Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

brouillon

Du spatialisme et du pluralisme

Est sorti récemment Penser et faire la géographie sociale, l'un des trois volumes qui feront suite au colloque de Rennes (2004), « Espaces et sociétés aujourd'hui. La géographie sociale dans les sciences sociales et dans l'action ». Je suis loin d'en avoir terminé la lecture et l'objet de ce bulletin n'est pas d'en faire un compte-rendu. En revanche, j'ai été frappé de constater avec quelle virulence certains auteurs s'en prenaient à deux cibles à peu près indistinctes, le "spatialisme" et Roger Brunet. Ce n'est pas la première fois que ce type d'attaque a lieu, mais jusqu'à présent, elles émanaient de gens pour qui je n'avais pas une estime très marquée. Qu'Hérodote publie un numéro qui sonne la cabbale contre « le grand chorémateur » en 1995 ne m'avait pas beaucoup surpris (Les Géographes, la science et l'illusion, n° 74). Que de doctes auteurs de manuels réduisent la « nouvelle géographie » aux chorèmes m'avait déjà beaucoup plus agacé. Mais je m'étais rendu compte que c'était à l'image de l'indigence générale de leur propos. Puis Michel Lussault vint, qui « réinventa » (ou du moins popularisa) le stigmate du spatialisme — qu'on doit sans doute originellement à Manuel Castells —, notamment dans ses articles  « Reconstruire le bureau (pour en finir avec le spatialisme) » ou « Action(s) ! » (tous les deux en 2000).Dans le Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés (2003), il a repris son réquisitoire (p. 864-866) en le condensant. Il semblerait que ces entreprises de disqualification ont fini par diffuser, y compris dans cette géographie sociale que j'aime et respecte.

Nul n'ignore l'extrême importance de l'étiquetage pour faire exister socialement quelque chose de neuf. Dans le monde des idées, l'arrivée d'un nouvel "-isme" indique une tentative de cette sorte. La plupart du temps, il s'agit d'une opération positive, conquérante. Rappelons-nous sur quels fonds baptismaux Auguste Comte accoucha de son positivisme ou Guy Debord du situationnisme... Pourtant, il est rare que l'étiquette perpétue longtemps sa connotation positive. Dans l'univers impitoyable des penseurs, il est rare qu'un -isme quelconque ne voie pas son auréole ternir au bout de dix, vingt ou cinquante ans. Dès lors, le mot si doux devient progressivement une insulte, une marque d'infamie. Dans le monde des sciences sociales d'aujourd'hui, il vaut mieux par exemple ne pas se réclamer du positivisme, car il n'y a rien de plus has been. Il arrive aussi de plus en plus souvent que le -isme soit d'emblée un label igniominieux. Pensons au "relativisme", cette étiquette dégradante co-inventée par les Eglises, les scientifiques et divers autres tenants d'une forme - disons moderne - d'universalisme. Réagissant d'une façon conforme aux analyses d'Howard Becker dans Outsiders, les stigmatisés s'approprient parfois la marque d'infamie et la retournent contre leurs détracteurs. Il est arrivé à des philosophes aussi notoires que Richard Rorty ou Peter Hacker de s'affirmer tels, mais les relativistes avoués ne courrent pas les rues. Maintenant que de surcroît monsieur Nicolas Sarkozy nous a montré que relativisme = mai 1968 = faillite, il y a fort à parier que la Société dans son ensemble fera les gros yeux à tout ce qui rappelle cette vile triade.
Mais revenons au "spatialisme". Sous réserve d'une enquête de plus ample envergure, il me semble que l'on se trouve justement en face d'une étiquette disqualifiante. Il faudrait confronter avec le contexte américain pour voir s'il y a quelque chose d'équivalent et faire une recherche lexicale plus poussée. Dans les années 1970, des sociologues marxistes de l'urbain, autour de Manuel Castells, employaient déjà ce terme (voir à ce sujet La Question urbaine de M. Castells, publié en 1973). Ultérieurement, les géographes ont plutôt parlé de "fétichisme de l'espace", notamment parmi les théoriciens-quantitativistes. Pour le moment, je m'en tiens à l'idée que c'est Michel Lussault qui a donné au vocable une nouvelle jeunesse (quand bien même l'idée était rémanente). Dans quel but ? Comme il l'a lui-même exprimé dans différents textes, le "spatialisme" se caractérise par une analyse de "l'espace" qui n'a pas besoin d'une théorie du social pour fonctionner. En somme, il s'agirait d'une approche morphologique qui ne s'enracinerait pas dans le "sociétal" (terme de l'auteur). Un jour, je mettrai noir sur blanc l'intégralité de ma lecture de "Reconstruire le bureau...". Pour l'instant, je vais me contenter de quelques remarques. Dans ce texte, M. Lussault met dans le même sac géographes classiques et théoriciens-quantitativistes, accusés d'avoir fait la même erreur : étudier l'espace comme une "chose en soi" en négligeant la société, et la nature "sociétale" de la géographie. En définitive, pour employer une autre terminologie, il leur reproche ce qui est typique du positivisme, à savoir la définition d'un ordre de phénomène issu d'un processus de catégorisation, et la recherche de régularités causales strictement à l'intérieur de ce régime phénoménal. Au lieu de quoi, Michel Lussault voudrait que l'on parte d'un autre ordre de phénomène, le "sociétal", et que l'on s'intéresse à la façon dont celui-ci croise ou produit ces autres ordres phénoménaux. Pourquoi pas ? Je suppose de surcroît qu'il ne doit pas aimer la méthodologie du positivisme, ce qui peut parfaitement se concevoir, aussi.

