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culture

Thomas Disch (1940-2008)

J'ai découvert incidemment ce matin que Thomas Disch avait mis fin à ses jours le 4 juillet dernier. J'imagine que son nom n'évoquera rien à la plupart des visiteurs de ce blog, tant sa notoriété n'a cessé de décliner depuis deux décennies. Depuis la publication de sa première nouvelle en 1962, il était devenu l'un des représentants les plus importants de ce qu'on a appelé dans les années 1970 la speculative fiction, mouvance de la SF dédiée à la critique du présent et formellement ambitieuse (à laquelle on rattache des auteurs aussi divers que Harlan Ellison, Norman Spinrad, Jim G. Ballard, Philip K. Dick et bien d'autres). Née dans le sillage de l'esprit contestataire de la fin des années 1960, cette tendance s'est développée en un temps où la science fiction a sans doute connu un climax de diffusion et de notoriété. Au reste, des auteurs comme J.G. Ballard, B. Aldiss et N. Spinrad continuent de faire l'actualité des gazettes littéraires. Jamais ce genre n'a été aussi près de sortir du ghetto qui avait été jusque là le sien que dans les années 1970. En tournant le dos aux épopées galactiques et au roman d'aventure dépaysant, la speculative fiction a pu toucher un public différent du lectorat traditionnel de la SF.
Entre la fin des années 1960 et le milieu des années 1980, Thomas Disch a aussi été un auteur abondamment traduit et fêté en France : après la traduction de quelques textes dans les revues Galaxie et Fiction, la quasi totalité de ses romans et recueils de nouvelles a été éditée entre 1970 et 1985, soit une dizaine d'ouvrages. En 1981, Patrice Duvic lui a consacré une anthologie critique dans la remarquable collection « Le livre d'or de la science fiction » chez Presses Pocket (qui a disparu peu de temps après). Ce sont des années fastes, où les talents de satiriste et de critique socio-politique de Disch rencontraient un large écho auprès d'un certain lectorat français.
Et puis, après 1985 et la sortie du Businessman dans la collection « Présence du futur » chez Denoël, le reflux a commencé, à l'image de la science fiction dans son ensemble — dont le marché s'est lentement rétracté, en France comme ailleurs (notamment au profit de l'Heroic Fantasy, ce cocktail de merveilleux et d'exotisme qui trouve ses racines dans le conte de fées et les romans de C.S. Lewis, Lord Dunsany et Tolkien). Disch lui-même avait commencé une reconversion durant les années 1980, délaissant la speculative fiction au profit d'autres genres à la marge : le roman d'horreur (Le Businessman [1984], Le Caducée maléfique [1991]), la poésie, la critique littéraire... Hormis un recueil d'histoires pour les enfants (Le Vaillant petit grille-pain) et Le Caducée (1992), plus rien n'a été traduit depuis cette époque.
Dans une interview récente, Thomas Disch soulignait que la SF n'avait pas été une vocation pour lui, mais une opportunité considérable à un moment (les années 1960) où elle semblait le lieu de tous les possibles. On peut imaginer que nombreux ont été les jeunes écrivains prometteurs qui ont alors opéré une conversion (au sens bourdieusien) dans un genre socialement émergent et qui offrait des perspectives de réussite symbolique (ou de « carrière », au sens de Everett Hughes) hors des sentiers battus. Ce qu'il a pu résumer ainsi : « Science fiction writers were able to take advantage of the new liberties of the cultureand people didn't notice. One of the advantages of being a science fiction writer, in terms of artistic freedom, is that people don't pay attention to what you do, and so you're free to be audacious. »
Si Thomas Disch est sans doute un symbole de ces auteurs de SF de circonstance, bien d'autres ont connu des trajectoires similaires, avec des reconversions au mitan des années 1980 lorsque le genre a perdu de son aura : Samuel Delany, Robert Silverberg, Somtow Sucharitkul (devenu C.P. Somtow). Et que dire de la parenthèse autobiographique durant laquelle J. G. Ballard a écrit Empire du soleil (1984) et La Bonté des femmes (1991) ?


