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Du spatialisme et du pluralisme

Est sorti récemment Penser et faire la géographie sociale, l'un des trois volumes qui feront suite au colloque de Rennes (2004), « Espaces et sociétés aujourd'hui. La géographie sociale dans les sciences sociales et dans l'action ». Je suis loin d'en avoir terminé la lecture et l'objet de ce bulletin n'est pas d'en faire un compte-rendu. En revanche, j'ai été frappé de constater avec quelle virulence certains auteurs s'en prenaient à deux cibles à peu près indistinctes, le "spatialisme" et Roger Brunet. Ce n'est pas la première fois que ce type d'attaque a lieu, mais jusqu'à présent, elles émanaient de gens pour qui je n'avais pas une estime très marquée. Qu'Hérodote publie un numéro qui sonne la cabbale contre « le grand chorémateur » en 1995 ne m'avait pas beaucoup surpris (Les Géographes, la science et l'illusion, n° 74). Que de doctes auteurs de manuels réduisent la « nouvelle géographie » aux chorèmes m'avait déjà beaucoup plus agacé. Mais je m'étais rendu compte que c'était à l'image de l'indigence générale de leur propos. Puis Michel Lussault vint, qui « réinventa » (ou du moins popularisa) le stigmate du spatialisme — qu'on doit sans doute originellement à Manuel Castells —, notamment dans ses articles  « Reconstruire le bureau (pour en finir avec le spatialisme) » ou « Action(s) ! » (tous les deux en 2000).Dans le Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés (2003), il a repris son réquisitoire (p. 864-866) en le condensant. Il semblerait que ces entreprises de disqualification ont fini par diffuser, y compris dans cette géographie sociale que j'aime et respecte.

Nul n'ignore l'extrême importance de l'étiquetage pour faire exister socialement quelque chose de neuf. Dans le monde des idées, l'arrivée d'un nouvel "-isme" indique une tentative de cette sorte. La plupart du temps, il s'agit d'une opération positive, conquérante. Rappelons-nous sur quels fonds baptismaux Auguste Comte accoucha de son positivisme ou Guy Debord du situationnisme... Pourtant, il est rare que l'étiquette perpétue longtemps sa connotation positive. Dans l'univers impitoyable des penseurs, il est rare qu'un -isme quelconque ne voie pas son auréole ternir au bout de dix, vingt ou cinquante ans. Dès lors, le mot si doux devient progressivement une insulte, une marque d'infamie. Dans le monde des sciences sociales d'aujourd'hui, il vaut mieux par exemple ne pas se réclamer du positivisme, car il n'y a rien de plus has been. Il arrive aussi de plus en plus souvent que le -isme soit d'emblée un label igniominieux. Pensons au "relativisme", cette étiquette dégradante co-inventée par les Eglises, les scientifiques et divers autres tenants d'une forme - disons moderne - d'universalisme. Réagissant d'une façon conforme aux analyses d'Howard Becker dans Outsiders, les stigmatisés s'approprient parfois la marque d'infamie et la retournent contre leurs détracteurs. Il est arrivé à des philosophes aussi notoires que Richard Rorty ou Peter Hacker de s'affirmer tels, mais les relativistes avoués ne courrent pas les rues. Maintenant que de surcroît monsieur Nicolas Sarkozy nous a montré que relativisme = mai 1968 = faillite, il y a fort à parier que la Société dans son ensemble fera les gros yeux à tout ce qui rappelle cette vile triade.
