies.

L’un des aspects les plus frappants de l’historiographie de Mai est de procéder par miettes : ouvrages collectifs fragmentés en dizaines de contributions autonomes (Artières et alii, Damamme et alii, Dreyfuss-Armand et alii) ou productions en solo qui fourmillent de détails difficiles à fédérer ou hiérarchiser (Audier, Brillant, Gruel, Hourmant, Le Goff, Ross). Faut-il y voir une pluralité irréductible propre à l’expérience de Mai-68 ou une difficulté à penser celle-ci de manière convergente ? Certains auteurs s’en sortent par un mot (ou un syntagme) qui vient en quelque sorte condenser ce que le mouvement aurait été : « individualisme irresponsable » pour Jean-Pierre Le Goff, « événement politique » pour K. Ross, « contestation » pour B. Brillant, « hétérodoxie » pour Boris Gobille dans son remarquable chapitre de Mai-Juin 68 (Damamme et alii), etc. Pourtant, le processus de qualification achoppe sur un problème majeur : il n’y a pas consensus ni nette commensurabilité entre ces labellisations diverses. Dès lors, chaque effort de théorisation ambitieuse ressemble à un exercice de soliste exécuté au-dessus d’une polyphonie.

En revanche, la scansion temporelle semble à peu près faire consensus : les « années 68 » d’inscrivent dans une séquence mondiale qui part de la fin des années 1950, quand la croissance des Trente glorieuses prend son rythme de croisière — en contraste avec l’exacerbation des tensions Est/Ouest, Nord/Sud, etc. — et s’achève dans la seconde moitié des années 1970, avec la montée de la Crise. Sur cette classique trame économiciste (marxisante ?) se superposent des lectures politiques (développement d’un anticolonialisme occidental), démographiques (c’est le triomphe de la jeunesse du baby-boom), culturelles (nous sommes dans l’ère de la contre-culture), socio-économiques (avènement de la société de consommation), etc. Certains auteurs privilégient telle ou telle clé d’interprétation, d’autres insistent sur des phénomènes que je qualifierais volontiers de « systémiques », mais les limites de la séquence sont convergentes, de façon assez troublante.

Beaucoup moins consensuelle est l’interprétation de l’événement : irréductible à toute explication structurelle pour les uns (Le Goff, Ross, Fauré), largement préfiguré pour d’autres (Damame et alii, Artières et alii). On retrouve sans surprise une opposition entre un habitus historien qui se méfie des lectures « spontanéistes » et des regards plus militants qui mettent l’accent sur les irréductibilités, l’irruption d’une nouveauté radicale, et surtout la généralisation soudaine de pratiques et d’idées jusqu’alors groupusculaires. Au reste, sur un mode symétrique, les principaux contempteurs des Événements mettent aussi l’accent sur leur situation inaugurale, point de départ d’une épidémie qui a gangrené les sociétés occidentales (Grimpert, Delsol, et alii). En fait, il y a très peu de lectures qui gomment véritablement l’impact de l’événement et ses singularités. Pour les historiens, on pourrait dire que celui-ci fonctionne comme un accélérateur et un diffuseur social, même si certains considèrent que rien n’a été inventé en Mai-68.

Le thème du legs est nettement plus controversé : si toute une tradition conservatrice s’entend pour faire de Mai-68 le point de départ de phénomènes de décomposition des sociétés occidentales (relativisme moral, individualisme « libéral-libertaire », décomposition des solidarités républicaines), d’autres auteurs (K. Ross notamment) insistent au contraire sur la rupture qu’auraient constitué les années 1980, moment qui fait écran entre un 68 résolument collectif, utopiste, critique, anti-capitaliste et une période entamée depuis 1980 qui voit s’imposer un individualisme confinant souvent au cynisme, un délitement progressif du criticisme antérieur, un retour à la philosophie (contre les sciences sociales) et à tout ce qui conforte une idéologie libérale pleinement restaurée. Dans les ouvrages collectifs à habitus historien, on ne trouve que rarement ce genre d’analyses globales sur l’humeur socio-politique. En revanche, le reflux qui suit l’échec des événements, les mutations de l’action militante, l’émiettement des terrains de lutte, sont des phénomènes fréquemment analysés. Il est vrai que de nombreux mouvements sociaux (féminisme, mouvement gay, groupes d’études sur les prisons, Larzac, etc.) émergent comme des suites et des héritages de Mai-68.

C’est d’ailleurs à ce niveau-là que se pose la question d’un impact (différé) de mai dans la vie « scientifique ». Le sujet a été peu abordé, sinon par un numéro déjà ancien (mais très stimulant) des Cahiers de l’IHTP (1989), qui ne discute pas vraiment l’impact sur les sciences sociales (tant cela paraît une évidence) : c’est ce qu’illustre notamment l’analyse par Gérard Mauger de l’abandon de la sociologie quantitative, supplantée par les récits de vie. Dans le récent numéro du Débat, Pierre Grémion a prolongé l’analyse en amont dans un article très instructif intitulé « Les Sociologues et 68 », qui fait la part un peu belle aux vedettes de l’époque, a contrario de l’effort de G. Mauger.