Les sites sur internet bruissent de spéculations sur les causes de son suicide. Il semblerait qu'il traversait une grave période de dépression, liée à la disparition de son compagnon Charles Naylor en 2005 (ils ont vécu trente ans ensemble) et à des difficultés financières inextricables. Il semble assez évident que les deux dernières décennies ont dû lui donner le sentiment d'un lent déclin de notoriété, au point qu'il ne pouvait plus vivre de son travail d'écrivain.
C'est un énorme gâchis. Thomas Disch est l'un des plus grands écrivains de SF et de fantastique, notamment d'un point de vue littéraire (mais pas seulement). Je dirais même, un peu comme Patrice Duvic, un grand écrivain tout court. Il suffit d'avoir lu certaines de ses nouvelles, comme Casablanca, La Rive asiatique, L'Homme sans idées, etc., pour prendre la mesure d'une plume extrêmement adroite, capable de suggérer des nuances infimes ou au contraire d'installer des climats quasi cinématographiques. J'aurais envie de dire que stylistiquement Disch était un caméléon, capable de lyrisme comme dans son roman-catastrophe Génocides (1965, dont l'épilogue est une pièce d'anthologie), hyper-réaliste dans ses livres les plus politiques (Camp de concentration, 1967 et 334, 1968), d'une causticité jamais démentie dans ses nouvelles et ses romans fantastiques. Quant à Sur les ailes du chant (1979), c'est sans doute son chef d'œuvre : roman total, dans lequel se rencontrent l'ensemble des gammes qu'il a pu faire raisonner ailleurs.
Il faut dire aussi que son insuccès récent et l'oubli de son œuvre a beaucoup à voir avec l'évolution idéologique des pays occidentaux. Thomas Disch était l'archétype de l'écrivain critique, occupé à disséquer un certain nombre de processus sociaux — conditionnement culturel, aliénation, contrôle social — dans des histoires qui sont souvent des paraboles, comme les nouvelles La Cage de l'écureuil et 334, avec son itinéraire à travers un jungle gym (ou cage à poule). Pour autant, on ne saurait parler d'un écrivain à thèse, mis à part dans quelques textes : la richesse du matériau romanesque et l'invention artistique ne sont jamais subordonnées à la livraison d'un message ou d'une analyse. T. Disch aimait les allégories (nombre de ses romans en ont une pour moteur) et les jeux sur les symboles (ainsi sa vision très singulière du paradis dans Le Businessman, avec ses escalators de supermarché). Mais lui-même n'était pas dupe de toutes ces manigances.
Son basculement vers le fantastique et le roman d'horreur dans les années 1980 a correspondu avec une certaine évolution thématique : dans Le Businessman et Le Caducée maléfique, c'est une question métaphysique (l'incarnation du Mal) et non politique qui semble l'inspirer. L'humeur change aussi. Disch massacre à peu près tout ses personnages, avec un acharnement qui laisse songeur (et qui n'avait pas laissé de surprendre à l'époque). La marge d'autonomie et de bonheur que l'intelligence ménageait à ses héros dans ses romans « totalitaires » - à la façon d'Aldous Huxley - (Camp de concentration, 334, Sur les ailes du chant) disparaît, laissant la place à des personnages-girouettes, dont on se demande jusqu'à quel point ils sont manipulés par des forces extérieures ou par un inconscient négatif, quant ils ne sont pas complètement vides de conscience, comme l'effrayant héros du Caducée, Billy.

