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geographie

Les conceptions de la science et leur traduction en géographie

Depuis septembre 2012, ma conférence introductive de master 1 s'intitule « Les conceptions de la science et leur traduction en géographie ». Cette introduction épistémologique et historique était  auparavant organisée autour des étiquettes réalisme, positivisme et constructivisme, que j'évoque encore, mais sans les mettre au premier plan. Sur le fond, il s'agit toujours de procéder à un balayage des différentes façons de faire science en géographie. Mais la dimension de mise en perspective historique s'impose plus aisément. En outre, le cours se rapproche davantage de mon texte La géographie comme sience, qui pourra servir d'approfondissement direct, en compagnie des autres textes du volume Couvrir le monde (voir la biblio plus bas). Il y a néanmoins des différences importantes entre le texte écrit et la conférence, laquelle change d'année en année en fonction de l'auditoire et de l'humeur du moment.

 

« Les conceptions de la science et leur traduction en géographie » est donc une conférence de quatre heures dont le propos est d'indiquer comment les géographes ont mobilisé différentes conceptions épistémologiques depuis que la discipline s'est institutionnalisée sous une forme universitaire (à la fin du XIXe siècle dans nombre de pays occidentaux). Ne pas parler directement de « conceptions de la science en géographie » est une façon de mettre l'accent sur le caractère hétéronome (c'est-à-dire dépendant de scènes savantes et intellectuelles plus vastes) des dites conceptions. Et parler de « traduction » met en valeur l'idée d'acclimatation ou d'hybridation par les géographes de conceptions circulant dans la société. Car les grands systèmes de normes scientifiques sont toujours l'objet d'ajustements spécifiques, écarts ou libres interprétations, qu'il est intéressant d'examiner à plusieurs titres : pour ce qu'ils révèlent des spécificités disciplinaires ; pour illustrer ce bricolage qu'est souvent la science en acte ; enfin pour mettre en relief par contraste la fonction légitimante et a priori des normes de scienticité circulant globalement dans une société ou dans un univers savant particulier.

Suivant un fil grosso modo chronologique, le développement est structuré en quatre points :

1/ La géographie à l'heure du « disciplinaire », centré sur la France et la cristallisation des valeurs scientifiques de la géographie dite parfois « classique ».

2/ La remise en cause néo-positiviste suit le mouvement de remise en cause épistémologique, d'abord  aux États-Unis durant les années cinquante, puis en Europe (pour l'essentiel dans la décennie 1970, sauf au Royaume-Uni)

3/ Concilier science et critique politique ? étudie la façon dont l'humeur contestataire de la fin des années 1960 a débouché soit sur une forte tension entre épistémologie néo-positiviste et posture dite critique (situation américaine) ou au contraire sur une convergence entre les critiques épistémologique et politique (situation française, ou encore allemande). Il s'agit en outre d'insister sur la reconstruction a posteriori qui consiste à opposer les différentes formes de géographie contestataire (marxiste et autres) et une mouvance « théorique et quantitative », supposé légitimiste et compromise avec le pouvoir.

4/ Un pluralisme ambivalent intègre les diverses injonctions (phénoménologique, culturaliste, postmoderne, constructionniste, etc.) qui sont venues diversifier davantage encore — mais avec de forts contrastes nationaux — les horizons épistémologiques des géographes. 

 

À défaut de développer plus avant un cours rédigé, je voudrais indiquer brièvement la bibliographie qui permet de faire des approfondissements sur différents aspects du cours.

Les livres qui adoptent largement la même perspective d'épistémologie historique et d'histoire de la géographie, mais exclusivement pour le cas français, sont donc :

ROBIC, M.-C., GOSME, C., MENDIBIL, D., ORAIN, O., TISSIER, J.-L., Couvrir le monde. Un grand XXe siècle de géographie française, ADPF (diff. La documentation française), 2006.

... auquel je me permets d'ajouter mon livre, d'un abord plus ardu, mais qui suit la plupart des développements du cours (sauf le dernier) (à consulter en bibliothèque le cas échéant) :
ORAIN, O., De plain-pied dans le monde. Écriture et réalisme dans la géographie française au XXe siècle, Paris, L’Harmattan, « Histoire des sciences humaines », 2009.

 

On pourra compléter avec d'autres travaux :

1°) Sur la géographie « classique », je me suis beaucoup inspiré d'un article de Catherine Rhein (1982), consultable en ligne, qui analyse magistralement la façon dont le groupe des « vidaliens » a imposé sa définition de la discipline et son leadership entre les années 1870 et le début du XXe siècle. L'analyse du programme d'écologie humaine a, elle, été menée de main de maître par Marie-Claire Robic dans sa partie du livre Du Milieu à l'environnement et quelques articles. Sur le programme idiographique ou chorographique, la littérature est moins abondante, mais on trouve des analyses éclairantes chez Jean-Marc Besse (1996). Pour un panorama plus européen, je recommande l'article d'Horacio Capel (1981). Enfin, on trouvera une grande richesse de détails et d'analyse dans le livre de Vincent Berdoulay, La formation de l'école française de géographie, même si son dernier chapitre (sur un présumé « néo-kantisme » de la géographie classique) est très discutable (dans l'idée et dans le traitement).

BERDOULAY, V., 1981, La formation de l'école française de géographie (1870-1914), Paris, Bibliothèque Nationale, C.T.H.S. ; rééd. C.T.H.S., coll. « Format », 1996.

BESSE, J.-M., 1996, « Les conditions de l’individualité géographique dans le Tableau de la géographie de la France », dans Robic, M.-C. (dir.), Le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache. Dans le labyrinthe des formes, p. 229-249.
CAPEL, H., 1981, “Institutionalization of geography and strategies of change” in STODDART, D.P., (ed.), Geography, Ideology & Social Concern, Oxford, Blackwell, VI, p. 37-69.
RHEIN C., 1982, « La géographie, discipline scolaire et/ou science sociale ? 1860-1920 », dans Revue française de sociologie, XXIII, p. 223-251.
ROBIC M.-C., 1990, « La géographie humaine, science de la vie » dans REED (Stetie info), p. 6-9.
ROBIC M.-C., 1991, « La stratégie épistémologique du mixte. Le dossier vidalien » dans Espaces-Temps, n° 47-48, p. 53-66.
ROBIC M.-C., 1992, dir., Du milieu à l’environnement. Pratiques et représentations du rapport homme/nature depuis la Renaissance, Paris, Économica, Livre II, p. 125-199.

 

2°) Sur la remise en cause néo-positiviste et l'émergence d'une géographie critique, il n'existe malheureusement pas beaucoup de textes à la fois facilement accessibles et scientifiquement satisfaisants, en particulier parce que l'historicisation de ces phénomènes n'a été réalisée que de manière très incomplète. Une thèse est en cours, consacrée au mouvement théorico-quantitativiste francophone (par Sylvain Cuyala), mais les résultats n'en sont pas publiés. Sur le cas américain, on pourra se référer aux textes, déjà anciens et très polémiques, de Derek Gregory (1978) et Ron Johnson (1979). Concernant le cas français, je complète les références générales avec quatre textes complémentaires.
Derek GREGORY, 1978, Ideology, Science and Human Geography, London, Hutchinson.
Ron JOHNSTON, 1979, Geography and geographers, London, Edward Arnold.
J.-M. BESSE, « L’analyse spatiale et le concept d’espace — une approche philosophique », dans J.-P. Auray, A. Bailly, P.-H. Derycke & J.-M. Huriot, dir., Encyclopédie d’économie spatiale. Concepts, comportements, organisations, Paris, Économica, 1994, p. 3-11.
O. ORAIN, « Démarches systémiques et géographie humaine » (disponible en ligne), dans M.-C. Robic, dir., Déterminisme, possibilisme, approche systémique : les causalités en géographie, fascicule III, Vanves, CNED, 2001, p. 1-64.
D. PUMAIN & M.-C. ROBIC, « Le rôle des mathématiques dans une « révolution » théorique et quantitative : la géographie française depuis les années 1970 », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 6, avril 2002, p. 123-144.
M.-C. ROBIC, « Walter Christaller et la théorie des lieux centraux. Die zentralen Örte in Süddeutschland », dans C. Topalov & B. Lepetit, dir, La ville des sciences sociales, Belin, « Histoire et société / Modernités », 2001, p. 151-190.

 

3°) Il me semble que les textes d'opportunité consacrés à la géographie culturelle, aux approches « humanistes », aux différents "turns" de la géographie anglophone ou au postmodernisme manifestent une assez faible distanciation par rapport à ce qu'ils ont à traiter, signe sans doute que la bonne distance historiographique n'a pas encore été trouvée. On pourra signaler un dossier assez inégal de l'Espace géographique sur la « géographie postmoderne » (2004 / n° 1), un autre des Annales de géographie intitulé « Où en est la géographie culturelle ? » (2008, n° 660/661), oscillant pour les textes se voulant « épistémologiques » entre des postures diverses (apologétique chez certains, « donneuse de leçons » chez d'autres, confuse chez d'autres encore) et souvent frustrant. Les éléments les plus intéressants (en français) se trouvent sans doute dans l'anthologie :

J.-F. STASZAK et alii, Géographies anglosaxonnes : tendances contemporaines, Belin, coll. « Mappemonde », 2001.

 

Je compte rajouter ultérieurement une rubrique "références épistémologiques générales".

 

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Philippe Pinchemel

    Je viens d'apprendre le décès, hier après-midi, de Philippe Pinchemel. C'est une nouvelle qui me procure une énorme tristesse. Indépendamment de la chance que j'ai eu de l'avoir comme enseignant, j'ai pu au cours de ces quinze dernières années mesurer à quel point il avait joué un rôle majeur dans le décloisonnement de la géographie française. Profondément attaché à l'unité de la discipline et à la réalisation d'une synthèse de ses diverses tendances, Philippe Pinchemel a aussi été l'homme qui a fait traduire Géographie des marchés et des commerces de détail de Brian Berry (1971) et L'Analyse spatiale en géographie humaine de Peter Haggett (1973). A une époque où la géographie française vivait un peu trop repliée sur ses bases linguistiques et ses automatismes cognitifs, ce furent des gestes décisifs pour diffuser une autre géographie. S'il n'en a pas été l'instigateur, il a accompagné les débuts de L'Espace géographique (1971-1972), appelée à devenir la nouvelle revue de référence de la géographie française. Il a dirigé la thèse de Denise Pumain, Contribution à l'étude de la croissance urbaine dans le système urbain français (1980). Il a encouragé de nombreuses recherches novatrices, créé la seule et unique équipe dédiée à l'histoire et à l'épistémologie de la géographie (E.H.GO), publié ou fait publier un nombre considérable d'ouvrages de référence : l'anthologie Deux siècles de géographie française (avec Marie-Claire Robic et Jean-Louis Tissier), la traduction de Traces on the Rhodian Shore de Clarence Glacken, la réédition d'ouvrages tels L'homme et la terre d'Eric Dardel,  Peuples et nations des Balkans de Jacques Ancel ou Noirs et Blancs de Jacques Weulersse.
    Il a publié en 1988 avec son épouse Geneviève une oeuvre-somme, La Face de la terre (publiée chez Armand Colin), qui est l'une des pierres angulaires de la réflexion théorique française. Ils essaient d'y concilier un double programme pour la géographie : étude de l'humanisation de la terre (dans la droite ligne du programme écologique dessiné par P. Vidal de la Blache) à part égale avec un intérêt majeur pour l'organisation de l'espace produit par les sociétés (le programme spatialiste hérité de E. Ullman, W. Christaller et tant d'autres). La seule entreprise équivalente en français est celle élaborée par Roger Brunet dans Le Déchiffrement du monde (1989, rééd. 1999). La contribution théorique de Philippe Pinchemel à la réflexion sur l'espace des sociétés humaines, déjà esquissée dans des articles comme "De la géographie éclatée à une géographie recentrée" (1982), a beaucoup fait pour donner un soubassement global à l'analyse spatiale française. Sa réflexion sur la résilience des formes spatiales (semis de lieux, réseaux, trames d'occupation de l'espace) - qui se perpétuent par delà les systèmes socio-économiques qui les ont produites - est l'un de ses apports les plus intéressants à mon sens. Ses principaux articles ont été réunis en un volume Géographies. Une intelligence de la terre, publié dans l'excellente collection "Parcours et paroles" aux éditions Arguments.
    Philippe Pinchemel était un homme d'une curiosité insatiable. Il y a un peu moins de deux ans, il était présent au dernier colloque Géopoint, consacré à l'avenir de la discipline. Il n'avait rien perdu de son alacrité intellectuelle. Ces derniers temps, on le savait très malade. La camarde semble avoir accéléré son pas. Pour cet intellectuel fidèle à ses convictions catholiques, gageons que ce dernier rendez-vous soit celui d'un juste.