Je tiens à rappeler que cette critique a existé bien avant le sobriquet de « spatialisme », notamment chez deux auteurs francophones assez connus : Jean-Bernard Racine et Jean-Paul Ferrier. Dans son texte-fleuve du Géopoint 76, « La géographie moderne dans la problématique des sciences sociales : des paradigmes de la totalité aux paradigmes critiques. », (Groupe Dupont, Géopoint 76, Théories et géographie, p. 113-170), J.-B. Racine disait déjà la même chose : qu'il fallait à la géographie une théorie sociale préalable afin d'éviter tout « fétichisme de l'espace »... À l'époque, nourri par la lecture de M. Castells, il se demandait d'ailleurs si le marxisme n'était pas cette théorie qu'il fallait à la géographie en amont de son travail sur l'espace. Au reste, d'autres nouveaux géographes avaient à coeur d'éviter de traiter l'espace comme un préalable, notamment Franck Auriac, qui refusait de parler de « système spatial » et préférait l'expression « système spatialisé ». Il ne s'agissait pas d'une querelle d'arrière-garde, mais d'un point de division au sein même de la géographie théorique et quantitative. Le mot d'ordre de l'époque était de revendiquer d'une manière générale des théories préalables, contre la « vieille géographie » implicite et inductive. À ce titre, l'amalgame entre l'école vidalienne — qui ne parlait même pas d'espace — et les courants issus des années 1970, me semble passablement gênant. Quant à Jean-Paul Ferrier, il réclamait dans ces mêmes années que la géographie se fasse « critique » au service du bonheur des hommes en société. Cela impliquait de partir du « référentiel habitant », ce qui est une autre façon de refuser le positivisme. Légèrement plus tard, on a retrouvé des réticences assez comparables chez Bernard Kayser et ses élèves, et dans la géographie sociale de l'Ouest : la géographie « quantitative » était suspecte de « perdre le social », c'est-à-dire, en définitive, de ne rien pouvoir dire sur notre monde, sur les luttes qui le traversent.

Qu'est-ce que je retiens de tout cela ?