C'est aussi durant les années 1980 que T. Disch est devenu un essayiste reconnu, auteur de certaines des analyses les plus profondes écrites sur la science fiction et l'imaginaire. Malheureusement, à part un article brillantissime sur Philip K. Dick publié dans l'éphémère revue Science Fiction (n° 5, 1986, chez Denoël), le lecteur exclusivement francophone n'a guère accès à cette facette de l'auteur. Ses textes les plus marquants ont été réunis dans le recueil On SF (2005), sept ans après le magistral The Dreams Our Stuff is Made Of. How Science Fiction Conquered the World (1998), publié chez Simon & Schuster. Ironie de l'histoire et des relations de Disch avec les amateurs de SF, c'est pour cet ouvrage qu'il a obtenu un Hugo (catégorie non-fiction), le prix annuel que les conventions de fans du genre attribuent tous les ans... Or les relations entre T. D. et les amateurs américains (majoritairement conventionnels et peu critiques, et fort peu littéraires...) n'ont jamais été faciles, du fait de sa réputation d'auteur difficile et de ses sarcasmes réitérés envers le genre. Qu'on en juge par ce fragment d'un article de 1975, cité par Patrice Duvic (1981), et qui décrit les lecteurs de SF :

[...] des enfants précoces, des adolescents intellectuellement brillants et une catégorie particulière d’adultes demeurés. Ce que ces lecteurs ont en commun est le besoin d’affirmer la primauté de l’intellect. Le message qui transparaît, conte après conte, est que “cela paie d’être intelligent”. Et ceci est valable quel que soit le niveau littéraire, du plus bas au plus haut. Les rêveries relatives au sexe ou à l’argent sont relativement rares et, quand elles existent, invariablement faibles. L’histoire qui déchire le coeur (ou le cervelet) d’un lecteur de SF est une histoire concernant quelqu’un (et tout spécialement un enfant) qui découvre qu’il possède des Pouvoirs Mentaux Secrets : Les plus qu’humains de Theodore Sturgeon, Les enfants d’Icare d’Arthur C. Clarke, toute l’oeuvre de Van Vogt.

Ce que les fans exigent de leurs héros, ils le saluent tout autant en eux-mêmes et les plus fervents d’entre eux se rassemblent chaque année dans les salles des conventions pour célébrer cette variété de génie insaisissable qui les élève au-dessus de la masse de ceux qui lisent d’autres sortes de camelote. (dans : Le livre d'or de la Science fiction : Thomas Disch, préface, p. 8)

 

À travers cet extrait, le lecteur néophyte aura un aperçu de la manière typique de Disch-l'essayiste, en même temps qu'un échantillon de ses relations sado-masochistes avec les fans du genre (23 ans avant d'être primé pour ce type d'écrit !). Pour autant, c'est aussi un passage particulièrement cinglant qui ne rend pas justice de la diversité et de l'inventivité des analyses. S'il est un domaine dans lequel T. Disch a poursuivi une lecture politique, c'est bien dans ses réflexions sur la SF, notamment dans le merveilleux chapitre « Republican on Mars. Science Fiction as Military Strategy », qui dissèque la fonction idéologique du space opera (le genre « guerre des étoiles ») et son ancrage à droite.


À sa manière, Thomas Disch était l'incarnation en SF d'une forme d'homme de gauche américain: distancié à l'égard des idéologies nationales, rétif à tout embrigadement des consciences (religieux notamment). Durant les décennies 1960 et 1970, il a énormément voyagé, en Europe notamment. On retrouve un écho de cet itinéraire (banal pour un Américain cosmopolite) dans ses grandes nouvelles de l'époque (ainsi dans La Rive asiatique, qui se passe à Istambul).
 

Plutôt que d'épiloguer, il ne me reste plus qu'à vous recommander, si vous en éprouvez la curiosité, d'aller lire Thomas Disch directement, en anglais ou traduit. Les ouvrages encore disponibles en français ne sont pas légion (sauf d'occasion). J'ai répertorié ci-dessous quelques repères bibliographiques, ainsi que des liens vers d'autres sites. Je n'ai pas cité ses recueils de poésie, ne les ayant jamais eus entre les mains.

Ouvrages encore disponibles en français :
Sur les ailes du chant, Folio SF, 2001 (réédition).
Poussière de lune, Denoël, « Présence du futur », 1999 (nouvelles, rééd.).
(avec John Sladek), Black Alice, Rivages, « Rivages Noir », 1993 (roman policier).
Le Businessman, Denoël, « Présence du futur », 1985 (roman d'horreur).
L'Homme sans idées, Denoël, « Présence du futur », 1983 (nouvelles).