Le numéro des Cahiers de l’IHTP avait été coordonné par le regretté Michael Pollak, auteur d’un remarquable article de synthèse. Il y développait un « modèle » qui pourrait laisser songeur des géographes :

Si l’on peut considérer Mai 68 comme un événement intermédiaire […] on peut raisonnablement affirmer que le champ de la recherche en sciences sociales (surtout la recherche contractuelle, en dehors du contrôle institutionnel) a été un laboratoire d’expérimentation et de réflexion important pour mener à bien cette transition entre deux phases. Et si cette transition s’est traduite, comme le disent la plupart des analystes, par la réaffirmation des principes de libéralisme intellectuel, du pluralisme politique, par une plus forte dispersion des pouvoirs et l’émergence de contre-pouvoirs, on peut constater qu’en sciences sociales aussi elle s’accompagne du déclin de situations hégémoniques, indissociablement définies comme domination sociale et théorique exercée par une école de pensée (ou un individu) sur des disciplines et des champs de recherche entiers. (p. 18)

Le colloque à venir (10-12 septembre 2008) de la Société française pour l’histoire des sciences de l’homme (SFHSH), « Mai-68, creuset pour les sciences humaines ? », voudrait relancer une réflexion spécifique sur les effets tout à la fois sociaux et cognitifs de Mai 68 dans le champ scientifique et les « savoirs » émergents.

 Je terminerai cette recension en notant que s’il existe désormais des petits ouvrages de vulgarisation recommandables (Fauré, 1998 et surtout Gobille, 2008), si l’on constate un décloisonnement des témoignages vers les « oubliés » et les sans-grade (Daum, Vigna), si de nouvelles façons de traiter l’archive de 68 dans sa spécificité (E. Loyer ; n° d’avril-juin de la revue Vingtième siècle), fait toujours défaut un espace de confrontation et de commensuration des analyses qui permettrait d’aller au-delà de l’émiettement et de la profusion baroque des opinions.

28 avril 2008

Textes cités

Artières, P. & Zancarini-Fournel, M., dir., 68 : Une histoire collective, 1962-1981, La Découverte, 2008.

Audier, S., La pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, La Découverte, « Cahiers libres », 2008.

Brillant, B., Les Clercs de 68, PUF, « Le Nœud gordien », 2003.

Collectif, « Mai 68 et les sciences sociales », Cahiers de l’IHTP, n° 11, CNRS, avril 1989.

Collectif, « Mai 68, quarante ans après », Le Débat, n° 149, mars-avril 2008.

Collectif, « L’ombre portée de Mai 68 » (dossier dirigé par J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli), Vingtième siècle, avril-juin 2008.

Damamme, D., Gobille, B., Matonti, F., Pudal, B., dir., Mai Juin 68, Les éditions de l’atelier, 2008.

Daum, N., Mai 68 raconté par des anonymes, éditions Amsterdam, 2008.

Debray, R., Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, François Maspero, 1978.

Dreyfus-Armand, G., Frank, R., Lévy, M.-F., Zancarini-Fournel, M., Les Années 68. Le temps de la contestation, éditions Complexe, 2000, rééd. Complexe, coll. « Historiques » (poche), 2008.

Fauré, C., Mai 68 : jour et nuit, Gallimard, « Découvertes Gallimard », 1998. (vulgarisation)

Fauré, C., Mai 68 en France ou la révolte du citoyen disparu, Les empêcheurs de penser en rond, 2008.

Ferry, L. et Renaut, A., La pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, Gallimard, 1985, rééd. Folio essais, 1988.

Gobille, B., « La vocation d'hétérodoxie », chap. 18 de D. Damamme et alii, Mai Juin 68, Les éditions de l’atelier, 2008, p. 274-281.

Gobille, B., Mai 68, La découverte, « Repères histoire », 2008. (vulgarisation)

Grimpert, M. et Delsol, C., Liquider Mai 68 ?, Presses de la renaissance, 2008.

Gruel, L., La rébellion de 68. Une relecture sociologique, Presses universitaires de rennes, « Le sens social », 2004.

Hourmant, F., Le désenchantement des clercs. Figures de l’intellectuel dans l’après-Mai 68, Presses universitaires de Rennes, « Res Publica », 1997.

Le Goff, J.-P., Mai-68, l’héritage impossible, La Découverte, « cahiers libres », 1998, rééd. La Découverte poche 2006.

Loyer, E., Mai 68 dans le texte, éds Complexe, « Histoire du temps présent », 2008.

Ross, K., Mai 68 et ses vies ultérieures [trad. : A.-L. Vignault], éditions Complexe/ Le monde diplomatique, 2005.

Vaïsse, M., Mai 68 vu de l’étranger, éditions du CNRS, 2008.

Vigna, X., L’Insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Presses universitaires de rennes, « Histoire », 2007.

Zancarini-Fournel, M., Le Moment 68. Une histoire contestée, Le Seuil, « L’univers historique », 2008.

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