Je retiens que de nombreux géographes veulent d'abord et avant tout être des praticiens des sciences sociales et dire des choses sur les problèmes de nos sociétés contemporaines. Je comprends parfaitement cette position et je la respecte totalement. Je ne suis pas de ceux qui s'offusquent à propos de tel ou telle, sous prétexte qu'il (ou elle) ne serait "pas suffisament géographe". Si je devais retravailler sur la Russie d'aujourd'hui, il est absolument clair à mes yeux que mon raisonnement partirait d'une réflexion sur les mécanismes sociaux à l'oeuvre là-bas (à commencer par le localisme, comme réflexe de socialisation et pensée de la Russie et du monde). Par voie de conséquence, je n'ai absolument aucun problème avec cette façon d'aborder la géographie, qui va du social au territorial.
En revanche, j'aimerais rappeler à tous ceux qui l'ont oublié qu'il n'existe pas une mais plusieurs théories du social. Si la sociologie et l'anthropologie étaient des domaines unifiés et cumulatifs, cela se saurait. J'aimerais que l'on m'explique comment on pourrait partir d'une théorie du social pour faire de la géographie... Je ne suis pas convaincu que l'on puisse mixer dans un shaker du Boudon, du Bourdieu, du Boltanski et du Baudelot (pour m'arrêter à la lettre "B"). Je ne suis pas non plus certain que pour entreprendre une bonne action l'actionnisme soit compatible avec l'interactionnisme... Prétendre que l'on va édifier une théorie du social avant de faire de la géographie est une chimère. Plus raisonnablement, il me semble en revanche nécessaire d'expliciter les références théoriques issues des sciences sociales que l'on peut mobiliser a priori, ou ad hoc... L'ennui, aussi, avec ces maniements nécessaires, est leur finalité. Autant je défendrai toujours quelqu'un qui hybride des choses et avance dans l'inconnu avec la canne de son appareil théorique, autant je déteste les actes d'allégeance sans effet opératoire. A quoi bon se revendiquer de Bourdieu ou de Goffmann ou de Latour si l'on n'en fait rien ? A quoi bon faire du name dropping quand il s'agit seulement de masquer l'indigence de ce que l'on a à dire? Une esthétique du "coup permanent", héritée du monde de l'art, est en train d'empoisonner les sciences de l'homme : il faut toujours avoir un coup théorique d'avance, des références plus in, de l'audace dans l'inventivité et la métaphoricité...
Pour en revenir à nos moutons géographiques, une fois admis que nous n'inventerons pas de big theory du social pour régler à l'avance l'activité de la discipline, il est aussi une autre question à se poser : est-ce que dans les autres sciences de l'homme et de la société, il est toujours nécessaire d'en passer par une théorie préalable du social ? Que font nos collègues linguistes, socio-linguistes, économistes, politistes, historiens, psychologues, archéologues, juristes, etc. ? Parfois, effectivement, ils ont une théorie du social préalable (ou plusieurs). Mais pas toujours, loin s'en faut. Ils peuvent aussi en bricoler une a posteriori, voir refuser catégoriquement de traiter de leurs problèmes avec ce genre de préalable. Jusqu'à preuve du contraire, on parle certes d'économisme, mais peu d'archéologisme ou de linguisticisme...
Pourquoi refuser à certains géographes d'entrer par autre chose que le "social" des sociologues dans leur travail alors qu'on le conçoit pour d'autres ? Pourquoi tant de haine pour les "spatialistes" ? Ne pourrait-on pas tolérer que tous les géographes ne suivent pas les mêmes voies et ne pas faire montre d'une intolérance qui parfois devient franchement pénible ? Personnellement, je nourris une aversion marquée pour tous les doctrinaires-programmatiques, surtout quand ils se gardent bien de montrer ce que leur doctrine-programme pourrait apporter comme supplément d'intelligibilité à notre monde...
En outre, chez la plupart des contempteurs du "spatialisme", on ne sait pas trop ce qui est mis derrière le mot "espace". Il s'agit la plupart du temps d'un a priori, d'une "forme vide". Cela permet de rabattre sur le même plan la nature ou les paysages des vidaliens et l'espace des travaux des années 1970-1980, alors qu'on a affaire à des objets et à des paradigmes radicalement incommensurables. Lorsque j'ai travaillé sur la production des années 1960, je m'étais rendu compte que ce mot "espace" y faisait certes une entrée fracassante, mais qu'il n'y avait aucune sémantique derrière. Le mot reprenait les termes anciens comme "milieu", "région", "paysage", rajoutait d'autres significations, mais 1°) rien n'était jamais explicité et 2°) la multiplicité des acceptions rendait improbable d'assigner une stabilité sémantique au terme. J'en suis venu à la conclusion qu'espace désignait alors "tout objet qu'étudie la géographie", que c'était donc d'abord et avant tout un déictique disciplinaire (un truc qui fait "dring ! attention : géographie !").