Mais revenons au "spatialisme". Sous réserve d'une enquête de plus ample envergure, il me semble que l'on se trouve justement en face d'une étiquette disqualifiante. Il faudrait confronter avec le contexte américain pour voir s'il y a quelque chose d'équivalent et faire une recherche lexicale plus poussée. Dans les années 1970, des sociologues marxistes de l'urbain, autour de Manuel Castells, employaient déjà ce terme (voir à ce sujet La Question urbaine de M. Castells, publié en 1973). Ultérieurement, les géographes ont plutôt parlé de "fétichisme de l'espace", notamment parmi les théoriciens-quantitativistes. Pour le moment, je m'en tiens à l'idée que c'est Michel Lussault qui a donné au vocable une nouvelle jeunesse (quand bien même l'idée était rémanente). Dans quel but ? Comme il l'a lui-même exprimé dans différents textes, le "spatialisme" se caractérise par une analyse de "l'espace" qui n'a pas besoin d'une théorie du social pour fonctionner. En somme, il s'agirait d'une approche morphologique qui ne s'enracinerait pas dans le "sociétal" (terme de l'auteur). Un jour, je mettrai noir sur blanc l'intégralité de ma lecture de "Reconstruire le bureau...". Pour l'instant, je vais me contenter de quelques remarques. Dans ce texte, M. Lussault met dans le même sac géographes classiques et théoriciens-quantitativistes, accusés d'avoir fait la même erreur : étudier l'espace comme une "chose en soi" en négligeant la société, et la nature "sociétale" de la géographie. En définitive, pour employer une autre terminologie, il leur reproche ce qui est typique du positivisme, à savoir la définition d'un ordre de phénomène issu d'un processus de catégorisation, et la recherche de régularités causales strictement à l'intérieur de ce régime phénoménal. Au lieu de quoi, Michel Lussault voudrait que l'on parte d'un autre ordre de phénomène, le "sociétal", et que l'on s'intéresse à la façon dont celui-ci croise ou produit ces autres ordres phénoménaux. Pourquoi pas ? Je suppose de surcroît qu'il ne doit pas aimer la méthodologie du positivisme, ce qui peut parfaitement se concevoir, aussi.

Je tiens à rappeler que cette critique a existé bien avant le sobriquet de « spatialisme », notamment chez deux auteurs francophones assez connus : Jean-Bernard Racine et Jean-Paul Ferrier. Dans son texte-fleuve du Géopoint 76, « La géographie moderne dans la problématique des sciences sociales : des paradigmes de la totalité aux paradigmes critiques. », (Groupe Dupont, Géopoint 76, Théories et géographie, p. 113-170), J.-B. Racine disait déjà la même chose : qu'il fallait à la géographie une théorie sociale préalable afin d'éviter tout « fétichisme de l'espace »... À l'époque, nourri par la lecture de M. Castells, il se demandait d'ailleurs si le marxisme n'était pas cette théorie qu'il fallait à la géographie en amont de son travail sur l'espace. Au reste, d'autres nouveaux géographes avaient à coeur d'éviter de traiter l'espace comme un préalable, notamment Franck Auriac, qui refusait de parler de « système spatial » et préférait l'expression « système spatialisé ». Il ne s'agissait pas d'une querelle d'arrière-garde, mais d'un point de division au sein même de la géographie théorique et quantitative. Le mot d'ordre de l'époque était de revendiquer d'une manière générale des théories préalables, contre la « vieille géographie » implicite et inductive. À ce titre, l'amalgame entre l'école vidalienne — qui ne parlait même pas d'espace — et les courants issus des années 1970, me semble passablement gênant. Quant à Jean-Paul Ferrier, il réclamait dans ces mêmes années que la géographie se fasse « critique » au service du bonheur des hommes en société. Cela impliquait de partir du « référentiel habitant », ce qui est une autre façon de refuser le positivisme. Légèrement plus tard, on a retrouvé des réticences assez comparables chez Bernard Kayser et ses élèves, et dans la géographie sociale de l'Ouest : la géographie « quantitative » était suspecte de « perdre le social », c'est-à-dire, en définitive, de ne rien pouvoir dire sur notre monde, sur les luttes qui le traversent.

Qu'est-ce que je retiens de tout cela ?

Je retiens que de nombreux géographes veulent d'abord et avant tout être des praticiens des sciences sociales et dire des choses sur les problèmes de nos sociétés contemporaines. Je comprends parfaitement cette position et je la respecte totalement. Je ne suis pas de ceux qui s'offusquent à propos de tel ou telle, sous prétexte qu'il (ou elle) ne serait "pas suffisament géographe". Si je devais retravailler sur la Russie d'aujourd'hui, il est absolument clair à mes yeux que mon raisonnement partirait d'une réflexion sur les mécanismes sociaux à l'oeuvre là-bas (à commencer par le localisme, comme réflexe de socialisation et pensée de la Russie et du monde). Par voie de conséquence, je n'ai absolument aucun problème avec cette façon d'aborder la géographie, qui va du social au territorial.
