Récemment, une jeune collègue dont je trouve le travail remarquable est venue nous parler de ses recherches. Elle avait intitulé son exposé « Au bord de la falaise. Faire une géographie des homosexualités ». Le titre, emprunté à Roger Chartier, tentait d’exprimer le sentiment de difficulté qu’elle éprouve face à des auditoires de géographes. Il lui appartiendrait plus qu’à moi de développer ce point. Il est aussi des gens pour lui dire combien ils la trouvent «courageuse» de s’être lancée dans une thèse sur ce sujet. Je ne saurais dire si ce genre de jugement me semble sympathique ou inutilement effrayant.
À travers ce sujet précis, mais aussi plus largement, se pose une question d'importance. Les géographes universitaires sont supposés être des travailleurs de l’esprit, exerçant leur activité majoritairement dans des facs de Lettres et/ou dans le champ des sciences humaines. Ils ont passé des thèses après un long parcours de formation. Comment se fait-il qu’un sujet comme « la géographie des homosexualités » puisse poser problème en 2007 ? Et à qui ? Faut-il en outre y voir quelque chose de spécifique ou le reflet d’une difficulté plus large sur ce que l’on appelle parfois les problèmes de société ? Je ne prétends pas apporter de réponses définitives, mais exprimer une opinion, éventuellement pour nourrir un débat.
Épousant ce qui n’est peut-être qu’un préjugé, j’ai tendance à penser que l’appréhension des questions de société est grosso modo d’autant plus libérale (au sens américain) que l’on a atteint un niveau d’études élevé. En outre, les « littéraires » sont réputés comme le groupe le plus typé de ce point de vue. Sur des sujets aussi divers que la consommation de drogue, la politique à mener à l’endroit des jeunes délinquants, les droits des homosexuels, la lutte contre le racisme, la démocratie participative, etc., tendanciellement, on pourrait supposer que le monde des chercheurs et universitaires a des opinions nettement plus favorables que la moyenne de la population. Bien entendu, en fonction de leur obédience politique ou de leurs vues morales, des individus formant un effectif plus ou moins important peuvent incarner d’autres valeurs. C’est notoire en ce qui concerne les professeurs de droit ou de médecine. On se souvient aussi des positions tenues un temps par des anthropologues et des psychanalystes à propos du PACS. Une autre variable importante serait l’âge : des positions conservatrices sont d’autant plus répandues que l’on « monte » en âge. Il me semble toutefois que c’est moins pertinent dans les milieux universitaires qu’ailleurs. Enfin, il est vraisemblable que les origines socio-culturelles ont une importance non négligeable, en particulier pour ce qui est de la perception de l’homosexualité : c’est dans la moyenne bourgeoisie et les milieux cultivés qu’elle suscite le moins de réactions d’hostilité. Là encore, il ne s’agit pas d’un déterminisme strict, mais d’une règle probabiliste.
J’ai discuté du sujet avec plusieurs collègues pour tester certaines de mes analyses concernant la communauté des géographes. Il faut sans doute aborder les choses au niveau le plus global pour commencer. Il est assez évident que les questions ayant trait aux individus dans leur singularité sont longtemps restées hors champ disciplinaire. Ce n'était pas un problème de savoir-faire technique : dès le XIXe siècle, on savait étudier avec profit des populations construites par agrégations et différenciant les territoires. Il en va ainsi précisément des problèmes sociaux, dont Gilles Palsky a montré qu’ils avaient intéressé d’abord des médecins, des statisticiens ou des commis de l’État du point de vue de leur distribution dans l’espace national. La cartographie et l’analyse spatiale de l’alcoolisme, de la nuptialité ou de la «divorcialité», etc., furent longtemps l’apanage des hygiénistes puis des services sociaux, les universitaires classiques ayant tendance à penser que ce n’était « pas de la géographie ». À partir des années 1960, le spectre des curiosités thématiques de la discipline n’a cessé de s’élargir. Dans le sillage de Renée Rochefort, les questions sociales ont progressivement cessé d’être taboues. Pourtant, on peut observer la persistance de blocages concernant les comportements individuels. La géographie des luttes sociales a quarante ans, comme celle des personnes âgées. Et quand les individus sont devenus rois, dans les années 1990, le verrou de la vie intime n'a pas sauté. Les groupes sociaux, les pratiques culturelles, les institutions sociales (comme l’école) sont devenus des objets légitimes de la géographie. En revanche, les questions de mœurs, en particulier quant elles renvoient aux pratiques sexuelles, sont de facto un angle mort de la discipline, en France en tout cas.