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"Constructivisme" : une reprise

Voici une version hybride du texte (modifications + certains passages retranchés). Je rappelle que la question de la pertinence géographique du label est essentielle ici :

 

Constructivisme 
 

Le terme de constructivisme désigne une posture philosophique pour laquelle toute réalité n’est connaissable qu’à travers des catégories préalables. Notre monde serait toujours pré-construit par des filtres, des grilles de lecture, des systèmes de représentation ou des façons d’agir qui configurent notre inscription en son sein et nos interactions avec lui. Le terme de constructivisme est devenu depuis deux décennies une sorte de porte-étendard pour de nombreux praticiens des sciences sociales. À ce titre, il désigne à la fois le refus d’une réalité sociale naturalisée en un état de chose immuable — et partant non révisable — par un discours officiel (religieux, étatique, bourgeois, scientifique…) et une volonté de rupture avec des épistémologies antérieures des sciences humaines (le fonctionnalisme et le structuralisme, conçus comme des avatars du positivisme). Les travaux de penseurs ayant déconstruit, à la suite de Friedrich Nietzsche, les systèmes de catégorisation de la pensée occidentale (Michel Foucault, Jacques Derrida), ont joué un rôle décisif dans la cristallisation du constructivisme comme posture épistémologique. On peut penser qu’il est devenu aujourd’hui une épistèmé dominante dans la pensée occidentale, à l’exception des sciences de la nature. 

À bien des égards, le constructivisme est une forme d’anti-réalisme. L’idée que l’on ne peut en aucun cas accéder directement à la réalité en soi est un point commun à tous les constructivismes actuels. Ce faisant, on se situe dans le sillage de traditions plus ou moins anciennes, qui ont pour caractère partagé d’avoir été longtemps discréditées. On pourrait mentionner la sophistique et la fameuse formule, attribuée à Protagoras, qui veut que « l’homme est la mesure de toutes choses ». Elle est relue aujourd’hui comme l’affirmation qu’il n’existe pas pour l’homme de savoir non humain, c’est-à-dire dégagé des systèmes anthropologiques de représentation, qui servent autant à fabriquer la connaissance qu’à la transmettre. À ce titre, le constructivisme est avant tout une forme héritée du nominalisme médiéval : le réel est trop divers, trop multidimensionnel, pour que nous puissions l’appréhender en tant que tel. Nous usons de discrétisations, de filtres, de schèmes intellectuels, etc., pour tailler dans le réel un monde vivable et à notre mesure. La langue que nous parlons, qu’elle soit véhiculaire ou spécialisée, contribue énormément à cet effet de crible qui fait de l’infini chaotique qui nous entoure un monde stable et rassurant. Le constructivisme au sens de Jean Piaget était une forme de nominalisme réactualisé. Le « réalisme interne » d’un Hilary Putnam a plus qu’un air de famille avec cette position. Le philosophe américain Nelson Goodman est sans doute celui qui est allé le plus loin dans cette conception avec sa théorie pluraliste des « mondes possibles ». Thomas Kuhn l’a appliquée au fonctionnement des sciences dans son fameux livre La structure des révolutions scientifiques

À ceci s’ajoute un autre argument, développé par la tradition pragmatiste américaine (William James, John Dewey), qui suggère qu’une représentation de la réalité tire sa stabilité de son efficacité dans l’action : avoir une théorie évolutive des obstacles permet à l’automobiliste sobre de survivre sur les routes ; considérer les banlieues à problème comme des ghettos dans le cadre d’une politique d’endiguement policier fonctionne tant que l’on arrive à conforter l’idée que les problèmes et les populations circonscrits ne pourront pas se propager… Le pragmatisme ouvre la voie à un constructivisme épistémologique : une théorie scientifique est vraie et fonctionnelle dans la mesure où elle obtient des succès par les actions sur le réel qu’elle rend possibles, et ce sont ces succès opérationnels qui fondent sa légitimité. La physique newtonienne a longtemps été considérée comme vraie par son pouvoir explicatif et par le nombre immense d’applications techniques qu’elle a rendu possibles. Là encore, on retrouve Thomas Kuhn, et l’idée que le succès d’un paradigme tient à sa capacité à résoudre des énigmes (puzzles) que la communauté scientifique pose à propos du monde naturel.
Plus radical, et partant bien plus rare, serait un constructivisme ontologique, qui nierait l’existence du réel tant que nous ne l’avons pas — à tout le moins — imaginé. C’est pourtant à ce niveau ontologique que le nominalisme ou le constructivisme sont souvent dénoncés par des réalistes comme une forme de relativisme, c’est-à-dire un scepticisme radical quant à notre capacité à avoir prise sur le réel ou à accéder à des vérités, fussent-elles provisoires. Bien peu de penseurs se sont réclamés du relativisme (Richard Rorty, Peter Hacker), tant le caractère auto-réfutant d’une forme simpliste de cette doctrine est évident : s’il n’y a pas de vérité, alors l’affirmation « il n’y a pas de vérité » est elle-même intenable… En revanche, on a vu émerger depuis les années 1970 diverses formes d’anti-réalisme qui mettent l’accent sur les aspects non rationnels (i.e. ne reposant pas sur une vérification ou une falsification expérimentales) de la production de connaissance : consensus collectif pour David Bloor et le « programme fort » de sociologie des sciences, caractère contingent de certaines découvertes scientifiques (qui doivent s’accommoder de conditions matérielles annexes mais déterminantes) dans le livre fameux d’Andrew Pickering, Constructing Quarks (1986), etc.
L’irruption d’explications sociologiques ou matérialistes pour évaluer le succès d’une big theory scientifique a généré une rupture persistante entre d’un côté scientifiques et philosophes « naturalistes » et de l’autre côté épistémologues et sociologues « constructivistes ». À ceci s’est ajoutée une forme de scepticisme quant à la neutralité idéologique des travaux scientifiques, qui s’est tout particulièrement appliqué à des domaines comme la médecine, la psychiatrie, et plus encore les sciences sociales, mettant en valeur l’effet normatif des catégorisations et leur effet en retour sur les populations catégorisées. Aussi Ian Hacking propose d’appeler constructionnisme social plutôt que constructivisme cette posture complexe. Elle implique tout à la fois une remise en cause des effets d’autorité dans la production scientifique, une posture sociologique plutôt interactionniste (un accord se stabilise progressivement par des négociations au sein d’un système d’acteurs — qui ne sont pas tous savants), un nominalisme focalisé sur les processus de « construction sociale » des objets de connaissance, et un refus de se prononcer sur la valeur de vérité et la stabilité des « découvertes ».

Le constructivisme n’est pas substantiellement étranger à la géographie : dès les années 1930-1940, des géographes américains ont adopté une posture pragmatiste qui s’est diffusée dans la discipline avec l’explosion du planning (aménagement régional) et de la géographie théorique et quantitative (années 1950-1960). Pour Edward Ullman, par exemple, c’est le chercheur qui définit une situation d’enquête sur les interactions spatiales, en fonction d’objectifs cognitifs et opérationnels qui ne s’imposent pas intrinsèquement (cf. Ullman, 1980). À l’exception notable d’un Jean Gottmann, ce pragmatisme américain a longtemps rebuté les géographes français, notamment ceux qui se sentaient concernés par les enjeux disciplinaires de l’aménagement (Pierre George, Jean Labasse). 

En revanche, on constate en France une synchronie entre la diffusion de la géographie théorique et quantitative, l’émergence d’une critique du réalisme de la géographie classique et un attrait nouveau pour une géographie « utile », c’est-à-dire susceptible d’aider à l’élaboration d’un monde « tissé de régions heureuses » (William Bunge). En effet, les années 1970 ont été le théâtre de bouleversements décisifs dans la géographie hexagonale, dont l’un des points d’orgue fut le colloque Géopoint de Lyon, en 1978, Concepts et construits dans la géographie contemporaine. Si l’élaboration d’une critique du réalisme géographique a surtout été le fait de quelques auteurs (Claude Raffestin au principal, mais aussi Jean-Bernard Racine et quelques autres), l’émergence d’un constructivisme « positif » fut largement œuvre commune, nourrie des lectures philosophiques des nouvelles générations (Gaston Bachelard, Jean Piaget, Louis Althusser). Pour autant, nombre d’acteurs de l’époque se revendiquaient principalement du positivisme (il s’agissait d’élaborer des lois de l’espace) et du matérialisme historique, et l’utilisation du terme « construit » provient d’une traduction littérale de l’anglais construct (modèle), plutôt que d’un fonds strictement piagétien. 

Dans la pratique empirique, ce constructivisme s’est nourri des problèmes soulevés par le développement de la statistique multivariée : à une époque où le traitement des données était extrêmement long et fastidieux, le problème de leur sélection en fonction d’une problématique de recherche se posait de manière presque évidente. Plus généralement, pour les générations nouvelles, l’idée d’une immersion dans un « sujet » ou un terrain sans hypothèses explicites et projet d’élucidation a paru de plus en plus intenable. Dès lors, l’exigence problématique (Orain, 2003) a peu à peu gagné l’ensemble du champ disciplinaire (grosso modo en une vingtaine d’années). À plus d’un titre, la thèse de Franck Auriac, Système économique et espace. Un exemple en Languedoc (soutenue en 1979) apparaît comme le prototype d’un nouveau régime de la recherche, que l’on peut qualifier a posteriori de constructiviste. L’idée de relire la trajectoire du vignoble du Languedoc comme celle d’un système socio-économique en contradiction avec le méta-système du capitalisme français donne lieu à une formulation dès l’introduction et à son explicitation (ou traduction) progressive, dans un style épistémologique qui s’inscrit en rupture par rapport aux codes et opérations cognitives de la géographie régionale française. Au-delà de cet exemple, la plupart des auteurs se réclamant de la théorie systémique ont pu, dans le sillage de Jean-Louis Le Moigne, se réclamer d’un constructivisme opérationnel.

En parallèle, l’émergence d’une géographie anthropocentrée s’intéressant au « vécu », aux « représentations », au « bien-être », à la « justice spatiale », sous l’égide d’auteurs extrêmement divers, va également remettre en cause l’idée que les « réalités objectives » sont accessibles à (ou simplement intéressent) la géographie. La géographie des représentations (Armand Frémont, Antoine Bailly) n’a pas été en reste pour critiquer l’idée de réalités géographiques données. Mais c’est moins dans le foisonnement de courants des années 1980 que dans l’avènement global d’une géographie des territoires durant les années 1990 que se précise un style constructiviste propre à cette mouvance. C’est alors que diffusent dans la géographie française des thématiques typiques (jeux d’acteurs, construction sociale des territoires, négociation des représentations urbaines, etc.). Divers courants fréquemment associés aux constructivismes actuels, tels l’interactionnisme, l’ethnométhodologie, la sociologie de la traduction, etc., ont une influence sur les géographes du territoire. Ceci explique pourquoi c’est dans cette mouvance que s’exprime le plus vigoureusement quelque chose comme un « constructionnisme géographique ». 

Peut-on au final parler d’un basculement de la communauté des géographes du réalisme au constructivisme ? Il y a sans doute plutôt coexistence que substitution, et une gamme de positionnements très divers, la plupart du temps implicites. Et ceci ne vaut pas que pour la France, tant on s’est habitué à ne retenir des géographies anglo-saxonnes que leurs avant-gardes.

 

Références bibliographiques générales :

 

Berger, P. & Luckmann, T., La construction sociale de la réalité, 1966, [trad. P. Taminiaux], Paris, Masson/A. Colin, 1996.

Cassirer, E., Substance et fonction. Éléments pour une théorie du concept [trad. P. Caussat], Paris, Minuit, 1977.

Fornel, M. de, et Lemieux, C., dir., Naturalisme versus Constructivisme, éds de l'EHESS, coll. « Enquête », 2008.

Goodman, N., Manières de faire des mondes [trad. M.-D. Popelard], Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992.

Hacking, I., Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ? [trad. B. Jurdant], Paris, La Découverte, « Textes à l’appui / anthropologie des sciences et techniques », 2001.

Keucheyan, R., Le constructivisme, des origines à nos jours, Hermann, coll. « Société et pensées », 2007.

Kuhn, T. S., La structure des révolutions scientifiques, [trad. L. Meyer ; éd. originale : 1962, rééd. 1970], Paris, Flammarion, « Champs », 1983.

Le Moigne, J.-L., Le constructivisme,  t. 1 : « les enracinements » ; t. 2 : « épistémologie de l’interdisciplinarité », L’Harmattan, « Ingénium », 2001.

Putnam, H., Raison, vérité et histoire [trad. A. Gerschenfeld], Paris, Minuit, « Propositions », 1984.

Schmidt, S. J., Pour une réécriture du constructivisme. Histoires et discours, [trad. : E. Kimminich et F. Le Bouter], L'Harmattan, 2007.

 

Références géographiques :

 

Auriac, F., « Introduction », Système économique et espace, Paris, économica, « Géographia », 4, 1983, p. 7-12.

Ferrier, J.-P., Raffestin, C & Racine J.-B., « Vers un paradigme critique : matériaux pour un projet géographique », L’Espace géographique, VII, 1978, n° 4, p. 291-297.

Groupe Dupont, Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, Avignon, 1978.

Lussault, M., « Constructivisme », dans J. Lévy et M. Lussault, dir., Dictionnaire de la géographie et des espaces en société, Paris, Belin, 2003, p. 200-202.

Orain, O., Le plain-pied du monde. Postures épistémologiques et pratiques d’écriture dans la géographie française au xxe siècle, thèse de doctorat sous la direction de Marie-Claire Robic, Paris, université de Paris I Panthéon Sorbonne, 2003. À paraître à l’Harmattan dans une version abrégée.