Ouvrages majeurs (dans l'ordre chronologique) :
1965, The Genocides, Berkley Books, N. Y. Trad. fr. : Génocides [OPTA, 1970 ; Robert Lafont, « Ailleurs & Demain classiques », 1977; J'ai Lu, 1983 ; Le Livre de poche, 1990]. Toujours disponible actuellement en v.o.chez Vintage Books.
1967, Concentration Camp, London, Rupert Hart-Davis. Trad. fr. :Camp de concentration [OPTA, 1970 ; Robert Lafont, « Ailleurs & Demain classiques », 1978 ; J'ai Lu, 1983]. Toujours disponible actuellement en v.o.chez Vintage Books.
1968. Under Compulsion / Fun With Your New Head, N.Y., Doubleday. Trad. fr. : Poussière de lune, Denoël, « Présence du futur », 1973.
1972. 334, London, MacGibbon & Kee. Trad. fr. : 334, Denoël, « Présence du futur », 1976. Toujours disponible actuellement en v.o.chez Vintage Books.
1976. Getting into Death, London, Rupert Hart-Davis. Trad. fr. : Rives de Mort, eds Henri Veyrier, coll. «Off », 1978.
1979. On Wings of Song, London, Gollancz. Trad. fr. : Sur les Ailes du chant [Denoël, « Présence du futur », 1980 ; Folio SF, 2001].
1981. Le livre d'or de la science fiction : Thomas Disch, Paris, Presses Pocket. Anthologie réunie et présentéée par Patrice Duvic (épuisée hélas).
1982. The Man Who Had No Ideas, London, Gollancz. Trad. fr. : L'Homme sans idées, Denoël, « Présence du futur », 1983.
1984. The Businessman, London, Jonathan Cape. Trad. fr. : Le Businessman, Denoël, « Présence du futur », 1985.
1991. The M. D.: A Horror Story, N. Y., Harper & Collins. Trad. fr. : Le Caducée maléfique [Julliard, 1993 ; Presses pocket, « Terreur », 1999].
1994. The Priest : A Gothic Romance, N. Y., Millenium. Non traduit à ce jour.
1998. The Dreams Our Stuff is Made Of. How Science Fiction Conquered the World , N. Y., Simon & Schuster. Non traduit à ce jour.
1999. The Sub : A Study in Witchcraft, N. Y., Alfred Knopf. Non traduit à ce jour.
2005. On SF. Ann Arbor, University of Michigan Press. Non traduit à ce jour.
2008. The Word of God, N. Y., Tachyon publications, à paraître le 1er août 2008.

Liens :
Wikipédia
Le cafard cosmique
Biographie en français
Nécro dans The Guardian
Nécro dans le New York Times
Une interview très riche (en anglais)
Un hommage d'Elizabeth Hand : le meilleur obituary que j'ai trouvé sur internet

 

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Mendiant ou la mort de Zand

Le Théâtre de la Colline présente du 9 au 29 novembre une mise en scène de Mendiant ou la mort de Zand de Iouriï Olécha, l'un des plus grands écrivains de langue russe du xxe siècle. Olécha (1899-1960), contemporain de Ilf et Petrov, Platonov, mais aussi de Nabokov, fut un auteur à succès sous la NEP : son conte Les Trois Gros (1924) et son roman L'Envie (1928) furent des triomphes en URSS. Avec le début de la répression politique (1928-1929), il se réfugia peu à peu dans un entre-soi inquiet, vivant de scénarios pour le cinéma et de sa participation au Soviet des écrivains de l'URSS. Une version expurgée de son merveilleux journal Ni dnia biez strotchki (Pas un jour sans une ligne) a été publiée par sa femme après sa mort, mais l'édition complète a attendu 1999. 