Marie-Claire Robic relevait récemment que d’autres sujets de société sont laissés en friche alors qu’une lecture géographique aurait indéniablement du sens — à propos de la pauvreté par exemple. Je persiste à penser que les questions engageant l'intimité des individus et des familles sont plus systématiquement hors-champ. Sous réserve que ce soit réalisable, je suis persuadé qu’une étude géographique de la culture domestique de cannabis, ou de la fraude fiscale, ou de la violence familiale, donnerait des résultats intéressants. Baptiste Coulmont, sociologue convaincu de la valeur heuristique des analyses spatiales, développe des réflexions très intéressantes sur les sex-shops. Emmanuel Redoutey, urbaniste, s'intéresse aux lieux de prostitution et aux processus écologiques (au sens de Park et MacKenzie) qu'ils engendrent. Par contraste, il faut dire que les géographes répugnent, bien davantage que les sociologues, à plonger dans des sujets traitant (pour tout ou partie) de phénomènes illégaux. Ils aiment Les Fourmis d’Europe d’Alain Tarrius, mais sont-ils prêts à étudier les travailleurs clandestins comme l’a fait le sociologue de Perpignan ? Il en va sans doute pour partie des systèmes de légitimation scientifique : les terrains des géographes doivent être localisés pour être décrits, là où les sciences sociales se servent du déréférencement géographique pour protéger l’anonymat des enquêtés ; la règle du grand nombre (d’entretiens par exemple) est impitoyable en géographie, alors que certains ethnologues (comme Florence Weber) récusent l’idée qu’il faut nécessairement un large panel pour qu’un travail soit représentatif, donc pertinent. Quand il s'agit d'analyse spatiale, ce sont d'autres types de problèmes qui émergent, relatifs aux sources de données et à leur robustesse pour un traitement statistique. Même si les normes de validation pèsent incontestablement pour disqualifier certaines thématiques, même si les problèmes méthodologiques sont réels, il y a des obstacles d'une autre nature.
Même si les premières affirmations datent des années 1970, ce n’est qu’au milieu de la décennie suivante que s’est établi un consensus apparent sur le positionnement de la discipline parmi les sciences sociales. Et adhésion ne veut pas dire acculturation. Vingt ans plus tard, s’il existe une indéniable culture sociologique chez des individus ou dans certains réseaux, des pans entiers de la discipline y demeurent hermétiques : c’est assez frappant en géographie physique (au sens large). Lorsque figurait aux concours la question des «risques», j’avais été frappé par le caractère extrêmement naturaliste de l’abord de la question par la plupart de mes collègues toulousains, pourtant élèves de Georges Bertrand. Dans la littérature ad hoc produite sur la question, rares étaient les références aux travaux d’Ulrich Beck. Tout se passait comme si la question de savoir comment les sociétés occidentales avaient fait émerger cette préoccupation devait forcément céder le pas à une évaluation des types de risques dans leur apparente objectivité. À quelques exceptions notables, la géographie de l’environnement me semble marquée par le naturalisme et par un évitement du caractère socialement signifiant de ses objets de recherche et de la question environnementale en général. Souvent, la dimension « anthropique » renvoie essentiellement au rôle négatif, amplificateur ou destructeur, des activités humaines. En outre, j’avais été effaré par le développement d’un discours sur les « risques sociaux » vers lesquels avait été étendue la question de concours précédemment évoquée, qui dans une logique quasi sécuritaire construisait les quartiers « sensibles » dans un voisinage avec les volcans et les inondations… Au reste, de larges pans de la géographie que l’on dit humaine ne sont guère mieux lotis : les géographes qui font de l’aménagement, même s’ils parlent d’acteurs, utilisent très peu la sociologie comme ressort explicatif. Ils ont un faible pour l’histoire des politiques publiques et le détail des opérations, avec souvent une neutralité politique et un évitement des registres de la critique ou de la déconstruction. Bien entendu, il s’agit encore d’une tendance, marquée par de nombreuses exceptions.