    Raffestin, C., Pour une géographie du pouvoir, Paris, LITEC, 1980.

Raffestin, C., « Théories du réel et géographicité », EspacesTemps, n° 40-41, 1989, p. 26-31.

    Ullman, E. L., Geography as Spatial Interaction, University of Washington Press, 1980.

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Le n°18 de la Revue pour l'histoire du CNRS est sorti

En voici le sommaire
(tiré de histoire-cnrs.revues.org/sommaire3791.html) :

 
André Kaspi
 Éditorial
 
Dossier : voyages collectifs en géographie
 

Marie-Claire Robic :

Olivier Orain et Marie-Pierre Sol :

Colette Cauvin :

Annick Douguédroit et Jean-Pierre Marchand :

Hélène Rivière d’Arc :

 

Olivier Orain et Marie-Claire Robic :


 
Mise en histoire de la recherche

Yamina Bettahar :

D'un thème à l'autre

Julien Vincent :

 

Michel Valmer :

 

Compte rendu

 

 

Christian Beck

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Positivisme : notes de cours

Un cours sur le positivisme

Une collègue de Paris 1 m’a demandé il y a déjà plusieurs mois de faire un cours sur le positivisme aux étudiants de M1. Je m’en suis acquitté le mardi 18 septembre. J’ai promis aux étudiants de publier sur mon blog la biblio du cours, ce que j’ai fait à l’occasion de ce double post. Pour des lecteurs tiers, il ne me semble pas inutile de préciser quelles ont été mes orientations pour faire ce travail, même si je n’ai pas le temps de rédiger l’ensemble de mes notes ou de mettre par écrit un compte-rendu exhaustif de mes lectures.

 

Précautions

Il ne s’agissait pas de réaliser un cours d’histoire de la philosophie, compte tenu de mon public de géographes — dont une majorité n’avait pas fait d’épistémologie à l’occasion de son cursus universitaire. Par ailleurs, peu ou prou, la géographie universitaire française (ce que je connais bien) n’a jamais été très directement concernée par le positivisme comme doctrine rigide, rectrice des pratiques savantes. Par voie de conséquence, il était difficile de faire un cours intitulé « positivisme et géographie », qui aurait exploré quelque chose comme un dialogue entre deux groupes aisément identifiables, avec une intersection à somme non nulle.
    La question du « positivisme » a commencé à me préoccuper après une interpellation de Gilles Ferréol au colloque Représentation(s) de Poitiers, en mai 1999. Il m’avait en effet objecté que le « réalisme » que je prétendais décrypter chez les élèves de Paul Vidal de la Blache était en fait du « positivisme ». À l’époque, ça m’avait un peu affolé. Depuis, j’ai appris à prendre ce débat sur les catégorisations avec flegme. Réalisme est un moindre mal pour désigner ce que j’ai appréhendé inductivement chez la plupart des postvidaliens (à l’exception, assez instructive, de Camille Vallaux et, dans une moindre mesure, de Jean Brunhes). Par rapport à n’importe quelle lecture, historicisante ou sémantique, de ce couple de termes, je pense plus que jamais les postvidaliens comme des réalistes par leur projet. Maintenant, que cette posture se heurte à leurs pratiques effectives est un autre problème !
    Pour autant, je remercie Gilles Ferréol de m’avoir fait lire et réfléchir sur ces catégories. Dans la foulée, j’ai lu entre autres Concevoir et expérimenter (1989) de Ian Hacking. Je peux dire rétrospectivement que ça m'a beaucoup ouvert de pistes pour caractériser ce qui est commun aux différents groupes de penseurs réunis sous l’étiquette de « positivisme ». Je renverrai par conséquent en première intention au chapitre III de Concevoir et expérimenter, précisément intitulé « Le positivisme » (au singulier). Et je regrette, aussi, que ce livre soit aujourd’hui introuvable ailleurs qu’en bibliothèque, car c’est à la fois un exercice de vulgarisation éblouissant. [note ultérieure (mars 2019) : je suis de moins en moins convaincu par l'usage historiquement assez fantaisiste que Hacking fait de « positivisme », étiquette à laquelle il donne une signification qui est très idiosyncrasique.]

 

Fil directeur

    Au départ, je comptais organiser mon exposé en trois temps, et j’avais bâti mes notes sur ce canevas.

  1. 1. Le positivisme, histoire d'un gros mot — Je voulais d’abord insister sur le fait que la doctrine exposée dans le Cours de philosophie positive d’Auguste Comte (1830-1842) avait connu une postérité spectaculaire, mais que très vite les éléments centraux du corpus comtien s’étaient dilués, voire métamorphosés, aussi bien chez ses continuateurs immédiats (Émile Littré, Louis Lafitte) que chez ses interlocuteurs les plus éminents (comme John Stuart Mill). Et ne parlons pas des acceptions du positivisme au XXe siècle, qu’elles soient valorisantes (notamment le « positivisme logique » hérité du cercle de Vienne) ou péjoratives (ce qui est devenu la règle)... Je voulais aussi dissiper l’idée qu’Auguste Comte aurait été un phénomène unique dans la philosophie des sciences de son temps : le précédent de Bernard Bolzano (1781-1848) et l’influence ultérieure d’Ernst Mach (1838-1916) sont là pour nous montrer que Comte n’a pas été le seul à insister sur la valeur cruciale de la vérification, l’importance de l’histoire des sciences et à rejeter hors de la science toute espèce de « métaphysique » (entendue comme énoncé en généralité non étayé par des preuves). Cette partie essentiellement historique visait à démontrer qu’il est très difficile, surtout aujourd’hui, de déterminer une signification tout à la fois précise et historiographiquement correcte du positivisme.
  2. 2. Qu'est-ce qu'être positiviste ? — Je voulais ensuite (et de manière quelque peu paradoxale) tenter de dégager tout de même un noyau dur du positivisme, grosso modo les points de blocage avec d’autres corpus doctrinaux relativement voisins. Il s’agissait tout particulièrement de préciser ce qui pourrait être significatif par rapport aux débats actuels dans les sciences humaines (les plus « complexes » et les plus éminentes pour Comte), et en géographie en particulier.
  3. 3. Positivisme et géographie — Je voulais enfin discuter de la pertinence du label positiviste quand il est appliqué en géographie, par le passé ou aujourd’hui. Je voulais entre autres évoquer ce qui me semble une incompatibilité profonde entre les valeurs des postvidaliens et un positivisme, fût-il light. À ce titre, je comptais évoquer la critique des thèses des élèves de Vidal par François Simiand dans L’Année sociologique (1909) comme révélatrice des points de blocage entre l’école française et les « positivistes » de leur temps. Par la suite, je souhaitais discuter du qualificatif « positiviste » accolé à la géographie « théorique et quantitative », qu’elle soit américaine ou française. En effet, s’il y a un air de famille entre les conceptions des théoriciens-quantitativistes et le positivisme (dans sa version historique ou dans celle héritée de Rudolph Carnap), il y a en revanche des différences fondamentales, qu’on ne peut dissimuler sauf à critiquer à la truelle un supposé scientisme (en fait) de l’analyse spatiale.

Voilà ce que je comptais faire. Concrètement, l’exposé historiographique a pris beaucoup plus de temps que prévu, et j’ai été amené à développer un « noyau dur » plus tôt que prévu.

Je n’ai pas le temps de tout reprendre ici, mais je souhaite renseigner quelques points précis.

 

Remarques

Quant on réfléchit à la position du positivisme dans l’histoire des doctrines épistémologiques, on néglige souvent de signaler en quoi il s’inscrit dans une tradition qui remonte, au moins, au chancelier Francis Bacon (1560-1626), et dans quelle mesure il rompt avec elle. La principale continuité, qui résistera jusqu’à The Structure of Scientific Revolutions (1962) de Thomas Kuhn, consiste à placer au centre de la science le couple faits empiriques / théories, et à examiner les modalités d’articulation entre les uns et les autres. L’empirisme baconien est souvent considéré comme inductiviste : au départ est l’observation des phénomènes, purifiée des idolae (représentations préconçues), qui dégage la « forme exacte de la chose » et débouche sur l’établissement rigoureux de relations de causalité. « En outre, il a fondé la recherche scientifique sur l'idée que la nature est régie par des lois, lois qui existent antérieurement à et indépendamment des fictions que l'esprit peut inventer » (M. Le Doeuff). Bacon fut aussi l’un des premiers à penser la division du travail scientifique et l’idée de progrès.
    Le cadre se retrouve deux siècles et demi plus tard chez Comte, mais avec des différences majeures, pour partie héritées de David Hume : « Hume est ainsi le premier a avoir parlé du critère de vérifiabilité permettant de distinguer le non-sens (la métaphysique) du discours sensé (la science principalement). » (Hacking, 1989, p. 86). Après Newton et Hume, Comte rejette également (dans l’esprit de son temps) la notion de cause, jugée trop métaphysique, et lui préfère l’idée de « lois naturelles invariables », qu’il considérait comme des productions purement anthropologiques, la recherche de causes en soi étant une idée métaphysique. Par ailleurs, Comte rejetait l’inductivisme baconien, qui lui semblait chimérique. Il faut dire que la position du père du positivisme dans le débat entre vérification déductive (faisant suite à une induction) et (ce qu’on appellera plus tard) falsification est pour le moins ambiguë. Il estimait que l’on ne peut chercher à vérifier une loi par des régularités phénoménales si l’on ne dispose pas de préconceptions théoriques. Et les « lois naturelles invariables » ne sont pas ontologiquement naturelles : elles sont un effort de l'humanité qui ne vaut que par les faits qu'elles permettent d'articuler. Elles sont en ce sens « des fictions que l'esprit peut inventer », qui ne trouvent leur intérêt que ratifiées par les seules choses réelles : les phénomènes. De toutes façons, le positivisme rompt sur ce point avec la tradition empiriste, même si seuls les phénomènes observables permettent de donner une assise à la recherche de lois.

 

Ian Hacking a formulé des hypothèses très fortes  sur ce qui lie les différentes formes de positivisme, qui recompose un ensemble d'auteurs qui sont loin cela dit d'avoir eu un usage de l'étiquette. Citons :

Le positivisme peut se définir par quelques idées forces. (1) L’importance accordée à la vérification (ou à une variante comme la falsification) : une proposition n’a de sens que si l’on peut, d’une quelconque manière, établir sa vérité ou sa fausseté. (2) La priorité accordée à l’observation : ce que nous pouvons voir, toucher ou sentir fournit, sauf pour les mathématiques, la matière ou le fondement le plus appréciable de la connaissance. (3) L’opposition à la cause : dans la nature, on ne trouve pas de causalité dépassant ou surpassant la constance avec laquelle des événements d’un certain type sont suivis par des événements d’un autre type. (4) Le rôle mineur joué par l’explication : expliquer peut contribuer à organiser des phénomènes mais le pourquoi reste sans réponse. On peut seulement remarquer que le phénomène se produit régulièrement de telle ou telle manière. (5) Opposition aux entités théoriques : les positivistes ont tendance à être non réalistes parce qu’ils limitent la réalité à ce qui est observable mais aussi parce qu’ils s’opposent à la causalité et se méfient des explications. Leur rejet de la causalité les fait douter de l’existence des électrons simplement parce que ces derniers ont une action causale. Ils soutiennent qu’il s’agit là seulement de régularités constantes entre phénomènes. (6) L’opposition à la métaphysique est finalement le dénominateur commun entre les points (1) à (5) ci-dessus. Propositions invérifiables, entités inobservables, causes, explications profondes, tout cela, dit le positiviste, est objet de métaphysique et doit être abandonné. (Hacking, 1989, p. 82).

Par rapport à la vulgate qui en a été tirée, le positivisme comtien se distingue sur plusieurs points. Il n’est pas du tout un réalisme « naïf », qui considérerait que les faits et choses dans le monde nous sont « données » de manière brute. Plus encore, le positivisme adopte une position fondamentalement critique et historiciste à propos des théories scientifiques humaines — même si ces dernières sont pensées comme l’expression d’un progrès continu. Par ailleurs, Auguste Comte était loin de penser que la science était le seul horizon de l’action humaine (à la différence de ce qu’on appellera plus tard scientisme), même si elle constitue en quelque sorte le préalable à la constitution d’une société positive (pour laquelle elle aurait valeur d’exemple). Enfin, par la place accordée à l’histoire des sciences, le positivisme interdit une naturalisation radicale des visées de l’activité scientifique, toujours ressaisie dans son épaisseur « sociologique ».