En revanche, j'aimerais rappeler à tous ceux qui l'ont oublié qu'il n'existe pas une mais plusieurs théories du social. Si la sociologie et l'anthropologie étaient des domaines unifiés et cumulatifs, cela se saurait. J'aimerais que l'on m'explique comment on pourrait partir d'une théorie du social pour faire de la géographie... Je ne suis pas convaincu que l'on puisse mixer dans un shaker du Boudon, du Bourdieu, du Boltanski et du Baudelot (pour m'arrêter à la lettre "B"). Je ne suis pas non plus certain que pour entreprendre une bonne action l'actionnisme soit compatible avec l'interactionnisme... Prétendre que l'on va édifier une théorie du social avant de faire de la géographie est une chimère. Plus raisonnablement, il me semble en revanche nécessaire d'expliciter les références théoriques issues des sciences sociales que l'on peut mobiliser a priori, ou ad hoc... L'ennui, aussi, avec ces maniements nécessaires, est leur finalité. Autant je défendrai toujours quelqu'un qui hybride des choses et avance dans l'inconnu avec la canne de son appareil théorique, autant je déteste les actes d'allégeance sans effet opératoire. A quoi bon se revendiquer de Bourdieu ou de Goffmann ou de Latour si l'on n'en fait rien ? A quoi bon faire du name dropping quand il s'agit seulement de masquer l'indigence de ce que l'on a à dire? Une esthétique du "coup permanent", héritée du monde de l'art, est en train d'empoisonner les sciences de l'homme : il faut toujours avoir un coup théorique d'avance, des références plus in, de l'audace dans l'inventivité et la métaphoricité...
Pour en revenir à nos moutons géographiques, une fois admis que nous n'inventerons pas de big theory du social pour régler à l'avance l'activité de la discipline, il est aussi une autre question à se poser : est-ce que dans les autres sciences de l'homme et de la société, il est toujours nécessaire d'en passer par une théorie préalable du social ? Que font nos collègues linguistes, socio-linguistes, économistes, politistes, historiens, psychologues, archéologues, juristes, etc. ? Parfois, effectivement, ils ont une théorie du social préalable (ou plusieurs). Mais pas toujours, loin s'en faut. Ils peuvent aussi en bricoler une a posteriori, voir refuser catégoriquement de traiter de leurs problèmes avec ce genre de préalable. Jusqu'à preuve du contraire, on parle certes d'économisme, mais peu d'archéologisme ou de linguisticisme...
Pourquoi refuser à certains géographes d'entrer par autre chose que le "social" des sociologues dans leur travail alors qu'on le conçoit pour d'autres ? Pourquoi tant de haine pour les "spatialistes" ? Ne pourrait-on pas tolérer que tous les géographes ne suivent pas les mêmes voies et ne pas faire montre d'une intolérance qui parfois devient franchement pénible ? Personnellement, je nourris une aversion marquée pour tous les doctrinaires-programmatiques, surtout quand ils se gardent bien de montrer ce que leur doctrine-programme pourrait apporter comme supplément d'intelligibilité à notre monde...
En outre, chez la plupart des contempteurs du "spatialisme", on ne sait pas trop ce qui est mis derrière le mot "espace". Il s'agit la plupart du temps d'un a priori, d'une "forme vide". Cela permet de rabattre sur le même plan la nature ou les paysages des vidaliens et l'espace des travaux des années 1970-1980, alors qu'on a affaire à des objets et à des paradigmes radicalement incommensurables. Lorsque j'ai travaillé sur la production des années 1960, je m'étais rendu compte que ce mot "espace" y faisait certes une entrée fracassante, mais qu'il n'y avait aucune sémantique derrière. Le mot reprenait les termes anciens comme "milieu", "région", "paysage", rajoutait d'autres significations, mais 1°) rien n'était jamais explicité et 2°) la multiplicité des acceptions rendait improbable d'assigner une stabilité sémantique au terme. J'en suis venu à la conclusion qu'espace désignait alors "tout objet qu'étudie la géographie", que c'était donc d'abord et avant tout un déictique disciplinaire (un truc qui fait "dring ! attention : géographie !").