Olécha est un merveilleux métaphoricien, l'un de ces prosateurs virtuoses enfantés par la sécularisation des lettres russes au XXe siècle (je cite en vrac : Andreï Biélyï, Isaac Babel, Evguiényï Zamiatine, Iouriï Tynianov, et aussi Nabokov, donc, qui fut leur pendant exilé), avant la mise au pas stalinienne. D'ailleurs, c'était l'un des très rares écrivains estampillés "soviétiques" qui trouvaient grâce aux yeux du créateur de L'Invitation au supplice et d'Ada.
4999-copie-1.jpg© elisabeth carecchio
On trouvera une recension du spectacle en cliquant sur le lien ci-dessous :
www.sitartmag.com/olecha.htm
Je ne peux dire quoi que ce soit sur la mise en scène, n'ayant pas encore vu le spectacle. En revanche, je ne suis pas d'accord avec Nicolas Cavaillès sur deux points : Dostoïevskiï n'est pas la référence majeure de Olécha (ce serait plutôt Gogol' ou ses contemporains du réalisme magique : Boulgakov, Ilf, Kataïev) ; et la relation au stalinisme est très complexe chez l'écrivain. En outre, chose peu connue, il a été complètement marqué par le burlesque des films de Chaplin, qui constituent l'une des clés de son écriture. Pour ce qui est du contexte politique, on ne pourra commencer à penser correctement cette époque et les créateurs qu'elle a muselés qu'en sortant du carcan de la représentation "totalitarienne" née dans les alambics d'Hannah Arendt et pérennisée en France par François Furet. Ecrivant cela, je ne veux pas dire que le régime stalinien n'a pas été monstrueux, mais qu'il faut reconsidérer la relation sociale qui a rendu le stalinisme possible (et donc il faut lire Moshe Lewin, Nicolas Werth et Sheila Fitzpatrick...).

4715.jpgLE MENDIANT OU LA MORT DE ZAND 

texte Iouri Olecha
mise en scène Bernard Sobel
en collaboration avec Michèle Raoul-Davis
Grand Théâtre
du 9 au 29 novembre 2007

Plus d'info 

© elisabeth carecchio

 

 

En 1927, Olecha est joué au Théâtre d'Art de Moscou. Il commence à écrire La Mort de Zand, suivie d'une autre version, Le Mendiant. La pièce tarde à s'écrire, les répétitions commencent, elle ne sera pas achevée… 
L'écrivain Zand, 32 ans, vient d'achever une pièce. C'est le jour de son anniversaire. Autrefois il avait des modèles, aujourd'hui il est plus âgé que ses héros et cela le terrifie : il rêverait d'avoir la force de Balzac… Son père et sa mère lui ont préparé un dîner. Sa pièce, dit-il, parle d'un imbécile et quand son père lui demande si c'est une comédie, il répond : non, il y a un meurtre. Dans la pièce de Zand, il y a Zand lui même, il appartient au nouvel appareil d'État, et Fédor, lui aussi écrivain et victime d'une purge. Fédor veut se venger de Zand en devenant son  double, alter ego démoniaque, un mendiant qui, sous un réverbère, demande la charité…

 
Mendiant.jpg© elisabeth carecchio 


[+] dimanche 25 novembre à l'issue de la représentation

 Débat autour du spectacle Le Mendiant ou la mort de Zand en présence de Bernard Sobel et de l'équipe artistique du spectacle. 
Débat animé par François Clavier, comédien, traducteur et enseignant.

Entrée libre

 

Voici, collé ci-dessous, un article de René Solis publié dans Libération le 13/11/2007. J'espère que cela vous donnera envie d'aller voir la pièce. 

Le chant d'Olecha

Théâtre. Bernard Sobel exhume à la Colline un auteur russe maudit des années 30. 
René SOLIS

Libération QUOTIDIEN : mardi 13 novembre 2007

Mais qu'est-ce qui se passe ? Le plateau tourne en sens inverse des aiguilles d'une montre. Sur cette scène circulaire, paravents et meubles peints délimitent des espaces précaires: telle porte est-elle de placard ou d'entrée ? Telle pièce la chambre ou la cuisine ? Où est-on ? Dans un appartement collectif ? Dans un immeuble entier, façon la Vie mode d'emploi ? Et qui est qui ?