Je n’ai pas fait ce long détour par plaisir de la digression, mais pour essayer d’exposer ce qui me semble un symptôme : il existe encore un objectivisme géographique rétif à toute mise en perspective socio-logique des objets disciplinaires. Il s’atténue lentement, mais je ne serais pas étonné qu’il soit encore assez majoritaire. Or je ferais l’hypothèse qu’il y a une congruence forte entre la réticence à aborder certains « problèmes de société » et cet objectivisme cognitif. Je pense que les cursus de formation ont une responsabilité importante : si des géographes de plus en plus nombreux lisent des sciences sociales, c’est de leur propre initiative, et non pas dans la logique d’une formation collective. À concurrence (forte) de l’histoire, ils peuvent avoir suivi des enseignements de sociologie lors de leurs premières années d’études, mais il s’agit à ce stade d’une teinture assez superficielle, de surcroît complètement externe et optionnelle. L’histoire est souvent le biais par lequel des individus en sont venus à acquérir une culture du social — mais cela dépend aussi de la façon dont l’histoire est enseignée. Dans sa version politiste et événementielle, elle ne peut pas grand-chose…
L’ensemble de ces considérations permet, du moins je l’espère, d’appréhender les obstacles de type cognitif qui font que la géographie ne s’est ouverte que très récemment à des sujets comme l’homosexualité et qu'elle demeure rétive à des objets potentiellement réprouvables. À ma connaissance, l’article de Boris Grésillon sur les lieux de la culture homosexuelle à Berlin, publié dans L’Espace géographique en 2000, a constitué une première. Sept ans plus tard, d’après ce qui a pu m’être dit, les propositions d’article sur le sujet sont de plus en plus nombreuses. En revanche, autre symptôme, j’ai cru comprendre que ce sont des hétérosexuels qui publient sur la question en France. Marianne Blidon explique ceci par les effets de stigmate qu'engendre la thématique, qui d'emblée devrait dire quelque chose sur le chercheur. Elle sait de quoi elle parle, mais c'est une situation déplorable. A-t-on jamais imaginé les géographes qui travaillent sur les paradis fiscaux ou les réseaux de la drogue en mafiosi ? Les lecteurs d’Outsiders se posent-ils la question de savoir si Howard Becker a fumé du cannabis ? Pourquoi parler d'homosexualité est générateur d'effets « classants » et pourrait-on observer des phénomènes similaires dans d’autres domaines ? L’épistémologie de la géographie présente - j'en sais quelque chose - des analogies en termes de stigmate. Mais il s’agit d’un segment au statut ambigu, à la fois pas très bien vu et doté d’un certain prestige intellectuel. D'un autre côté, je ne vois pas pourquoi l’identité sexuelle des auteurs importe, ni en quoi elle les rendrait plus ou moins aptes à parler légitimement de questions de sexualité. La seule légitimité, c'est celle que confère un travail solide. Enfin, je crois que nous n’avons pas le recul nécessaire pour savoir si à l’avenir avoir travaillé sur l’homosexualité pourra être un handicap pour devenir un géographe universitaire ou si cela va se banaliser. Je l’écris froidement tout en souhaitant vivement que le second scénario soit le bon.
Néanmoins, on atteint une dimension socio-culturelle qui me semble importante, et qui est assez difficile à exprimer avec délicatesse. Il me semble que les géographes français se caractérisent par une proportion assez élevée d’individus anti-intellectualistes, et/ou homophobes, et/ou éventuellement misogynes. Je fais un « paquet » parce que ce sont des traits liés d’après moi, qui correspondent à une certaine forme de culture viriliste. On a longtemps retrouvé des caractéristiques similaires chez les historiens, mais il y a eu un changement des mentalités plus précoce. Néanmoins, à titre d’anecdote, je pourrais évoquer le cas d’une historienne de Toulouse qui a quitté son mari pour une femme il y a plus de 20 ans et contre laquelle ses collègues avaient signé une pétition. Qui aurait fait de même lorsqu’un quinquagénaire succombe aux charmes d’une de ses jeunes étudiantes ?
Au moment du PACS, il paraît qu’un géographe de Paris IV bien connu s’est élevé contre le projet de loi. Voilà une manifestation singulière objectivable ; il n’en existe guère d’autres. C’est surtout par le biais des témoignages et de l’expérience personnelle que l’on peut se forger une opinion en la matière, ce qui est assez délicat. Au demeurant, quand j’énonce ce qui est affirmé à l’alinéa précédent, certains collègues s’étonnent de ce jugement, notamment ceux qui sont parisiens ou travaillent sur des problématiques assez intellectuelles. Il est fréquent qu’ils relativisent en affirmant que ça n’a guère été plus facile dans les disciplines voisines.
En classes préparatoires, dans un vivier très diversifié, je n’ai jamais rien remarqué d’homophobe dans mon entourage (y ai-je pris garde ?). En revanche, dès que je suis entré à l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud j’ai été frappé par un double phénomène de visibilité des gays et d’homophobie. La seule section où il n’y avait aucun homo affiché était la géographie, et c’est là que j’ai souvent entendu des réflexions assez désagréables, du genre « chez nous, ça n’existe pas ». Le climat à l’Institut de géographie était assez similaire à celui d’une classe scientifique de lycée. Au reste, s’il y avait certainement des gays, ils étaient au placard. Il y avait deux attitudes assez différentes : le rejet primaire et le mépris distingué, teinté de commisération. Mais c’est plus tard, à Toulouse, que j’ai rencontré les comportements les plus frappants. Je me souviens notamment d’une réunion pédagogique où nous étions une dizaine et durant laquelle deux collègues quinquagénaires, un homme et une femme, se sont lancés dans une philippique contre l’historienne que j’ai déjà évoquée. Et la collègue de nous expliquer qu’elle concevrait parfaitement que son mari la trompe avec une femme, mais avec un homme, alors ça non ! Pas un seul des gens de mon âge n’a semblé s’émouvoir de ces propos. Je me suis senti bien seul quand je me suis fâché. De blagues de couloir en réflexions sur certains étudiants, incidemment, je peux attester que cette humeur était répandue. Peut-être que si je n’avais pas été marié et père de famille, je n’aurais pas eu l’honneur d’entendre ce ramassis de bêtises. Pourtant, je n’ai pas été épargné par les réflexions anti-intellectualistes, qui étaient souvent l’autre face de la médaille, même si j’en ai sans doute beaucoup moins entendu que d’autres, incarnant à mon corps défendant la figure de l’intello (donc arrogant) de service.
