À l'issue d'un concours de circonstances, je me suis retrouvé à diriger avec Jean-Christophe Marcel — et le concours déterminant de l'ami Wolf Feuerhahn — le numéro 32 de la Revue d'histoire des sciences humaines, intitulé « Penser par écoles ». Il est arrivé chez l'éditeur, mais ne paraîtra officiellement que le 12 juillet prochain. Il faut dire qu'il a pris un certain retard. Le dossier comprend six textes et un entretien avec Jean-Michel Chapoulie, l'auteur du passionnant La Tradition sociologique de Chicago (dont la 2e édition vient de paraître). Les objets des articles sont variés, ces derniers reposent le plus souvent sur une étude de cas, avec une grande variété disciplinaire, même si la sociologie est assez présente. Et pour cause, dans la mesure où les sociologues ont investi assez fortement — mais aussi pas mal décrié — cette façon de délimiter, définir ou contraster des collectifs de recherche. On trouve dans ce volume des contributions d'historiennes (J. Carroy, A. Petit, M.-C. Robic) et de sociologues (M. Hirschhorn, J.-M. Chapoulie) chevronné-e-s, ainsi qu'un texte d'un jeune chercheur, Jean-Baptiste Devaux. À cet égard, le volume contraste pas mal avec le précédent. Je ne résumerai pas ici les différents articles, dont on trouvera les titres ci-dessous (ils sont assez parlants). Je suis particulièrement heureux que le volume comprenne un texte de Marie-Claire Robic sur le label «école française de géographie » et ses multiples variants, non seulement parce que ça lui a donné l'occasion de faire le point sur l'historicité de cette étiquetage, mais aussi parce que, d'une certaine manière, elle a elle-même «fait école » et je suis bien placé pour le savoir. Je suis aussi ravi de l'entretien que nous avons eu avec J.-M. Chapoulie, occasion de donner à cette figure discrète mais très sûre la possibilité de revenir plus globalement sur sa trajectoire et ses convictions.
J'ai écrit l'introduction, où j'explore (entre autres choses) quatre univers disjoints et fonctionnant en silo : une certaine sociologie fonctionnaliste américaine ayant pratiqué une forme d'histoire disciplinaire à la fin des années 1960 / début des années 1970 (Terry Clark, Edward Tiryakian) et ses émules (Martin Bulmer) ou contempteurs (Lee Harvey) britanniques ; un ensemble d'historiens des sciences (de laboratoire) anglo-américains (citons Jack Morrell, Gerald Geison, John Servos et Kathryn Olseko) ayant développé en interaction dans les années 1970-1990 le thème plus spécifique des « research schools », qui leur semblait l'unité fonctionnelle à travers laquelle on pouvait étudier l'affirmation des sciences de laboratoire (et dans une moindre mesure des sciences de terrain comme l'écologie ou la géologie) au XIXe et au début du XXe siècle ; deux historiens de la linguistique ayant surtout exploré la valeur de démarcation de la catégorie d'« école de pensée » (Olga Amsterdamska, Christian Puech) ; enfin un certain nombre de sociologues américains et français (Andrew Abbott, Howard Becker, Jean-Louis Fabiani, etc.) ayant abordé cette catégorie d'« école » avec des sentiments ambivalents. Comme il est aisé de le constater, il n'est pas vraiment question d'histoire de la géographie... L'une des conclusions les plus marquantes à mes yeux serait qu'en histoire des sciences (humaines et sociales) aujourd'hui, travailler sérieusement sur des « écoles » revient le plus souvent à examiner des opérations d'étiquetage (en négatif comme en positif). L'alternative possible serait de s'en tenir à la signification littérale du terme et d'examiner les processus de transmission et de reproduction mis en œuvre par des universitaires ou chercheurs. Ou encore de considérer des « schools of activity » en suivant la piste proposée par Samuel Gilmore, qui met en exergue le « faire avec » ou le « faire ensemble », plutôt que l'idée d'un groupe réuni autour d'une doctrine homogène.