Deux aspects du positivisme sont également peu connus, qui revêtiraient un écho particulier dans le contexte de ce début du XXIe siècle.
Le premier est le rejet absolu d’une connaissance de soi, ou par soi, en rupture complète par rapport à Descartes. Le scientifique comtien ne se connaît pas lui-même et ne saurait établir de savoir subjectif. L’une des conditions essentielles de la vérification est l’objectivation des phénomènes, c’est-à-dire leur mise à distance. Par conséquent, les effets d’amalgame entre « esprit cartésien » et « positivisme » sont problématiques à la base. La posture comtienne déboucherait plutôt sur l’éviction des régimes cognitifs fondés sur une perspective subjective. Nombre ont pourtant éclos bien au-delà de la mort de Comte : la psychologie (comme connaissance fondée sur l’intersubjectivité), la phénoménologie, etc.
    Le second est un rejet de la mathématisation, corollaire chez Auguste Comte de sa croyance en la spécificité méthodologique de chaque type de science. En effet, contrairement aux positivistes logiques du XXe siècle ou aux poppériens, il n’a jamais considéré la science comme une, bien au contraire, attribuant à chaque science historiquement constituée des procédures de vérification spécifiques. Il était en outre violemment hostile aux probabilités et notamment à leur importation en médecine et dans les sciences humaines, ce qui l’a conduit à rejeter l’économie naissante. À la différence de son contemporain Cournot, du fait notamment de son affiliation à l’école mathématique de Lagrange et de son adhésion aux idées de Bichat, il a évacué la possibilité de fonder une économie mathématisée à base probabiliste. Il y va en outre (mais ce serait à explorer davantage) d’une conception binaire des lois scientifiques, qui ne peuvent être que vraies ou fausses, vérifiées ou infirmées, ce qui fait leur valeur positive. Il n'y a pas de place pour le « peut-être » dans les sciences, qui résistsent ou qui cassent. En cela, Comte annonce davantage Popper que les positivistes logiques !

Ce qui rend tout examen du legs positiviste épineux est la cascade de réinterprétations de la pensée de Comte qui fait écran entre ce dernier et les entreprises ultérieures — et ce dès la correspondance avec John Stuart Mill, dont certains exégètes contemporains (Juliette Grange, Annie Petit) ont pu dire qu’elle était un monument d’incommunicabilité. Or c’est précisément par le filtre de J. S. Mill que de très nombreux penseurs et philosophes ultérieurs ont eu « accès » au positivisme. Or, sur au moins trois aspects, il y a une rupture majeure : la méthode scientifique universelle que Mill dégage, fondée sur ce qu’on appelle le « modèle inductif des variations concomitantes » (dont Émile Durkheim, entre autres s’est inspiré), est dans son principe comme dans son inspiration, incompatible avec les idées de Comte ; ensuite, la valeur du point de vue individuel dans la doctrine du philosophe anglais — et ses répercussions pour fonder une psychologie scientifique — se heurtent frontalement à l’objectivisme anti-individualiste de son inspirateur français ; enfin, l’idée de causalité est réintroduite dans l'ensemble du « positivisme hétérodoxe » à partir des écrits de Mill.
    En somme, dès la deuxième moitié du XIXe siècle, il y a eu séparation entre un positivisme dérivé, largement transformé, et hautement diffusé, et un positivisme puriste — qui est resté confiné dans des « églises » confidentielles (Comte était très attaché à l’idée d’une communion positiviste, substitutive aux religions traditionnelles). Il y a sans doute là une difficulté majeure pour toute historiographie qui voudrait dégager quelque chose comme une essence du positivisme.

Dans la tradition française de philosophie des sciences, A. Comte a exercé une influence majeure, notamment au travers du postulat que la science a pour activité d’énoncer des lois (visée nomothétique) et de les soumettre à des vérifications, mais aussi par l’importance donnée à l’historicisation et à la particularisation des disciplines. Dans ce sens, des épistémologues aussi importants que Gaston Bachelard, Georges Canguilhem et Jean Piaget sont pour partie comtiens. En revanche, per exemple, la conception discontinuiste que l’on trouve chez Bachelard (autour du thème de la « rupture épistémologique ») et l’importance du formalisme logico-mathématique chez Piaget, font que l’on ne peut plus véritablement parler de « positivisme » à propos de ces auteurs.

 

Positivisme et géographie classique

Ce que je vais aborder ici est l’aspect le moins renseigné du sujet. Les recherches empiriques sur l’influence de positivismes divers en géographie sont quasi inexistantes. En revanche, depuis au moins deux décennies (sinon davantage), le terme a surtout valeur péjorative. Je ferais l’hypothèse que c’est massivement un gros mot dans les sciences humaines depuis les années 1970, même si l’usage dévaluant est attesté depuis beaucoup plus longtemps (sans doute depuis l’invention du terme, ou presque). Déjà pour Wilhelm Dilthey, le positivismus était l’ennemi, même si J. Grange (2003) a pu montrer que le philosophe des « sciences de l’esprit » (geistenwissenschaften) n’avait connu le comtisme que dans le miroir déformant de J.S. Mill. (Je ne fais pas innocemment référence à Dilthey, mais dans la mesure où il est souvent identifié comme le fondateur du schème des deux formes de rationalité scientifique pensées comme irréductibles, sciences de la nature vs sciences qu’on appelle aujourd’hui « sociales »).
Ce qui suit a donc en l’état une valeur conjecturale. Ce sont des hypothèses qu’il serait nécessaire (dans un esprit rigoureusement positif) de mettre à l’épreuve…

Quant s’est accentué le processus de légitimation universitaire de la géographie en France (1890-1910), le grand « moment » positiviste (les années 1880), avec toutes ses ambiguïtés, était déjà dissipé. Il n’empêche que rétrospectivement il y a quasiment synchronie. L’idée qu’une science se légitime par sa capacité à dégager des lois dans un certain ordre de phénomènes, et qu’elle doit pour ce faire développer une méthode spécifique, est tout à fait positiviste. Dans un texte-vitrine comme « La géographie humaine, ses relations avec la géographie de la vie » (1903), Paul Vidal de la Blache se soumet à un ensemble de schèmes du positivisme post-comtien. Comme la plupart de ses contemporains, il a réintégré la notion de causalité dans la sphère du scientifiquement légitime. Il insiste aussi sur les procédures de classification des phénomènes, et met en avant un comparatisme méthodologique assez proche de celui de Durkheim. En revanche, il fait montre d’un holisme cognitif plus proche de Comte que des positivistes de son époque : « Ce n'est pas de telle société ou de tels groupes de sociétés, mais d'une image d'ensemble de l'humanité qu'il faut s'inspirer dans l'appréciation des cas multiples et divers que rencontre notre étude. » L’insistance mise sur la complexité des « faits » rappelle la hiérarchisation comtienne des sciences par complexification croissante, même si l’inspiration théorique est en fait multiple :

La géographie humaine mérite donc ce nom, parce que c'est la physionomie terrestre modifiée par l'homme qu'elle étudie ; elle est en cela géographie. Elle n'envisage les faits humains que dans leur rapport avec cette surface où se déroule le drame multiple de la concurrence des êtres vivants. Il y a donc des faits sociaux et politiques qui ne rentrent pas dans sa compétence, ou qui ne s'y rattachent que si indirectement, qu'il n'y a pas lieu pour elle de s'en occuper. Malgré cette restriction, elle garde avec cet ordre de faits de nombreux points de contact. Mais cette branche de la géographie procède de la même origine que la géographie botanique et zoologique. C'est d'elles qu'elle tire sa perspective. La méthode est analogue ; bien plus délicate seulement à manier, comme dans toute science où l'intelligence et la volonté humaines sont en jeu.

 

La géographie classique partage aussi avec le positivisme une répugnance à aborder « l’homme » et « l’humain » autrement que sous un angle collectif et objectivé. C’est ce que rappelle Albert Demangeon dans « Une définition de la géographie humaine », un texte tardif (1942) : « Renonçons à considérer les hommes en tant qu'individus » (p. 28). À tort ou à raison, cette invite a été longtemps considérée comme l’explicitation d’une règle majeure de la géographie postvidalienne. Sous réserve d’inventaire, cette restriction peut être considérée comme pertinente pour décrire une dimension (parmi d’autres) du paradigme classique. Pour autant, il est difficile de considérer celui-ci comme exclusivement influencé par des préceptes positivistes. Bien au contraire…
    Je ne développerai pas ce point ici, mais ce que j’ai examiné ailleurs comme un réalisme de la géographie classique s’oppose sur de nombreux points à une inspiration positiviste. La prévalence de la « restitution » exhaustive sur la recherche de généralités (sans même parler de lois) est un élément-clé. À ce titre, dans une conception positiviste, la géographie postvidalienne serait plutôt de la compilation d’informations qu’une science. Par ailleurs, la prédilection de Vidal et de nombre de ses élèves pour les causes relatives (sous-déterminées ?) ou circulaires, allait complètement à l’encontre du déterminisme inscrit dans le post-positivisme de leur époque. Il serait à ce titre utile de replonger dans la magnifique recension par François Simiand de cinq thèses d’élèves de Vidal (1909, déjà évoquée), superbe cas d’incommunicabilité entre un sociologue durkheimien « positiviste » et des travaux qui échappent (à plusieurs titres) aux canons de la scientificité de leur temps. La réticence assez systématique des postvidaliens (et de leurs héritiers) à l’encontre des conceptions préalables et des généralités à priori s’inscrit aussi dans un cadre assez peu positiviste.

 

Dans ce panorama à grands traits, il faudrait faire un sort à ces deux hétérodoxes du classicisme que sont Jean Brunhes et Camille Vallaux. Par leur propension (très relative) à la généralisation préalable et leur goût pour les « classifications positives », ils constituent certainement la frange la plus perméable au « positivisme » de l’école française de géographie. L’extrait qui suit des Sciences géographiques (1925) de Camille Vallaux est éloquent :

La Géographie ne se contente pas de décrire, elle explique. Il serait plus exact de dire qu'elle croit avoir conquis, depuis un siècle, le droit à l'explication ; de toutes ses conquêtes, c'est assurément la plus brillante. Décrire des montagnes, des rivières et des côtes, aligner des chiffres de populations, de villes et d'États, sonder les profondeurs des mers, voilà sans doute des travaux intéressants. Mais si ces travaux et les autres recherches géographiques ne nous menaient pas à l'explication scientifique, ils auraient juste autant de valeur, au point de vue de la connaissance, qu'une collection de faits divers empruntée aux journaux. La Géographie a conquis son droit de cité scientifique depuis qu'elle explique ou veut expliquer les choses : De quel ordre sont les explications tentées par elle ?
La Géographie prend tous les accidents de la surface terrestre qu'il est possible de représenter sur des cartes, et elle tâche de découvrir entre ces masses et ces lignes des liens rationnels. À ce titre, elle s'appelle la Géographie physique et fait partie des sciences naturelles.
La Géographie prend aussi les masses et les groupes humains en rapport avec les nécessités physiques où ils vivent, leur expansion sur le globe et les modifications de diverse nature qu'ils font subir à la surface terrestre. À ce titre, elle s'appelle la Géographie humaine et fait partie des sciences sociales. (Vallaux, 1925, p. 4)

 

Faute de temps pour commenter cet extrait, je laisserai à la sagacité du lecteur le soin d’extraire ce qu’il y a de positiviste dans ce passage… Dans ma thèse, j’ai également mis l’accent sur une autre dimension que l’on pourrait qualifier de positiviste chez C. Vallaux, à savoir sa conviction que « l'écran des représentations symboliques et schématisées » s’interpose entre le savant et le monde. Sous l’influence des hommes de science de son temps, il allait jusqu’à affirmer que « les procédés [descriptifs] ne varient pas en fonction de l'infinie complexité des choses, mais en raison des besoins particuliers et de la structure de notre entendement, d'après des règles pour lesquelles, sans doute, il n'y a guère d'autre critérium que celui de la commodité, franchement reconnu par Henri Poincaré pour des sciences beaucoup mieux outillées et plus sûres de leur objet que la nôtre. » (Vallaux, 1925, p. 176). Cette posture sceptique sur la conformité au monde des procédures cognitives et la logique fondamentalement anthropologique de « l’entendement » est un thème par excellence comtien, qui ne diminue en rien le réalisme par ailleurs affiché.
Je ferais volontiers l’hypothèse que l’appétence de Brunhes et Vallaux pour les « généralisations » a beaucoup contribué à leur discrédit auprès de leurs contemporains (ils ont été régulièrement éreintés dans les revues ou la correspondance d’auteurs comme Albert Demangeon, Jules Sion ou Lucien Febvre).

 

Positivisme et géographie théorique et quantitative

En revanche, et inversement, c’est le manque d’appétit des classiques pour la recherche de « lois » qui a été épinglé dans un premier temps aux États-Unis (Schaefer, 1953 ; Harvey, 1969), puis en France (à partir de 1972). L’émergence d’une critique de l’exceptionnalisme, adossée à une posture nomothétique (il faut rechercher des lois en géographie) a été lu à posteriori comme un « néo-positivisme » (parmi d’autres) — notamment par les contempteurs précoces de la géographie théorique et quantitative. Pourtant, les sources d’inspiration épistémologique de l’analyse spatiale sont parfois très éloignées de la tradition positiviste. Ainsi que l’ont perçu précocement des auteurs comme Pierre George ou Jean Labasse, la quantitative geography américaine devait beaucoup au pragmatisme, courant philosophique qui a des aspects anti-réalistes, mais pas du tout similaires au positivisme. L’idée d’une recherche finalisée par des objectifs (fussent-ils cognitifs) est complètement anti-comtienne, pour le coup, et très peu conforme aux canons de l’épistémologie européenne (avant les années 1970 au moins). Par la suite, c’est surtout la référence à Karl Popper qui s’est imposée, lequel ne peut apparaître positiviste qu’à des personnes ignorant tout de l’histoire de la philosophie anglo-saxonne (cf. Hacking, 1989, sur le sujet).