Voilà pour le témoignage. Il est clair qu’il s’agirait d’une caractéristique plutôt masculine (mais pas exclusivement), plutôt associée à des générations nées avant les années 1970, assez liée avec des comportements globalement machistes et anti-intellectualistes. Je pense que c’est en train de changer. Il y avait parmi les doctorants à Toulouse quelques gays, connus comme tels, sauf sans doute des collègues les plus réacs. Leurs recherches n’avaient strictement rien à voir avec leur identité sexuelle en revanche, ce qui n’est pas forcément explicable par la peur de la stigmatisation. Pourquoi une recherche se fonderait-elle nécessairement sur des questions d’ordre personnel ? Et pourquoi cet aspect-là d’une personnalité devrait-il mettre les autres sous l’éteignoir ?
Comment expliquer que tendanciellement les géographes aient été longtemps davantage homophobes et anti-intellectualistes que d’autres praticiens des sciences de l’homme, si mon évaluation est correcte? C’est certainement lié au recrutement socio-culturel de la discipline, analysé il y a longtemps par Pierre Bourdieu dans Homo academicus. Les géographes sont longtemps venus de milieux moins bien dotés en capital culturel initial, parce que la discipline n’en requerrait pas énormément, parce que ses systèmes de valorisation étaient proches de ceux des sciences de la nature et parce que son prestige intellectuel était faible. Ce qui fait à mes yeux un aspect sympathique de la géographie (elle n’est pas la chasse gardée des Héritiers) est en même temps sans doute à l’origine d’opinions assez conformistes en matière de mœurs et de postures de défiance par rapport aux choses de l’esprit. Par ailleurs, jusque dans les années 1970, il y a eu une sur-représentation masculine, qui depuis a cessé, même si à quelques exceptions près, les hommes continuent de truster les positions de pouvoir et à être proportionnellement en surnombre parmi les professeurs d’université et les directeurs de recherche.
Je n'ai pas parlé de l'hypothèque du communautarisme, parce qu'elle ne peut être utilisée dans un contexte comparatif français. Dans la récente émission de Sylvain Kahn (sur France Culture) consacrée au sexe dans l'espace urbain, Emmanuel Redoutey expliquait l'importance bien plus grande de la gay geography dans le monde anglo-saxon par les réticences idéologiques que suscite le communautarisme en France. Il est vraisemblable que c'est un argument qui a dû jouer pour l'ensemble des sciences humaines. En revanche, je ne suis pas certain qu'il soit différenciant entre l'histoire, la sociologie et la géographie. Cela fait partie assurément des « bonnes raisons » que se donnent les personnes qui réfutent l'intérêt de travailler sur l'homosexualité. Voilà encore un -isme disqualifiant qui stérilise à l'avance toute réflexion sérieuse.
Il va de soi que l’on ne peut que souhaiter la disparition des singularités structurelles de la géographie. La tenue, le mardi 22 mai à Bordeaux 3, d'une journée d’étude intitulée « sexe de l’espace, sexe dans l’espace », organisée par l’Association des doctorants de géographie (relevé sur le site de France culture), est sans doute un signe supplémentaire que certains tabous sont en train d'être levés. Il ne faudrait pas non plus considérer que l'on fait la même chose quand on travaille sur la territorialisation de pratiques sexuelles ou quand on s'intéresse à la géographie d'un groupe s'identifiant selon des modalités spécifiques. Quant au « sexe de l’espace », je confesse que cela me laisse pour le moins perplexe, comme formule ou comme programme. Sans doute faudra-t-il du temps aussi pour que la réflexion se décante. Sans doute une place réelle accordée à la formation aux sciences sociales aiderait-elle les géographes à dépasser certaines opinions communes, tandis qu'un minimum de recul rationnel les aiderait à éviter les slogans qui menacent de verser dans le non sens. Je ne considère pas non plus la sociologie comme une panacée.