Me reste à signaler pour finir un bel article en varia de Laurent Dedryvère sur le parcours de Walther Heissig dans les années 1930 et les années 1940-45 : avant de devenir un spécialiste mondialement reconnu des études mongoles, W. Heissig a eu une jeunesse (tristement banale à l'époque) d'engagements national-socialistes, que l'auteur retrace minutieusement, en montrant la souplesse et l'opportunisme de ses choix politico-académiques successifs. Il aurait d'ailleurs pu devenir l'un des tenants de la Geopolitik haushoférienne, même s'il a choisi après guerre une ligne beaucoup plus érudite et discrète. On trouvera également un stimulant panorama des recompositions des sciences sociales dans l'espace post-yougoslave, proposé par Anne Madelain et Agustín Cosovschi.
Argumentaire du dossier
Parler d'« école » à propos de collectifs savants est très commun, mais fait rarement l’objet d’enquêtes historiques. L’objectif de ce numéro est de prendre au sérieux son usage par les savants, non seulement comme étiquette commode ou à charge, mais aussi comme révélateur de la fabrique des sciences humaines et sociales, en particulier depuis qu’elles sont devenues des disciplines (fin xixe – début xxe siècles). Qui dit « école » dit « maître(s) » et « élève(s) », des modalités de transmission et d’élaboration collective, mais aussi de subversion plus ou moins avouée. La catégorie peut renvoyer à des styles et des pratiques scientifiques (sous la formule controversée des « écoles de pensée »), à des conditions de production localisées, à des modes de fonctionnement de la recherche et de l’enseignement. Bien souvent, on parle d’« écoles » en sciences humaines et sociales pour insister sur la construction, à un moment donné, d’une tradition, sinon d’une orthodoxie. À travers des cas variés dans le temps et l’espace, et d’ampleur inégale, ce volume entend contribuer à renouveler le travail historiographique sur cette catégorie d’analyse.
Sommaire
Les Écoles en sciences de l’homme : usages indigènes et catégories analytiques (introduction)
Olivier Orain
Les chemins de l’école (1860-1914). Usages du label d’école à propos de la géographie française
Marie-Claire Robic
Jeux d’écoles hypnotiques : Paris-Nancy fin de siècle
Jacqueline Carroy
Positivisme(s), écoles et mouvances
Annie Petit
L’impossible reproduction d’un collectif savant. Faire école en économie industrielle en France (1975-1991)
Jean-Baptiste Devaux
L’école en sociologie : catégorie, objet, étiquette
Monique Hirschhorn
Réfléchir depuis Chicago : le regard de Jean-Michel Chapoulie sur une tradition qui n’a pas fait école
Wolf Feuerhahn et Olivier Orain
Document (hors dossier)
Norbert Elias, Sur l’émergence des sciences modernes de la nature. Plan pour un projet d’habilitation [traduction par Agathe Orain]
Norbert Elias et les études sur la Renaissance à Heidelberg (années 1920) [traduction par Wolf Feuerhahn]
Reinhard Blomert
Varia
De l’engagement national-socialiste à l’érudition philologique. Walther Heissig et les débuts des études mongoles en Allemagne
Laurent Dedryvère
Débats, chantiers et livres
L’espace post-yougoslave : un laboratoire des sciences humaines et sociales?
Anne Madelain et Agustín Cosovschi
• Han F. Vermeulen, Before Boas. The Genesis of Ethnography and Ethnology in the German Enlightenment, Lincoln/Londres, University of Nebraska Press, 2015. (Silvia Sebastiani)
• Annie Petit, Le système d’Auguste Comte. De la science à la religion par la philosophie, Paris, Vrin, 2016. (Anne-Marie Drouin-Hans)
• Jacqueline Léon, Histoire de l’automatisation des sciences du langage, Lyon, ENS Éditions, 2015. (Emanuel Bertrand)