Force est de constater que les contempteurs du spatialisme en sont encore là et que leur "espace" est tout aussi vide de sens que chez Pierre George, Jacqueline Beaujeu-Garnier ou le Olivier Dollfus d'avant la Géographie universelle Belin-Reclus. Pourtant, entre temps, des penseurs forts ont essayé de préciser une théorie de l'espace géographique. Ils avaient pour nom Peter Haggett, Philippe Pinchemel, Georges Nicolas, Henri Reymond, Roger Brunet. Ils ont laissé des publications importantes, qui visaient précisement à indurer une sémantique d'espace afin de pouvoir travailler sur la spatialité des sociétés. On peut leur reprocher parfois d'avoir trop pensé l'espace indépendamment d'une théorie du social spécifique, mais leur projet était ailleurs. D'autres ont plus précisément travaillé à éviter toute réification de l'espace en analyse spatiale, comme Franck Auriac et Michel Vigouroux. Quand Roger Brunet a fait son travail sur l'antimonde du Goulag, avec les données de l'époque, il ouvrait des perspectives d'interprétation socio-économique du phénomène qui étaient tout à fait conséquentes. Par ailleurs, quel lecteur sérieux osera prétendre que la théorie évolutive des villes qu'échafaude Denise Pumain depuis 20 ans est dénuée de la moindre portée socio-anthropologique ? Il faudrait arrêter de dire des sottises. Dans une relation qui se voudrait explicative entre les pôles "espace" et "société", à quoi bon réclamer du sens pour l'un en négligeant l'autre ?
Bien entendu, il existe dans l'analyse spatiale actuelle des tendances formalistes ou "formistes", qui oublient de penser la signification sociale de théories spatiales. J'ai pu observer ce travers chez certains chercheurs lors du Géopoint 2002, La forme en géographie. Pour certains, avoir prouvé la fractalité de tel ou tel phénomène est suffisant, notamment s'il est "naturel". D'autres se complaisent dans les analyses factorielles presse-bouton ou les "systèmes multi-agents" comme on a pu adorer les surfaces d'aplanissement ou la télédétection il y a 30 ans. Je confesse que je n'aime pas plus ce formisme qui tourne à vide que la posture anti-spatialiste. Pour que l'analyse spatiale soit féconde, si elle ne part pas d'une théorie du social, il faut en revanche que ses résultats aient un feed-back pour la société et que l'on puisse donner un sens social à ses résultats.
Rien n'empêche que d'autres fassent autre chose. D'ailleurs, les démarches quantitativistes ne sont jamais devenues majoritaires en France. La cohabitation est le régime de facto de la recherche en géographie. Mon souhait serait que tous les étudiants reçoivent une culture qui leur permette à la fois de connaître l'ensemble des façons de faire de la géographie et d'opérer une évaluation critico-épistémologique de tout type de travail dans notre domaine. Par ailleurs, je pense qu'il y a d'autres intersections pour la géographie que la seule sociologie. Pour une géographie du pouvoir de Claude Raffestin est un livre qui possède indubitablement une grille problématique préalable, foucaldo-marxiste pour faire vite. En ce sens, ce n'est pas une théorie sociologique, plutôt une architecture politiste, avec des soubassements économiques. Il a essayé sur cette base de refonder une géographie politique cohérente. Devra-t-on lui reprocher l'absence d'une big theory de la société ? Au nom de quel dogmatisme nouveau genre ?
Bref : que l'on parte d'une théorie extra-géographique ou d'une démarche spatialiste, l'important demeurera toujours de clarifier ce que l'on veut faire et depuis quelle position l'on parle. Et l'on devra justifier, si l'on veut une géographie - science sociale, de l'intérêt (cognitif, pratique, tribunicien, etc.) pour la société de ce que l'on a avancé. N'oublions pas que certains de nos collègues se positionnent comme des naturalistes et que certains peuvent être déconnectés des débats sociologiques. A ce titre, il n'y a qu'en donnant une robuste culture en sciences sociales à nos étudiants que nous pourrions éviter l'ingénuité. Ce n'est pas en manipulant des SIG ou en faisant de la télédétection ou de la cartographie assistée par ordinateur que l'on peut apprendre à penser l'espace produit par les sociétés.