Pour ce qui est de la France, les références épistémologiques des géographes en révolution des années 1970 étaient Gaston Bachelard, Jean Piaget et Louis Althusser, autant d’auteurs que l’on peut difficilement qualifier directement de « positivistes » (cf. supra). Au reste, l’attitude de nombreux « nouveaux géographes », par la référence au rôle médiateur du langage ou par l’insistance sur « l’inaccessibilité du réel », évoquent plutôt le nominalisme — qui est un anti-réalisme beaucoup plus radical que celui des positivistes, notamment parce qu'il jette le doute sur l'autonomie des phénomènes. Sur ce sujet assez délicat, je renvoie à ce que j’ai pu écrire ici et là, notamment dans « La géographie comme science » (2006) et dans Le Plain-pied du monde (2003 et à paraître). L’exigence nomologique est commune à un grand nombre de doctrines épistémologiques. J’aurais même tendance à considérer qu’il s’agit du dénominateur de presque tous les discours qui attachent de la valeur à la science, à l’exception (partielle) de la tradition héritée de Wilhelm Dilthey, Heinrich Rickert et Max Weber.
    S’il est un aspect sur lequel l’analyse spatiale peut sembler « positiviste », c’est dans un certain style d’objectivation, qui a semblé exclure durablement la prise en compte des individus et de leurs représentations singulières. Longtemps, les modèles canoniques de la locational analysis (von Thünen, Christaller, Alonso, écologie urbaine factorielle) ont accrédité l’idée d’une interprétation mésoscopique, objectivée et forcément collective de la production de l’espace par les sociétés. Pourtant, la généralisation récente des systèmes multi-agents est peut-être la preuve qu’il n’y a pas d’incompatibilité irréductible entre le souci de l’individuel, l’intérêt pour les représentations subjectives et l’analyse spatiale. Celle-ci n’est sans doute pas « consubstantiellement » objectiviste — pas davantage que positiviste… En revanche, rabattre toute connaissance de l’homme en société sur une « connaissance de la connaissance » n’est pas non plus sans risques en termes de possibilités cognitives. Il serait à mon avis mutilant de s’interdire toute investigation sur des objets qui n’ont pas fait l’objet de représentations collectives préalables.
    Par ailleurs, le traitement du « social spatialisé » par la modélisation accrédite pour certains une conception de l’espace comme un ordre de phénomènes autonome, opération typique du « positivisme à la Durkheim » (« traiter les faits spatiaux comme des choses », indépendamment de leur signification sociale, pourrait-on pasticher !). Il convient de noter que les controverses sur le sujet ont été violentes parmi les géographes théoriciens-quantitativistes, et ce dès les années 1970 (dans un cadre largement marxiste). « Fétichiser l’espace » n’était déjà pas bien porté alors, et un auteur comme Franck Auriac, pourtant ostensiblement (ou rétrospectivement) « positiviste », a consacré des pages lumineuses à la question. J’ai déjà écrit sur le sujet dans mon blog intitulé « Du spatialisme et du pluralisme ».
    Peut-être certains géographes particuliers (Henri Reymond ? Georges Nicolas ? Roger Brunet ?) se reconnaîtraient-ils davantage dans le sobriquet de « positiviste » que d’autres ? Mais il y aurait toujours un ou plusieurs critères les éloignant drastiquement des « positivismes » officiels, de sorte que l’exercice aurait vite un caractère scholastique…

 

Conclusion et envoi

En définitive, entre l’élaboration comtienne et un épistémologue du début du XXIe siècle, ce sont presque deux siècles de reformulations, déplacements, dilutions, subversions, etc., qui s’interposent. Comme doctrine singulière, le positivisme est une dépouille dont il nous reste des héritages épars. S’il en reste des traces, c’est par la médiation de doctrines qui l’ont partiellement incorporé tout en le subvertissant, comme le constructivisme piagétien, le falsificationnisme, l’« empirisme constructif » de Bas van Fraassen, etc. Toutes n’ont pas eu le même retentissement en géographie. Si on considérait cette dernière comme un domaine d’épreuve de la rémanence des thèses positivistes, nul doute que l’expérience serait particulièrement parlante, en termes d’éparpillement, de contresens, de flou… Mais la géographie n’est sans doute pas la science institutionnelle la plus commode pour parler de positivisme ! En revanche, on y use et abuse de l’étiquette comme d’une insulte, en dépit du bon sens, souvent.
    Je clos cet envoi avec le sentiment d’avoir expédié en 7 pages word et un jour et demi de rédaction un sujet qui mériterait un traitement bien plus long et bien moins contingent. Il s’appuie toutefois sur des semaines de lecture et quelques années d’expérience. Je ferai sans doute des remaniements à l’avenir, et suis ouvert à toutes les objections et critiques.
    Sur le positivisme, je demeure foncièrement convaincu que l’excès d’indignité et les lazzis actuels mésestiment les vertus d’une doctrine honorable. Après tout, dans notre monde « virtuel » où la com’ et le symbole se sont substitués à l’exigence de vérification scrupuleuse, rien de plus has been que de réclamer des preuves, et pourtant… Appliquer les préceptes de Comte aux baratins et aux effets de manche afin de les dégonfler comme des baudruches, quoi de plus nécessaire, si l’on veut redonner un peu de tangibilité à notre monde ?

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Positivisme et géographie : une bibliographie

Le commentaire accompagnant cette bibliographie est intitulé "notes de cours". J'ai consacré une journée à l'écrire, en dépit des autres tâches qui m'incombent. Comme tout ceci procède d'un cours récent, je ne voulais pas laisser trop traîner l'exercice.

 

 

Positivisme et géographie

 

Une bibliographie de travail

1°) Éléments d’initiation

Besse, J.-M., « Généralités épistémologiques », dans M.-C. Robic, dir., Géographie. Déterminisme, possibilisme, approche systémique, Vanves, Cours CNED, 2001, fascicule I, p. 1-21 (1ère partie) et 1-22 (2e partie).

Grange, J., Comte (1798-1857) : Sciences et philosophie, Ellipses, « Philosophie », 2006.

Hacking, I., Concevoir et expérimenter. Thèmes introductifs à la philosophie des sciences expérimentales [trad. B. Ducrest], Christian Bourgois, « Épistémè essais », 1989, spéc. ch. III, p. 81-106.

Ulises Moulines, C., La philosophie des sciences fin xixe / début xxie siècle. L’invention d’une discipline, Éditions ENS rue d’Ulm, 2006.

Vatin, F., « Comte et Cournot. Une mise en regard biographique et épistémologique », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 8, p. 9-40.

Wagner, P., dir., Les philosophes et la science, Gallimard, folio essais inédit, 2002.

 

2°) Approfondissements historiques et épistémologiques

Bourdeau, M., Braunstein, J.-F. & Petit, A., Auguste Comte aujourd’hui, Kimé, « Philosophie-épistémologie », 2003.

Braunstein, J.-F., « La philosophie des sciences d’Auguste Comte », dans P. Wagner, dir., Les philosophes et la science, Gallimard, folio essais inédit, 2002, p. 787-822.

Collectif, « La Réception du positivisme (1843-1928 », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 8, 2003.

Comte, A., Philosophie des sciences (anthologie préparée et présentée par Juliette Grange), Gallimard, « Tel », 1997.

Durkheim, É., Les règles de la méthode sociologique, Félix Alcan, 1895 ; Rééd. Flammarion, « Champs », 1988.

Garreta, G., « Ernst Mach : l’épistémologie comme histoire naturelle de la science », dans P. Wagner, dir., Les philosophes et la science, Gallimard, folio essais inédit, 2002, p.624-658.

Grange, J., La Philosophie d’Auguste Comte, PUF, 1996.

Grange, J., « Expliquer et comprendre de Comte à Dilthey », dans N. Zaccaï-Reyners, dir., Explication-compréhension. Regards sur les sources et l’actualité d’une controverse épistémologique, éditions de l’université de Bruxelles, « Philosophie et société », 2003, p. 13-34.

Jacob, P., L’Empirisme logique, ses antécédents, ses critiques, Minuit, « Propositions », 1980.

Jacob, P., De Vienne à Cambridge. L’héritage du positivisme logique de 1950 à nos jours précédé de Comment peut-on ne pas être empiriste ?, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1980.

Langlois, C.-V. & Seignobos, C., Introduction aux méthodes de recherche historique, Librairie Hachette, 1898 ; rééd. : Paris, éds Kimé, 1992.

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Petit, A., dir., Auguste Comte. Trajectoires positivistes. 1798-1998, L’Harmattan, « Épistémologie et philosophie des sciences », 2003 ;

Petit, A., « Contributions positivistes à l’enseignement des sciences », dans H. Gispert, N. Hulet et M.-C. Robic, dir., Science et enseignement. L’exemple de la grande réforme des programmes du lycée au début du xxe siècle, Vuibert, INRP, 2007, p. 81-102.

Van Fraassen, B., The Scientific Image, Oxford University Press, 1980.

3°) Textes « positivistes » en géographie

Auriac, F., « Analyse spatiale et matérialisme : introspection », Géocarrefour, n° spécial « Les références des géographes », F. Durand-Dastès, dir., LXXVIII, 2003, n° 1, p. 7-11.

Brunhes, J., La Géographie humaine, t. I : « les faits essentiels, groupés et classés » ; t. II : « Monographies », Paris, Félix Alcan, 1910, 2e rééd. : 1925.

Chamussy, H., Charre, J., Durand, M.-G., & Le Berre, M., « Espace, que de brouillons commet-on en ton nom ! », Brouillons Dupont, n° 1, 1977, p. 15-30.

Demangeon, A., « Une définition de la géographie humaine », Problèmes de géographie humaine, Paris, A. Colin, 1942, p. 25-34.

Dauphiné, A., « Mathématiques et concepts en géographie », dans Groupe Dupont, Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, p. 7-24.

Gallois, L., « Conclusion II » dans Régions naturelles et noms de pays. Étude sur la région parisienne, Paris, A. Colin, 1908, p. 216-235.

Gottmann, J., « De la méthode d'analyse en géographie humaine », Annales de géographie, LVI, n° 301, janv.-mars 1947, p. 1-12.

Groupe Dupont, Géopoint 76, Théories et géographie, Avignon, 1976.

Harvey, D., Explanation in Geography, London, Arnold, 1969.

Labasse, J., « Quantitatif et qualitatif : réflexions d’un géographe », Norsk Geografisk Tidsskrift. Utgitt av det Norske Geografiske Selskab, Oslo, bind 23, 1969, Hefte 4, p. 185-192.

Pumain, D., Saint-Julien, T. & Vigouroux, M., « Jouer de l’ordinateur sur un air urbain », Annales de géographie, vol. XCII, n° 511, p. 331-346.

Reymond, H., « Une problématique théorique pour la géographie : plaidoyer pour une chorotaxie expérimentale », dans H. Isnard, J.-B. Racine & H. Reymond, Problématiques de la géographie, Paris, P.U.F., 1981, p. 163-249.

Schaefer, R., « Exceptionalism in Geography : a methodological examination », Annals of the Association of American Geographers, 1953, n° 43.

Simiand, F., « Compte-rendu de Demangeon, Blanchard, Vallaux, Vacher et Sion », L’Année sociologique, vol. XI, 1906-1909, p. 723-732.

    Vallaux, C., Les sciences géographiques, Paris, Alcan, 1925.

4°) Textes « antipositivistes » en géographie

Berque, A., Médiance, de milieux en paysages, Montpellier, Gip Reclus, coll. « Géographiques », 1990.

Claval, P., « Du point de vue fonctionnaliste au point de vue culturel », L’Espace géographique, XV, 1986, n° 2, p. 90-96.

Chamussy, H., « Les géographes au risque de la complexité », Géocarrefour, n° spécial « Les références des géographes », F. Durand-Dastès, dir., LXXVIII, 2003, n° 1, p. 61-70.

Dardel E., L'homme et la terre, 1951, Réédition : Bibliothèque Nationale, CTHS, 1990.

Debarbieux, B., « L’exploration des mondes intérieurs », dans R. Knafou, dir., L’état de la géographie, autoscopie d’une science, Belin, « Mappemonde », 1997, chap. X, p. 371-384.

Ferrier, J.-P., « Le territoire de la vie quotidienne et le référentiel habitant », dans Groupe Dupont, Géopoint 82, Les territoires de la vie quotidienne, Avignon, 1982, p. 71-199.

Ferrier, J.-P., Raffestin, C & Racine J.-B., « Vers un paradigme critique : matériaux pour un projet géographique », L’Espace géographique, VII, 1978, n° 4, p. 291-297.

Ferrier, J.-P., Antée I. La géographie, ça sert d’abord à parler du territoire ou le métier du géographe, Aix en Provence, Édisud, 1983.

Ferrier, J.-P., « Habiter / Penser la Terre : géographie et idée de l’avenir (Nouveau Moyen Âge et sortie de "crise" », Méditerranée, 1986, n° 3, p. 3-10.