Force est de constater que les contempteurs du spatialisme en sont encore là et que leur "espace" est tout aussi vide de sens que chez Pierre George, Jacqueline Beaujeu-Garnier ou le Olivier Dollfus d'avant la Géographie universelle Belin-Reclus. Pourtant, entre temps, des penseurs forts ont essayé de préciser une théorie de l'espace géographique. Ils avaient pour nom Peter Haggett, Philippe Pinchemel, Georges Nicolas, Henri Reymond, Roger Brunet. Ils ont laissé des publications importantes, qui visaient précisement à indurer une sémantique d'espace afin de pouvoir travailler sur la spatialité des sociétés. On peut leur reprocher parfois d'avoir trop pensé l'espace indépendamment d'une théorie du social spécifique, mais leur projet était ailleurs. D'autres ont plus précisément travaillé à éviter toute réification de l'espace en analyse spatiale, comme Franck Auriac et Michel Vigouroux. Quand Roger Brunet a fait son travail sur l'antimonde du Goulag, avec les données de l'époque, il ouvrait des perspectives d'interprétation socio-économique du phénomène qui étaient tout à fait conséquentes. Par ailleurs, quel lecteur sérieux osera prétendre que la théorie évolutive des villes qu'échafaude Denise Pumain depuis 20 ans est dénuée de la moindre portée socio-anthropologique ? Il faudrait arrêter de dire des sottises. Dans une relation qui se voudrait explicative entre les pôles "espace" et "société", à quoi bon réclamer du sens pour l'un en négligeant l'autre ?
Bien entendu, il existe dans l'analyse spatiale actuelle des tendances formalistes ou "formistes", qui oublient de penser la signification sociale de théories spatiales. J'ai pu observer ce travers chez certains chercheurs lors du Géopoint 2002, La forme en géographie. Pour certains, avoir prouvé la fractalité de tel ou tel phénomène est suffisant, notamment s'il est "naturel". D'autres se complaisent dans les analyses factorielles presse-bouton ou les "systèmes multi-agents" comme on a pu adorer les surfaces d'aplanissement ou la télédétection il y a 30 ans. Je confesse que je n'aime pas plus ce formisme qui tourne à vide que la posture anti-spatialiste. Pour que l'analyse spatiale soit féconde, si elle ne part pas d'une théorie du social, il faut en revanche que ses résultats aient un feed-back pour la société et que l'on puisse donner un sens social à ses résultats.
Rien n'empêche que d'autres fassent autre chose. D'ailleurs, les démarches quantitativistes ne sont jamais devenues majoritaires en France. La cohabitation est le régime de facto de la recherche en géographie. Mon souhait serait que tous les étudiants reçoivent une culture qui leur permette à la fois de connaître l'ensemble des façons de faire de la géographie et d'opérer une évaluation critico-épistémologique de tout type de travail dans notre domaine. Par ailleurs, je pense qu'il y a d'autres intersections pour la géographie que la seule sociologie. Pour une géographie du pouvoir de Claude Raffestin est un livre qui possède indubitablement une grille problématique préalable, foucaldo-marxiste pour faire vite. En ce sens, ce n'est pas une théorie sociologique, plutôt une architecture politiste, avec des soubassements économiques. Il a essayé sur cette base de refonder une géographie politique cohérente. Devra-t-on lui reprocher l'absence d'une big theory de la société ? Au nom de quel dogmatisme nouveau genre ?
Bref : que l'on parte d'une théorie extra-géographique ou d'une démarche spatialiste, l'important demeurera toujours de clarifier ce que l'on veut faire et depuis quelle position l'on parle. Et l'on devra justifier, si l'on veut une géographie - science sociale, de l'intérêt (cognitif, pratique, tribunicien, etc.) pour la société de ce que l'on a avancé. N'oublions pas que certains de nos collègues se positionnent comme des naturalistes et que certains peuvent être déconnectés des débats sociologiques. A ce titre, il n'y a qu'en donnant une robuste culture en sciences sociales à nos étudiants que nous pourrions éviter l'ingénuité. Ce n'est pas en manipulant des SIG ou en faisant de la télédétection ou de la cartographie assistée par ordinateur que l'on peut apprendre à penser l'espace produit par les sociétés.
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