Voir les commentaires

la génétique n'explique pas les comportements humains

Après les propos tenus par Nicolas Sarkozy dans Philosophie magazine lors de la campagne présidentielle, on a vu ressurgir une polémique sur l'inné et l'acquis, formulée dans des termes qui me semblent complètement simplistes. Je ne souhaite pas revenir sur les incohérences de la posture de celui qui était déjà donné alors comme futur président (sic), car d'autres l'ont fait, et bien, comme Eric Fassin dans Le Monde. En revanche, pour des raisons diverses, je voudrais pointer quelques problèmes soulevés par l'interprétation qui a été faite de plusieurs phrases dudit candidat à l'époque, auquel - je tiens à le préciser d'emblée - je n'ai pas donné ma voix, tant je le considère comme une catastrophe pour la société française.

"J'inclinerais, pour ma part, à penser qu'on naît pédophile, et c'est d'ailleurs un problème que nous ne sachions soigner cette pathologie. Il y a 1200 ou 1300 jeunes qui se suicident en France chaque année, ce n'est pas parce que leurs parents s'en sont mal occupés ! Mais parce que, génétiquement, ils avaient une fragilité, une douleur préalable. Prenez les fumeurs : certains développent un cancer, d'autres non. Les premiers ont une faiblesse physiologiqué héréditaire. Les circonstances ne font pas tout, la part de l'inné est immense."