Frémont, A., La Région, espace vécu, PUF, 1976 ; rééd. Flammarion, « Champs », 1999.

Groupe Dupont, Géopoint 82, Les territoires de la vie quotidienne. Recherche de niveaux signifiants dans l’analyse géographique, Avignon, 1982.

Harley, J.-B., « Déconstruire la carte », dans Le pouvoir des cartes. Brian Harley et la cartographie [trad. P. de Lavergne], A.S. Bailly et P. Gould éds, Anthropos, « Géographie », 1995, p. 61-85.

Lussault, M., « Reconstruire le bureau (pour en finir avec le spatialisme) », dans Chivallon, C., Ragouet, P. & Samers, M., Discours scientifiques et contextes culturels : géographies britanniques et françaises à l’épreuve postmoderne, Bordeaux, M. S. H. d’Aquitaine, 2000, p. 225-251.

Racine J.-B. & Bailly, A. S., « La géographie et l’espace géographique : à la recherche d’une épistémologie de la géographie », L’Espace géographique, VIII, 1979, n° 4, p. 283-291.

Racine, J.-B. & Ptéroudis, É., « Argumentation et géographie humaine », Revue européenne des sciences sociales, XXXV, 1997, n° 107, p. 87-108.

Raffestin, C., « Pourquoi n’avons-nous pas lu Éric Dardel ? », Cahiers de géographie du Québec, XXI, n° 84, décembre 1987, p. 471-481.

Raffestin, C., « Théories du réel et géographicité », EspacesTemps, n° 40-41, 1989, p. 26-31.

Raffestin, C., « Géographie et écologie humaine », dans A. Bailly, R. Ferras & D. Pumain, dir., Encyclopédie de géographie, économica, 1995, chap. II, p. 23-36.

5°) Réflexions sur positivisme et géographie

Auriac, F., & Brunet, R., dir., Espaces, jeux et enjeux, Fayard-Fondation Diderot, 1986.

Besse, J.-M., « Sociologues et géographes au début du xxe siècle : un mauvais débat », Cahiers de philosophie, Lille III, 1982.

Chamussy, H., « Le groupe Dupont ou les enfants du paradigme », dans R. Knafou, dir., L’état de la géographie, autoscopie d’une science, Belin, « Mappemonde », 1997, chap. X, p. 134-144.

Collectif, « Les références des géographes », F. Durand-Dastès, coord., Géocarrefour, LXXVIII, 2003, n° 1, p. 3-77.

Orain, O., « La géographie comme science. Quand « faire école » cède le pas au pluralisme » dans M.-C. Robic, dir., Couvrir le monde. Un grand xxe siècle de géographie française, Ministère des affaires étrangères, Association pour la diffusion de la pensée française (ADPF), 2006, p. 81-115.

Pumain, D. & Robic, M.-C., « Le rôle des mathématiques dans une « révolution » théorique et quantitative : la géographie française depuis les années 1970 », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 6, avril 2002, p. 123-144.

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C'est fait (?)

Ce soir, j'ai envoyé à Claude Blanckaert un fichier de 2Mo intitulé Le Plain-pied du monde, soit 404 pages au gabarit de sa collection "Histoire des sciences humaines". Je n'en peux plus. J'y ai travaillé tout le printemps, quand d'autres taches ne m'accaparaient pas.
Sinon, le texte de l'appel à communications pour le colloque "Mai-68, creuset pour les sciences de l'homme?" est prêt et "validé" par le CA de la Société française pour l'histoire des sciences de l'homme (SFHSH). Le comité scientifique se met en place lentement. J'attends des réponses. Dès que possible, nous le mettons en ligne. A la rentrée, nous nous occuperons des financements.
Ce blog sera sans doute en veille entre le 3 et le 25 juillet. Je serai supposément "en vacances", sauf du 12 au 17, période à laquelle je participe à une école d'été à l'ENS-LSH à Lyon. En revanche, la période allant de la fin juillet à la mi-août sera un bon moment pour publier ici de nouvelles choses et améliorer ce qui est déjà en ligne.

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La Russie au CAPES et à l'agrégation : une bibliographie sommaire

 

Sont précédés d'une astérisque les ouvrages qui me semblent véritablement utiles sur la question. Il n'y a pas d'articles isolés dans cette biblio, alors que la production de pointe est publiée sous cette forme. On comprendra donc qu'il n'y a rien d'exhaustif dans ce qui vous est proposé ici. C'est un pis-aller en attendant la publication dans quelques mois de la bibliographie "officielle" dans Historiens et géographes.

I Généralités


W. ANDREFF, dir., Analyse économique de la transition postsocialiste, La Découverte, 2002.

W. ANDREFF, Le secteur public à l’Est. Restructuration industrielle et financière, L’Harmattan, « Pays de l’Est », 2004.

F. BAFOIL, Le postcommunisme en Europe, La Découverte, « Repères », 1999.

* R. BRUNET & V. REY, Europe centrale et orientale, vol. 10 de la Nouvelle Géographie universelle, Belin - Reclus, 1996.

B. CHAVANCE, dir., La Fin des systèmes socialistes, L’Harmattan, « Pays de l’Est », 1994.

B. CHAVANCE, É. MAGNIN, R. MOTAMED-NEJAD & J. SAPIR, dir., Capitalisme et socialisme en perspective. Évolution, et transformations des systèmes économiques, La Découverte, 1999.

COLLECTIF, « Intégration territoriale en Europe de l’Est et en Union soviétique », Bulletin de la Société languedocienne de géographie, 1987, n° 1-2.

J.-P. DEPRETTO, Pour une histoire sociale du communisme, L’Harmattan, « Pays de l’est », 2001.

M. DREYFUS et alii, Le siècle des communismes, Les éditions de l’atelier, 2000.

M. FOREST & G. MINK, dir., Post-communisme : les sciences sociales à l’épreuve, L’Harmattan, « Pays de l’Est », 2004.

É. HOBSBAWM, L’âge des extrêmes. Histoire du court xxe siècle, Bruxelles, éd. Complexe, 1994.

M. LEWIN, Le Siècle soviétique, Fayard/Le Monde diplomatique, 2003.

J.-P. PAGÉ & J. VERCUEIL, De la chute du mur à la nouvelle Europe. Économie politique d’une métamorphose, L’Harmattan, « Pays de l’Est », 2004.

J. RADVANYI & V. REY, Régions et pouvoirs régionaux en Europe de l’est et en URSS, Masson, 1989.

M. ROUX (ss la direction de), Nations, État et territoire en Europe de l’Est et en URSS, L’Harmattan, coll. « Pays de l’Est », 1992.

 

Revue Le Courrier des pays de l’Est, Revue d'études comaparatives Est-Ouest, Cahiers du Monde russe, Postsoviet geography


II Russie et ex-URSS

1°) Sur l’histoire de l’URSS

* N. WERTH, Histoire de l’Union soviétique, P.U.F., 3e éd., 2004.

C. Bettelheim, Les luttes de classe en URSS. 3e période 1930-1941, Maspéro, 1982-1983.

* A. BLUM, Naître, vivre et mourir en URSS, Petite bibliothèque Payot, 1994, rééd. 2004 (poche).

B. CHAVANCE, Le système économique soviétique, de Brejnev à Gorbatchev, Nathan, coll. « Circa », 1989.

S. DULLIN, Histoire de l’URSS, La Découverte, « Repères », 1994.

M. LEWIN, La formation du système soviétique, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1987.

* M. LEWIN, La grande mutation soviétique, La Découverte, 1989.

* M.-C. MAUREL, Territoire et stratégies soviétiques, Économica, 1985.

G. NIVAT, Russie-Europe : la fin du schisme, Lausanne, éd. L’Âge d’homme, 1993.

J. SAPIR, Les fluctuations économiques en URSS, 1941 - 1985, Éditions de l’EHESS, 1989.

* J. SAPIR, L’économie mobilisée, La découverte, 1990.

* J. SAPIR, Retour sur l’URSS. Économie, société, histoire, L’Harmattan, Collection « Pays de l’Est », 1997.

J.-L. VAN REGEMORTER, D’une perestroïka à l’autre : l’évolution économique de la Russie de 1860 à nos jours, SEDES, 1990

C. VAÏSSIÉ, Pour votre liberté et pour la nôtre. Le combat des dissidents de Russie, Paris, Robert Laffont, 2000.

* A. VICHNEVSKI, La faucille et le rouble. La modernisation conservatrice en URSS, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 2000.


2°) Références « totalitariennes »

H. ARENDT, Les origines du totalitarisme, t. 3 : Le système totalitaire, Le Seuil, 1972, rééd. coll. Points essais, 1995, n° 307.

H. ARENDT, La nature du totalitarisme, Payot, Petite bibliothèque philosophique, 1990.

A. BESANÇON, Présent soviétique et passé russe, Hachette, Pluriel, 1980.

A. BESANÇON, Anatomie d’un spectre. L’économie politique du socialisme réel, Calmann Lévy, 1981.

F. FURET, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au xxe siècle, Robert Laffont / Calmann Lévy, 1995, rééd. Le livre de poche, 1998.

C. LEFORT, La complication. Retour sur le communisme, Fayard, 1999.

M. MALIA, La tragédie soviétique. Histoire du socialisme en Russie 1917-1991, Le Seuil, L’Univers historique, 1995, rééd. coll. Points histoire, 1999, n° 257.


3°) Sur la Russie contemporaine

A. BERELOWITCH & M. WIEVIORKA, Les Russes d’en bas. Enquête sur la Russie post-communiste, Le Seuil, coll. « L’épreuve des faits », 1996.

A. BERELOWITCH & J. RADVANYI, dir., Les 100 portes de la Russie. De l’URSS à la CEI, les convulsions d’un géant, éd. de l’Atelier, 1999.

Y. BREAULT, P. JOLICOEUR & J. LEVESQUE, La Russie et son ex-empire, Presses de sciences-po, 2005.

R. BRUNET,  La Russie nouvelle, La documentation photographique, n° 7025, octobre 1994.

R. BRUNET, D. Eckert, V. KOLOSSOV, Atlas de la Russie et des pays proches Montpellier-Paris, Reclus - La Documentation Française, 1995.

R. BRUNET, La Russie : dictionnaire géographique, CNRS Libergéo/La documentation française, 2001.

COLLECTIF, « La Russie, dix ans après », Revue Hérodote, 2002, n° 104.

COLLECTIF, « Russie : la dictature de la loi », Revue L’Économie politique, n° 21, janvier 2004.

COLLECTIF, « La Russie de Poutine », Revue Pouvoirs, n° 112, éds du Seuil, janvier 2005.

D. ECKERT & V. KOLOSSOV, La Russie, Flammarion, coll. « Dominos », 1999.

* D. ECKERT, Le Monde russe, Hachette supérieur, "Carré géographie", 2005, rééd. 2007.

* D. ECKERT, La Russie, Hachette supérieur, "Recueils pour les concours", 2007.

G. FAVAREL-GARRIGUES, dir., Criminalité, police et gouvernement : trajectoires post-communistes, L'Harmattan, 2003.

* G. FAVAREL-GARRIGUES & K. ROUSSELET, La Société russe en quête d’ordre, CERI / Autrement, 2004.

M. FERRO & M.-H. MANDRILLON, Russie, peuples et civilisations, La découverte/Poche, 2005.

É Gessat-Anstett, Liens de parenté en Russie post-soviétique. Une enquête ethnographique, L’Harmattan, « Nouvelles études anthropologiques », 2004.

A. GRIGORIANTZ, Les Caucasiens. Aux origines d'une guerre sans fin, in-folio, coll. "Illico", 2006.

* B. KAGARLITSKIÏ, La Russie aujourd'hui. Néolibéralisme, autocratie et restauration, Parangon, 2004.

* M. LARUELLE & S. PEYROUSE, Les Russes du Kazakhstan. Identités nationales et nouveaux états dans l’espace post-soviétique, Maisonneuve & Larose, 2004.

A. LE HUEROU et alii, Tchétchénie, une affaire intérieure ?, CERI/Autrement, 2005.

C. LOCATELLI, Énergie et transition en Russie : les nouveaux acteurs industriels, L’Harmattan, « Pays de l’Est », 1998.

M. MENDRAS, dir., Russie, le gouvernement des provinces, Genève, CRES, 1997.

* M. MENDRAS et alii, Comment fonctionne la Russie ? Le politique, le bureaucrate, l’oligarque, CERI / Autrement, 2003.

P. MELANI, dir., Famille et société dans l'espace est-européen et la CEI, n° spécial de Slavica occitanica, 2005

* J. RADVANYÏ, La nouvelle Russie. L’après 1991 : un nouveau « temps des troubles » ?, Masson / Armand Colin, 1996. Réédité en 2000.

J. RADVANYÏ, De l’URSS à la CEI : 12 États en quête d’identité, Ellipses, 1997.

J. RADVANYÏ, dir., Les États postsoviétiques…, Armand Colin, 2003.

J. RADVANYI et G. WILD, La Russie entre deux mondes, La documentation photographique, n° 8045, 2005.

* M.-P. REY, dir., Les Russes de Gorbatchev à Poutine, Armand Colin, 2005.