Pères, mères et fils se ressemblent. On patauge, comme au début d'un roman russe aux dizaines de personnages. Ils ne sont pas si nombreux pourtant, mais on n'est pas sûr qu'ils n'échangent pas leurs rôles. Ni que les scènes suivent un ordre chronologique. On n'est sûr de rien, d'ailleurs on s'en fiche et c'est formidable.

4997.jpg© elisabeth carecchio

On est à Moscou en 1931. La vie est absurde, la promiscuité épuise. Comment construire le communisme quand votre femme vous trompe ? Qu'on attend le tramway une heure et que les ampoules sont grillées ? Que la peur rôde ? Et est-ce qu'on peut rêver d'être Balzac et présider une commission d'épuration ? Ce n'est pas un cauchemar, mais une farce, écrite par un homme qui s'apprête à passer trente ans dans le silence forcé et la vodka. Pilier pathétique du bar de l'hôtel Metropole et du Café national à Moscou, Iouri Olecha est mort dans l'oubli, en 1960.

Ivrogne. Il a 28 ans en 1927 quand il publie l'Envie(1), roman phare des jeunes lettres soviétiques. L'histoire de la rencontre entre un fabricant de saucisson et un jeune ivrogne. Il en a 32 quand il écrit le Mendiant ou la mort de Zand(2), pièce qui ne sera jamais jouée. Son chant du cygne. Où il se met lui-même en scène sous le nom de Modest Zand, écrivain à la poursuite de sa femme qui l'a quitté. De cuisine partagée en chambre douteuse, Zand multiplie les rencontres : des voisins, un médecin, un tailleur, un écrivain, un graphologue, un prolétaire condamné pour meurtre, et surtout Fédor, le mendiant posté devant la pharmacie dont il voudrait faire l'instrument de sa vengeance. Mais l'auteur se projette sans doute tout autant en Macha, l'épouse volage, femme libre s'adaptant aux situations nouvelles.

5001.jpg© elisabeth carecchio
Olecha a le sens du détail et de l'ellipse, passe du robinet qui fuit à l'interprétation des rêves, du débat philosophique à la recette du poulet, en un tourbillon hyper réaliste qui tourne à la comédie fantastique. C'est cette merveille que Bernard Sobel exhume aujourd'hui, nouvelle pépite dans une mine théâtrale qu'on redécouvre. Daniil Harms, Nicolaï Erdmann, Victor Chklovski, Andrei Platonov et bien d'autres figurent parmi les contemporains d'Olecha, à l'œuvre anéantie par le stalinisme. Dans cette liste, le Mendiant ou la mort de Zand est un chef-d'œuvre de fantaisie et d'élégance. La mise en scène de Sobel aussi, qui n'appuie sur rien, fait tout entendre, et d'abord la liberté d'une écriture affranchie de toute contrainte. A l'image des dix acteurs, mus par une folie douce où chacun s'attache à offrir sans prouver. Sur cette soirée joyeuse planent bien sûr aussi les ombres à venir. 

« Statue brisée ». Dans son journal, publié bien après sa disparition(3), Olecha revient sur sa mort littéraire : « La littérature a pris fin en 1931. Je me suis pris de passion pour l'alcool. Je ne serai plus écrivain. De toute évidence, dans mon corps vivait un artiste de génie que je n'ai pas pu soumettre à ma force vitale. » Et il évoque aussi « la statue brisée » qui vit en lui.

Dans un autre texte, il revient sur ce qu'il a tenté de réaliser par l'écriture : « A l'encontre de tous, à l'encontre de l'ordre et de la société, je crée un monde qui ne se soumet à aucune loi […]. Il y a deux mondes : l'ancien et le nouveau, mais alors qu'est-ce que ce monde que je crée ? Un tiers monde ? Il y a deux voies ; mais alors, qu'est cette tierce route ? » C’est précisément à ces questions que répond Bernard Sobel. Le tiers monde et la tierce route, « soumis à aucune loi », c'est le théâtre. Et c'est magnifique.

 

 


 

(1) L'Age d'Homme/Points Seuil

(2) L'Age d'Homme

(3) Le Livre des adieux, éd. du Rocher.

 

 

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