Au-delà de la pédophilie et des tendances suicidaires, de nombreux problèmes de société pourraient tomber sous le coup de ce type de discours : l'obésité, la schizophrénie, l'incivisme, la violence, etc. Tout le monde a hurlé devant cette posture naturaliste. Ce faisant, on associait au naturel ou à l'inné (ce serait la même chose) un caractère de contrainte entièrement opposable à l'idée de liberté humaine. Grosso modo, on passait de l'opposition inné/acquis à subi/voulu ou contraint/non contraint. Pourtant, il s'agit à mes yeux d'une confusion regrettable. En outre on a pu avoir l'impression que l'inné était de droite et l'acquis de gauche... encore une confusion, liée à la précédente, mais qui en plus frise le ridicule. C'était sans doute vrai aux Etats-Unis dans les années 1920, quand régnait un darwinisme adorné de l'adjectif "social". Cela n'a plus aucun sens aujourd'hui.
Je vais commencer par l'argumentaire sur lequel je me sens le moins à l'aise, mais pour lequel j'ai lu deux-trois bricoles. La génétique est une aide précieuse pour comprendre un certain nombre de processus biologiques, y compris parfois dans leur expression chez un individu. Pourtant, les choses se compliquent immédiatement, quand plusieurs gènes sont impliqués ou quand on prend en compte l'expression (ou non) de tel ou tel gène. En effet, il est déjà terriblement difficile (et long) de prouver qu'un codage d'une séquence d'ADN ou d'ARN est lié à l'expression d'une pathologie biologique. En cancérologie, on commence à peine à faire des découvertes en la matière, sur le sarcome d'Ewing, qui ferait partie des maladies orphelines s'il n'avait pas l'avantage de la simplicité... "génique". Dans bien d'autres cas, il n'y a pas une séquence en cause, mais plusieurs, du moins le suppose-t-on, tant l'administration de la preuve devient compliquée. Par ailleurs, s'agissant de l'ADN d'un individu particulier, on sait que la présence de tel ou tel gène n'implique pas forcément son expression. Les travaux du Dr Yoav Gilad (Nature, 9 mars 2006) tendent à montrer qu'il y a une différencialité intrinsèque dans l'expression d'un gène, celle-ci étant influencée par des facteurs environnementaux... Au secours, Lamarck revient !
En tout cas, quand on passe de processus biologiques à des comportements humains, la gageure devient véritablement redoutable. En effet, un comportement n'est pas intrinséquement un processus biologique. Il requiert dans la majorité des cas une interprétation qui fait écran entre le biologique et le comportemental, si tant est que l'on veuille donner une signification médicale ou biologique à un comportement. Le fait de se gratter l'oreille ou de cligner des yeux a l'avantage d'être un signe simple. Il en va autrement quand on parle de tempérament suicidaire, d'obésité, de "maniaquerie", etc. Les régimes cliniques sont nombreux pour interpréter les comportements, depuis la vox populi, qui n'est pas monolithique, jusqu'aux cliniques savantes (psychiatries, sociologies, etc.). Ian Hacking a souligné, après les sociologues de Chicago, combien de surcroît l'interprétation rétroagissait sur l'interprété. En outre, il a admirablement montré à quel point les cliniques psychiatriques n'avaient cessé de varier depuis un siècle, manifestant une instabilité redoutable des catégories... Par voie de conséquence, j'ai le soupçon que l'origine génétique d'un comportement est proprement inscrutable (pour pasticher Quine).
Cela liquide-t-il pour autant toute explication naturaliste ou "innéiste" ? Certainement pas, mais sans vulgate pan-génétique derrière. Et faut-il refuser la naturalisation au prétexte qu'elle serait contraire à la liberté humaine ? La seule raison de la refuser serait à mon avis parce qu'elle serait tout bonnement impossible à établir, à démontrer ou à réfuter. Refuse-t-on d'expliquer des caractéristiques non comportementales par la biologie ? Non, car un pied bot, un diabète, ça se traite... Dès lors qu'il s'agit de comportements, cela devient plus compliqué. Néanmoins, quand des médecins ont commencé à affirmer qu'il y avait du biologique dans l'autisme et dans certaines formes de schizophrénie, ils ont soulagé des millions de parents qu'on avait accusés d'être responsables des souffrances de leurs enfants. Pour autant, je ne suis pas compétent pour dire si l'on soigne mieux aujourd'hui un enfant déclaré "autiste" ou un jeune homme "schizophrène" avec des pilules qu'avec des procédures psychothérapeutiques. La seule chose qui me semble certaine est que cet enfant ou cet adolescent subissent une contrainte dont on peut difficilement estimer qu'ils l'ont choisie, et peu importe sur le fond de résoudre la question - métaphysique - de son origine, naturelle ou environnementale, si on ne peut pas desserrer cette contrainte.