M. ROCHE, Thérapie de choc et autoritarisme en Russie. La démocratie confisquée, L’Harmattan, 2000.

* J. SAPIR, Le chaos russe, La Découverte, 1996.
J. SAPIR, Le krach russe, La Découverte, 1998.

A. SUERGUEEVA, Qui sont les Russes ?, Max Milo, "L'inconnu", 2006.

G. SOKOLOFF, Métamorphoses de la Russie, 1984-2004, Fayard, 2004.

A. de TINGUY, La grande migration. La Russie et les Russes depuis l’ouverture du rideau de fer, Plon, 2004.

* J. VERCUEIL, Transition et ouverture de l’économie russe (1992-2002). Pour une économie institutionnelle du changement, L’Harmattan, « Pays de l’Est », 2002.


III Quelques références littéraires (pour les amateurs)

1°) Littérature dite « concentrationnaire »

Anna AKHMATOVA, Requiem (poème), Minuit, ed. bilingue, 1991.

Varlam CHALAMOV, Les Récits de la Kolyma, nouvelle édition (intégrale), Verdier, 2003.

Ante CILIGA, Dix ans au pays du mensonge déconcertant, éditions Champ libre, 1977 (réédition de Au pays du grand mensonge [1938] et Sibérie, terre de l’exil et de l’industrialisation [1950]).

Victor KRAVTCHENKO, J’ai choisi la liberté, Self, 1947.

Andrée SANTAURENS, Dix-sept ans dans les camps soviétiques, Gallimard, 1963.

Alexandre SOLJÉNITSYNE, L’Archipel du goulag, 3 t., Le Seuil, 1974 et 1976.

Boris SOUVARINE, Bilan de la terreur en URSS, Librairie du travail, 1936.


2°) Grands écrivains contemporains de la période 1917-1940

Andreï BIÉLYÏ, Petersbourg, Lausanne, L’Äge d’homme, « Classiques slaves », 1967 ; rééd. poche : Le Seuil, coll. « Points roman », 1986.

Iouriï TYNIANOV, La mort du Vazir-Moukhtar, Gallimard, 1969 ; rééd. poche : folio, 1978, n° 1073.

Isaac BABEL, Cavalerie rouge, Lausanne, L’Äge d’homme, « Classiques slaves », 1972, 1992 ; rééd. poche : Le Seuil, coll. « Points roman », n° 227.

Mikhaïl BOULGAKOV, Le Maître et Marguerite, Robert Laffont, « Pavillons » ; rééd. poche : Le livre de poche, coll. Biblio » ou 10/18.

Vladimir NABOKOV, Invitation au supplice, Gallimard, 1960 ; rééd. poche : coll. Folio, 1980, n° 1172.

Iouri OLIÉCHA, L’Envie, Lausanne, L’Äge d’homme, « Classiques slaves », 1992 ; rééd. poche : Le Seuil, coll. « Points roman ».

Boris PILNIAK, L’année nue, Gallimard, 1926 ; nouvelle trad. au Seuil, revue Autrement, 1996.

Boris PILNIAK, Les chemins effacés, Lausanne, L’Äge d’homme, « Classiques slaves », 1978.

Andreï PLATONOV, Tchevengour, Robert Laffont, « Pavillons », 1996.

Evguiéniï ZAMIATINE, Nous autres, Gallimard, 1971 ; rééd. poche : coll. L’imaginaire, 1979, n° 39.


3°) Période post-stalinienne

Vassili AXIONOV, Les Oranges du Maroc, Actes Sud, « Babel », 2003.

Vassili GROSSMANN, Vie et destin, Presses Pocket, 1984.

Valentin RASPOUTINE, L’adieu à l’île, Robert Laffont, « Pavillons », 1979.
Olga SEDAKOVA, Voyage à Tartu & retour, Clémence Hiver, 2005.

Alexandre SOLJÉNITSYNE, La maison de Matriona (et autres nouvelles), Presses Pocket, 1976.

Alexandre SOLJÉNITSYNE, Le pavillon des cancéreux, Presses Pocket, 1980.

Vladimir TENDRIAKOV, Le Printemps s’amuse et autres nouvelles, Gallimard, Littérature soviétique, 1982.


4°) Parmi les contemporains

Victor ÉROFIÉEV, La Belle de Moscou, Albin Michel, 1990.

Victor ÉROFIÉEV, La vie avec un idiot, Albin Michel, « Les Grandes traductions », 1992.

Victor ÉROFIÉEV, Le Jugement dernier, Albin Michel, « Les Grandes traductions », 1996.

Alexandre IKONNIKOV, Dernières nouvelles du bourbier, Le Seuil, « Points roman », 2004.

Lioudmila OULITSKAÏA, Sonietchka, Gallimard, 1998, rééd. en « Folio ».

Sviétlana ALÉXIÉÏÉVITCH, La Supplication, J’ai Lu, 2000.

Sviétlana ALÉXIÉÏÉVITCH, Les Cercueils de zinc, Christian Bourgois, 2002.
 

 

5°) Témoignages
     Anne BRUNSWIC, Sibérie. Un voyage au pays des femmes, Actes Sud, 2006.
    Anne NIVAT, La Maison Haute. Des Russes aujourd'hui, rééd. Le livre de poche, 2004.
    Anna POLITOVSKAÏA, Douloureuse Russie. Journal d'une femme en colère, Buchet Chastel, 2006.
    Olga SEDAKOVA, Voyage à Tartu & retour, Clémence Hiver, 2005.
    Jean-Pierre THIBAUDAT, Rien ne sera plus jamais calme à la frontière finno-chinoise, Christian Bourgois, 2002
   

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La Russie au CAPES et à l'agrégation

Cela fait 15 ans que j'attendais ça. C'est fait ! La Russie est au programme de l'agrégation de géographie et au CAPES pour deux ans, et pour un an à l'agrégation d'histoire. Le russophone, russologue et russophile (désenchanté) que je suis ne peut que se réjouir qu'ait enfin cessé un ostracisme qui était toujours justifié par les "turbulences" dans lesquelles était plongé le pays. Drôle de justification. J'espère surtout qu'à l'issue de ces deux ans les enseignants du secondaire daigneront se remettre à enseigner la géographie des pays issus de l'ex-URSS. Il ne s'agit pas seulement de faire passer une culture, il s'agit aussi d'exposer une configuration géographique exceptionnelle : un énorme pays a été démembré sans que cela dégénère en guerres massives (même si ce qui s'est passé en Tchétchénie, en Transcaucasie et au Tadjikistan n'est pas plus réjouissant que les guerres civiles post-yougoslaves) ; étudier les répercussions spatiales et territoriales de cette implosion est un cas d'école absolumment magnifique.
Je ne me fais pas d'illusion sur les gains cognitifs à attendre de cette situation. J'ai tendance à penser que l'inscription d'un sujet au programme des concours a tendance, le plus souvent, à renforcer les représentations conformistes et à indurer les stéréotypes. En plus, une petite poignée de plumitifs a pour habitude de publier régulièrement des ouvrages, collectifs ou solitaires, dont le seul objectif est de ramasser la manne financière induite par ces effets d'aubaine répétés. Je voudrais le dire haut et fort aux impétrants qui auront l'occasion de me lire : méfiez-vous de ces auteurs qui publient sur n'importe quoi, et tout particulièrement quand les ouvrages apparaissent dans les 6 à 9 mois qui suivent la publication d'un nouveau sujet. Ne vous laissez pas plumer par des gens sans déontologie qui ont besoin de cash pour se faire construire une piscine !
Je regrette que les décideurs de l'Education nationale n'aient pas associé l'Ukraine et la Belarus à la Russie : cela aurait permis d'utiles comparaisons. Je vais me faire haïr par tous ceux qui se plaignent que les programmes sont trop chargés. Sauf que dans une large mesure, isoler la trajectoire de la seule Russie est problématique. A bien des égards, on pourrait dire qu'elle constitue un système territorial relicte, brusquement fragmenté en 1991-1992 - ce qui a généré des problèmes de cautérisation (économique, sociale, démographique, etc.) qui sont loin d'être réglés 15 ans après. Même si le traitement de 12 ou 15 républiques eût été too much, s'en tenir aux trois nations "slaves" aurait constitué un minimum. Je tiens à préciser que M. Vladimir Poutine n'a pas sponsorisé mon idée et que ce n'est pas une nostalgie pan-russienne qui motive mon avis. Comprendre ce qui s'est passé en Russie n'a d'intérêt que dans la mesure où l'on peut ébaucher des comparaisons, afin d'éviter les analyses dévoyées sur les idiosyncrasies russes. Après tout, ce sont les mêmes élites issues du PCUS (parti communiste de l'Union soviétique) qui se sont redéployées et repositionnées un peu partout à partir de 1989-1990. Ce sont les mêmes alternatives économiques et politiques qui se sont posées dans tous les pays devenus indépendants. La seule différence tient au gigantisme russe et aux prétentions hégémoniques de ses dirigeants, ainsi qu'à leur pouvoir de nuisance : depuis 1992, la Russie soutient la quasi-totalité des irrédentismes et guerres civiles chez ses voisins de l'étranger proche (blijéïé zaroubiéjio), à l'exception des "wahhabismes" (terme que les Russes utilisent pour stigmatiser toute interférence de l'Islam dans un conflit).
Au débotté, mon expérience de 10 ans d'enseignement sur les pays issus de l'ex-URSS m'amènerait à faire quelques diagnostics et recommandations pour ceux, préparateurs ou étudiants, qui vont s'atteler à la question.
1°) Sur ce sujet-là, force est de constater que la littérature géographique est particulièrement réduite. En France, seuls trois géographes émergent, Jean Radvanyï, Roger Brunet et Denis Eckert. J'ai beaucoup d'estime pour leurs travaux, à bien des égards très différents. Jean Radvanyï et Denis Eckert ont fait un gros effort de vulgarisation et proposé les seuls manuels de valeur sur le sujet. Je regrette le caractère à mes yeux trop exhaustiviste et déproblématisé des ouvrages de Jean Radvanyï, même si j'ai une grande admiration pour son effort de documentation et d'érudition. C'est quelqu'un qui maîtrise parfaitement ses dossiers. En revanche, je suis géné par la transparence politique de ce qu'il écrit. Le Géant aux paradoxes (1982) était un ouvrage plutôt pro-soviétique, La Nouvelle Russie (1996) manque d'analyses critiques sur le régime eltsinien. Certains articles, notamment pour Le Monde diplomatique, montraient une plume plus critique. Je regrette que la production de cet auteur ressortisse encore trop à un certain classicisme, politiquement neutre et encyclopédique. La production de Denis Eckert est plus incisive. Je trouve que son manuel dans la collection "Carré géographie" chez Hachette est remarquable. En outre, il a mis à disposition de nombreux textes traduits du russe, ce qui me semble précieux. En général, il fait un gros travail de médiation des travaux de géographes russes vers la France, entreprise qui me semble tout à fait nécessaire. Roger Brunet, quant à lui, a écrit l'essentiel du demi-volume de la Géographie universelle consacré à la Russie et à ses voisins immédiats. Je crois qu'il y a une différence entre le fait de dédier sa carrière de chercheur à la Russie - ce qui implique d'en parler la langue -, et un intérêt plus circonstanciel pour le pays. Roger Brunet est devenu un bon connaisseur de cette région du monde et il a des réflexes que j'admire par rapport à la littérature "russologique". En outre, il a su tenir le cap d'une lecture spatiale des territoires post-soviétiques. Pour autant, même si je recommande vivement la lecture de ses ouvrages sur la Russie, comme il ne s'est pas inséré dans le champ transdisciplinaire des spécialistes du pays, je ne le classerais pas stricto sensu comme tel. Marie-Claude Maurel en revanche a commencé sa carrière comme spécialiste de l'URSS, mais elle a bifurqué après la publication de son maître-livre de 1982, Territoire et stratégies soviétiques. Je regrette qu'une spécialiste de cette valeur soit passée à autre chose, mais il n'est pas de mon ressort de porter une appréciation sur ce qui relève d'un choix personnel. D'autres géographes français ont publié sur la Russie, mais soit ils se sont cantonnés à un abord très segmenté, soit ils ont publié des choses fort dispensables comme le manuel de C. Cabane et E. Tchistiakova. Vladimir Kolossov est bien connu en France, parce qu'il est francophone et a longuement vécu ici. C'est une très grande pointure de la géographie de la Russie et des pays proches, reconnu internationalement.
2°) La faiblesse numérique des géographes travaillant sur la Russie fait contraste avec l'excellence française dans d'autres disciplines, en histoire et en économie politique tout particulièrement. De Marc Ferro à Natacha Laurent, en passant par Wladimir Berelowitch, Lilly Marcou, Jean-Pierre Depretto, Nicolas Werth, Sabine Dullin, Marie-Hélène Mandrillon et bien d'autres, l'historiographie française est l'une des meilleures au monde. Du côté des économistes, Jacques Sapir est pour moi le plus grand spécialiste français de la Russie actuelle, même si je trouve que son crédo anti-libéral le rend parfois par trop aveugle à l'actuelle dérive politique autoritaire. Il n'est pas le seul économiste politique à avoir produit des oeuvres conséquentes. C'est toute une sensibilité qui s'est développée, depuis les travaux fondateurs de Charles Bettelheim sur Les luttes de classes en URSS (1974-1983), lui-même inspiré par Moshe Lewin, Alec Nove et quelques autres. Parmi ces générations d'économistes, marqués par une sensibilité d'ensemble marxiste ou régulationniste, avec un fort historicisme, je pourrais évoquer Ramine Motamed-Nejad, Bernard Chavance, et, pour les plus jeunes, Julien Vercueil. Dans d'autres domaines on trouve d'autres pointures : Alain Blum en démographie, Michel Wieviorka, Alexis Berelowitch, Gilles Favarel-Garrigues et Kathy Rousselet en sociologie, Marie Mendras et Véronique Garros en sciences politiques. Enfin, il y a d'excellents spécialistes de questions transversales ou régionales comme Marlène Laruelle (sur le rapport de la Russie à l'Orient et à l'Islam), Charles Urjewicz (sur le Caucase), Boris Cichlo (la Sibérie), etc.
3°) Une hypothèque pèse lourdement sur toute compréhension présente et passée de la Russie. C'est celle de l'interprétation du communisme. De deux choses l'une : soit l'on considère que le communisme est l'expérience politico-historique qui s'est inventée en URSS entre 1917 et 1944, puis s'est diffusée dans une partie du monde, et auquel cas les "propriétés" de ce communisme sont extrêmement diverses et variables ; soit l'on considère que le communisme est une idéologie, inventée par Marx, développée par Lénine, et mise en pratique en URSS de 1917 à 1991. Dans le premier cas, je n'y vois pas d'objections, sachant que le label a alors une vocation très englobante et a une dimension historique irréductible. Dans le second cas, il y a premièrement un problème de distinction sémantique entre "socialisme" et "communisme" qu'il importe de travailler sérieusement. Ensuite, un ensemble de travaux d'historiens (M. Lewin en étant la figure centrale) a montré qu'il n'y avait jamais eu application d'un programme idéologique pré-déterminé en URSS, mais ajustement opportuniste de lignes idéologiques diverses, au gré des circonstances et en fonction des luttes d'influence au sein des hautes sphères du pouvoir. Il n'y a qu'entre 1934 et 1953 qu'un certain monolithisme idéologique a peu ou prou perduré, durant la période la plus sombre de l'URSS, celle du stalinisme triomphant. Par ailleurs, les économistes ont nettement montré qu'il n'y avait rien de commun entre l'idée de "socialisme" - telle qu'elle existe chez Marx et la plupart des théoriciens du socialisme - et le fonctionnement économique de l'URSS, de 1917 à la Perestroïka. Je ne développerai pas ceci pour l'instant mais ils ont identifié là un capitalisme d'Etat mobilisant l'économie selon un schéma qui rappelle fortement les pratiques des Etats européens durant la première guerre mondiale.
Par voie de conséquence, la thèse développée tant par les thuriféraires de l'URSS que par ses détracteurs, de Richard Pipes et Martin Malia à François Furet et Stéphane Courtois, selon laquelle l'URSS aurait été une expérience d'application d'une idéologie à une nation, ne tient absolument plus la route. La question de l'idéologie soviétique, de son uniformité ou de ses variations, de son statut et de ses modes opératoires, etc., reste posée. Elle est même fondamentale. En revanche, la façon dont les traditions politistes ont fait sur-signifier le caractère soi-disant normatif et donné de l'idéologie est rien d'autre qu'un discours idéologique de plus ! De ce point de vue, le livre de François Furet, Le passé d'une illusion, est un exemple de ce qu'il ne faut pas faire. En plus, Furet était ignare sur l'URSS. Tout à sa réfutation d'une histoire sociale et à la réhabilitation d'une histoire politico-idéologique, il a fait passer l'objet "URSS" par le lit de Procuste de ses combats hexagonaux. Il est temps de démasquer la supercherie de haut vol qu'a été la production de cet idéologue de droite. Autre baudruche qu'il importe de dégonfler : madame l'académicienne Hélène Carrère d'Encausse, qui nous a été présentée comme celle qui avait "prédit" l'éclatement de l'URSS dans son livre éponyme de 1979, L'Empire éclaté. Si nos brillants journalistes étaient allés y voir de plus près, ils se seraient rendu compte que la thèse de madame Carrère d'Encausse consistait à comparer les évolutions démographiques des populations slaves et asiatiques et à prédire que ces dernières deviendraient majoritaires un jour et demanderaient alors leur indépendance. Manque de bol pour cette dame éminente, ce sont les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses qui ont voulu la mort de l'URSS, alors que les habitants des républiques d'Asie centrale demeuraient très attachées au système. Bref, on l'a créditée pour un énorme contresens reposant sur une lecture d'un simplisme éhonté. Je tiens à signaler qu'elle a publié nombre de biographies extrêmement contestables du point de vue historique, notamment son Nicolas II. On a les "spécialistes" qu'on mérite. D'ailleurs, il y aurait aussi beaucoup à redire concernant des personnages comme Alexandre Adler ou Bernard Guetta, qu'on invite es-qualités sur le sujet de la Russie, alors que ce sont au mieux des publicistes et des faiseurs d'opinion.
Par ailleurs, les lectures "idéologiques" butent sur un obstacle explicatif qui devrait les discréditer définitivement : comment expliquer que les nomenklaturistes soviétiques aient été les premiers à retourner massivement leur veste et à se convertir à l'idéologie du marché, parfois dès les années 1980 ? Comment expliquer que les gardiens du temple aient été les premiers à le déserter et par la suite les principaux bénéficiaires des mutations ultérieures ? Si une quelconque idéologie avait gouverné l'action du système de manière rigide et programmatique, celui-ci ne se serait pas effondré si vite. Ou alors il faut faire l'hypothèse ad hoc d'une dénaturation du régime, soit à partir du XXe congrès (1956), soit durant les années de zastoï (stagnation), qui débutent aux alentours de 1974. Je trouve qu'il y aurait là une facilité pour une interprétation qui suppose la rigidité idéologique.
4°) Tout ceci m'amène à insister sur le fait qu'une préparation efficace et pertinente implique une très bonne connaissance de l'évolution de l'URSS, au moins depuis les années 1960, et la lecture d'auteurs non géographes. A ce titre, les indispensables seraient Nicolas Werth (son Histoire de l'Union soviétique aux PUF, au moins les chapitres XI et XII), Alain Blum (Naître, vivre et mourir en URSS, disponible en poche), Jacques Sapir (au minimum L'économie mobilisée et Le Chaos russe, en attendant la nécessaire ré-actualisation de celui-ci), Julien Vercueil (Transition et ouverture de l'économie russe 1992-2002), Marie Mendras (Comment fonctionne la Russie?), sans négliger le déjà daté Les Russes d'en bas de A. Berelowitch et M. Wiewiorka et la synthèse dirigée par Marie-Pierre Rey, Les Russes, de Gorbatchev à Poutine. Je recommanderais aussi en seconde ligne le livre brillantissime d'Anatoliï Vichnievskiï, La Faucille et le rouble, mais il faut être déjà bon connaisseur de l'histoire de la Russie pour en tirer profit.