Car l'avantage des problèmes "biologisables" sur ceux qui ne le sont pas, c'est qu'on arrive assez souvent (mais pas tout le temps) à trouver des traitements. Bref, ce qui est "naturel" est plus facilement corrigeable ou réversible que ce qui ne l'est pas ! On rectifie les pieds bots, on fait des implants sur des têtes de chauves, on arrive à soulager certaines psychoses grâce à la chimie. A contrario, combien de choses non biologisables sont absolument incurables : la mauvaise foi, la cupidité, un goût pour les apéritifs sucrés... Toute blague à part, je me demande si les comportements strictement "environnementaux" ou acquis ne sont pas tout aussi contraignants que ceux qui pourraient être biologiques. En faisant l'hypothèse que l'alcoolisme ou la consommation de tabac n'ont rien à voir ab initio avec la biologie d'un individu (hypothèse raisonnable), il n'empêche que ce sont des comportements redoutables, dont il est extrêmement difficile de se débarrasser, et qui de surcroît se biologisent à travers les effets d'accoutumance. Le culturel se naturalise, en quelque sorte, pour utiliser des grands mots sous la forme d'un pied de nez.
S'agissant du tempérament suicidaire, de l'obésité ou d'autres problèmes mettant en danger la vie d'une personne, il me paraît évident que pouvoir les biologiser avec succès, c'est-à-dire les "soigner" ou les "contenir" serait une bénédiction pour les personnes qui en souffrent. Je crains malheureusement que cela ne suffise pas, de même que la prise en charge médicale du tabagisme ne l'a pas fait disparaître, ni le cortège de cancers qui vont avec... En revanche, dans de nombreux cas, la biologisation a eu un effet moral indéniable : les explications par l'environnement ou la responsabilité individuelle ont un effet stigmatisant, direct ou indirect, ce qui n'est pas le cas quand on mobilise la médecine. J'ai déjà évoqué le cas de l'autisme. Il est assez évident qu'expliquer les tendances suicidaires d'une personne par l'inné devrait déculpabiliser son entourage familial. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? On dit que la droite américaine est "naturaliste". C'est faux ! Outre qu'elle veut chasser la théorie darwinienne des écoles, elle affirme que les homosexuels et les transexuels ont choisi d'avoir "a lifestyle", souvent sous influence, et que l'on peut les débarrasser de leur mauvaise habitude. Il existe là-bas de nombreux centres de réhabilitation, sur le modèle des alcooliques anonymes, où l'on entreprend de les réadapter... D'après des études récentes, ce sont surtout des hauts lieux de mutilation de la personnalité. Ce sont les mouvements de défense des gays et la gauche du parti démocrate qui défendent le caractère naturel (ou inné) de l'homosexualité. De fait, quand monsieur Sarkozy dit qu'il est "né hétérosexuel", il tient un discours que l'on dirait de gauche aux Etats-Unis, mais qui fait hurler en France. Franchement, il n'y a pas de quoi. C'est juste un peu idiot. On dirait qu'il veut faire la nique aux héritiers de Simone de Beauvoir, qui affirmait qu'on ne naissait pas femme, mais qu'on le devenait...
Sur le sujet ô combien épineux de la pédophilie, en revanche, il a carrément dit des bêtises. Il est notoire que nombre de pédophiles sont d'anciens enfants abusés : il y a là quelque chose de totalement non-biologique et de profondément événementiel. Dire que l'on naît pédophile n'a aucun sens, au minimum pour ces pédophiles-là. Par ailleurs, il me semble que la seule question qui vaille la peine est celle des agissements : ce qui rend la pédophilie dangereuse, c'est le passage à l'acte, action sur des enfants ou achat de matériel pédophile. Savoir si c'est inné ou acquis n'a pas d'importance, alors qu'il faudrait pouvoir dire si c'est une contrainte dont on peut, d'une manière ou d'une autre, se débarrasser. Le pédophile est-il en mesure de se retenir ? Encore faudrait-il qu'il s'identifie lui-même comme ça. Dans nos sociétés où il incarne la figure du monstre absolu, il y a fort à parier que c'est rarement le cas. Qui se dépeindrait spontanément en Dutroux ? Un traitement "biologique" de la pédophilie est impossible, car elle se focaliserait forcément sur ceux qui sont passés à l'acte et ont été dénoncés, parmi lesquels une forte proportion d'ex-enfants abusés, qu'on peut mettre sous camisole chimico-hormonale (c'est déjà un peu le cas), mais dont je suis prêt à parier qu'ils n'ont aucun gêne commun...
Même si l'on oublie que c'était idiot, la position de notre vibrionnant candidat n'en demeure pas moins très éloignée sur ce sujet de celles de la droite et de l'église catholique, si on lit ce discours biologisant comme une manière de disculper les pédophiles d'avoir fait un choix délibéré. Quid, si le pédophile virtuel, à la manière de l'alcoolique ou du fumeur, pouvait se déclarer afin d'être pris en charge sans subir de stigmatisation sociale ? C'est exactement le contraire qui est en train de se passer. Mais notre lumineux candidat veut peut-être créer un fichier des enfants abusés sexuellement, afin de les surveiller à l’âge adulte, voire leur attribuer un bracelet identificateur et leur interdire toute profession en contact avec des enfants ? Déjà, il veut faire dépister les apprentis sauvageons dans les crèches... Après tout, dans nos sociétés prudencielles, ce serait sans doute une efficace prophyllaxie !
 
On en revient finalement toujours au problème des systèmes de catégorisation, à leurs effets parfois stigmatisants, souvent rétroactifs, et indiscutablement patauds. On a besoin d'eux, mais il faudrait arrêter de les fétichiser. Finalement, la bonne vieille méfiance des positivistes pour les classifications, auxquelles ils ne prêtaient aucune valeur intrinsèque, me semble une attitude assez saine. Sans cesse réinterroger nos catégories et les remettre sur le métier.
Les adolescents suicidaires, par exemple. On a besoin du syntagme, parce que lutter contre le suicide d'adolescents est peut-être (sans doute) une cause qui en vaut la peine. Il y a un intérêt programmatique à conserver cette catégorie. Mais il est tout aussi important d'éviter d'en rester là, notamment en recherchant la "cause essentielle" qui très certainement n'existe pas. La seule posture raisonnable consiste à ne rien négliger, facteurs environnementaux, psychologiques, sociaux, événementiels, et, pourquoi pas, biochimiques... D'un autre côté, par quel protocole de recherche pourrait-on traiter de ce sujet là "en gros" ? Et sur quelle cohorte ? Ceux qui sont morts ? Les survivants ? Qu'est-ce qu'une tentative de suicide ? la volonté de se donner la mort ? un geste à la con sans conscience de ses conséquences ? un appel à l'aide ? J'ai pris délibérément des régimes explicatifs simplets car déjà à ce stade ils dessinent des configurations très compliquées... La seule chose qui m'importe est de montrer que dans cette affaire, la distinction inné/acquis est un faux débat, qui plus est racorni.
Dernier aspect que je voudrais évoquer dans mon plaidoyer, en me situant explicitement dans la filiation de Simone de Beauvoir et de Michel Foucault : quel que soit le "donné" initial, qu'il soit inné (être une femme) ou environnemental (être un enfant ayant grandi dans une famille d'ouvriers) ou acquis (avoir développé une compétence dans l'interprétation de la pensée des autres) ou actuellement inscrutable (se sentir homme dans un corps de femme), la seule chose qui importe est la "construction de soi", trajectoire faite d'itérations et d'interactions, de verbalisations et de dénis, de socialisations et de replis. Ceci n'est certainement pas du "naturel", comporte de fortes contraintes structurelles - dont l'oubli actuel est agaçant -, mais aussi des marges de manoeuvre. C'est là que le candidat de la droite me gêne le plus : par son fatalisme, comme si nos vies étaient programmées à l'avance et ne pouvaient pas se renégocier.

 

Pour conclure, ce qui m'a géné dans toute cette polémique, c'est qu'elle s'est arc-boutée sur des distinctions confuses, des associations de sens douteuses et des procès hatifs. En matière de comportement, il me semble qu'il y a deux critères décisifs : leur caractère plus ou moins contraignant et plus ou moins nocif (pour autrui et pour soi). Dans les deux cas, on a affaire à des gradients et non à des dualismes. En outre, la contrainte et la nocivité peuvent être plus ou moins universelles. Dans une société qui ne considérerait pas qu'il importe coûte que coûte de vivre le plus longtemps possible, selon quels critères l'obésité pourrait-elle apparaître comme nocive ? Qu'on ne se méprenne pas : je ne cherche en aucun cas à prôner un relativisme moral absolu. Je cherche simplement à rappeler que nous sommes toujours inscrits dans un certain contexte. Cela ne m'empêche pas de considérer certaines règles comme devant à terme devenir universelles. Cela fait une décennie que je soutiens Amnesty international, Aides et Médecins sans frontières. Cela donnera une idée des valeurs qui me semblent universelles.

Voir les commentaires

<< < 1 2