Ces conseils de lecture, exclusivement universitaires, ne saurait suffire à qui voudrait comprendre ce que la transition signifie dans la vie quotidienne des anciens citoyens d’Union soviétique. D’autres sources, d’autres regards sont dans ce cas fort précieux. Les cinéastes soviétiques ont réalisé des films innombrables sur le quotidien de leur pays. Le chef d’œuvre inégalé du genre est Le syndrome asthénique de Kira Mouratova, film difficile, souvent à la limite du supportable, mais qui dit l’essentiel avec une extraordinaire économie de moyens. Le film de Vitaliï Kanievskiï, Bouge pas, meurs et ressuscite, censé se passer dans les années 1950, nous dit aussi énormément sur la fin des années 1980. Sur un mode plus léger, La petite Véra de Vassili Pitchoul, réalisé aux débuts de la Perestroïka, est une chronique douce-amère sur la jeunesse de l’époque. Depuis quelques années, l’extraordinaire éclosion qui avait accompagné la perestroïka a cédé globalement la place à un cinéma commercial, qui refuse ostensiblement les sujets « sociaux », réputés peu vendeurs. On fera une exception pour les comédies de Iouri Mamine (Délits de fuite, Une fenêtre sur Paris, etc.). Quant aux grands cinéastes censurés de l’époque brejnévienne, ils sont morts (Sergueï Paradjanov, Andreï Tarkovskiï) ou ne tournent plus guère (Alexieï Guerman, Kira Mouratova, voire Konstantin Lopouchanskiï), laissant la place à un cinéma racoleur (Pavel Lounguine) ou à des travaux d'esthètes peu intéressés par les questions sociales (Alexandre Sokourov, Andreï Zviaguintsev). Après quelques années fastes, le cinéma post-soviétique est mal diffusé en France, faute de public. On notera ainsi que certains des derniers opus d’Otar Iosseliani, notamment le très beau Brigands, chapitre VII, ont  été, hélas !, de gros échecs commerciaux en France. Quelques cinéastes surnagent, comme Lidia Bobrova (Dans ce pays-là, Baboussia), Bakhtiar Khoudoïnazarov (Luna Papa, Le Costume), Boris Khlebnikov & Alexeï Popogrebskiï (Koktebel'), Andreï Kravtchouk (L'Italien), etc.

Une autre porte d'entrée intéressante est la littérature. Je ne suis pas de ceux qui voient en elle un moyen de connaissance à proprement parler "géographique". En revanche, je suis convaincu qu'une certaine forme d'immersion culturelle aide à s'approprier un sujet. S'agissant d'un pays qui suscite d'innombrables fantasmes et clichés, lire des écrivains ou des témoignages peut aider à se départir des stéréotypes. Dans la bibliographie, j'ai mis quelques références à des auteurs très contemporains. Je confesse que la littérature russe ultra contemporaine ne me fascine pas des masses : un auteur comme Vladimir Sorokine me semble très surcôté, mais ce n'est pas le seul. A l'issue de la Perestroïka, la littérature russe s'est dévoyée dans une certaine facilité et un goût vendeur pour la provocation. "Faire le russe" pour un public occidental, c'est pathétique. Quelques auteurs me semblent néanmoins valoir le détour : Alexandre Ikonnikov, Ludmila Oulitskaïa, Olga Sédakova, Tatiana Tolstoï.  Il existe aussi de grands témoins, essayistes et pamphlétaires: Svétlana Aléxéiévitch, qui a exploré tous les recoins sombres de l'histoire soviétique, Anna Politovskaïa (récemment assassinée), etc. Je ne suis pas certain de tous les connaître. Il faudrait aussi faire leur place à des écrivains et journalistes français qui connaissent très bien le pays et ont fait des livres bien informé: Anne Nivat (La Maison Haute), Jean-Pierre Thibaudat (Rien ne sera plus jamais calme..., Le goût de Moscou, etc.), Anne Brunswic (Sibérie), Emmanuel Carrère (dont le film Retour à Kotelnitch mérite le détour). Ici, encore, je suis loin de tout connaître. Je pense en revanche qu'il importe de vous mettre en garde contre tout ce qui revêt un aspect sensationnaliste : la Russie est un sujet un peu crapuleux, qui fait vendre comme un sujet de société un peu sordide. Les Russes méritent mieux que cela, car ce n'est pas une nation de semi-clochards alcooliques, racistes et allumés ou de mafieux vulgaires et sans scrupules. Ces espèces "existent" (quoi qu'une analyse sociologique réviserait sérieusement la portée de ces "types" fantasmatiques), mais c'est misère que de réduire un pays et sa population à ces clichés nauséabonds.

La télévision française propose de temps en temps des reportages à sensation sur la situation dans l’ex-URSS (mafia, prostitution, drogue, etc.), qui n'améliorent pas nos représentations sur le pays. Les seuls documentaires vraiment fiables et sérieux sont ceux diffusés par Arte. Il y a quelques années, la série « La vie en face », le mardi soir, avait présenté des reportages extraordinaires sur la Russie, notamment un portrait de quatre femmes vivant à Magadan, dans l’Extrême-Orient russe. Malheureusement, ce type de reportages est chose rare. On pourra trouver de temps en temps un complément radiophonique intéressant sur France-Culture. Demeure aussi la piste du dossier de presse à partir d’un ou plusieurs quotidiens nationaux, tout en sachant le relatif manque d'informations nuancées de la presse française à l’égard des hommes au pouvoir à Moscou. À ce titre, Le Monde diplomatique est sans doute longtemps demeuré le titre le plus libre d’esprit sur le sujet, même s'il périclite actuellement dans des expériences plus idéologiques qu'informatives.
 


Alexieï Guerman : réalisateur, entre autres, de Vingt jours sans guerre et de Mon ami Ivan Lapchine (85). Est sorti sur les écrans français en 1998 son nouvel opus Khroustaliov, ma voiture, film profondément déroutant mais qui mérite le détour. Diffusé sur Arte en février 2001.

Kira Mouratova : réalisatrice de Les longs adieux (65), Brève rencontre (67), Le syndrome asthénique (89), Le milicien sentimental (91).

Otar Iosseliani : réalisateur de Il était une fois un merle chanteur (74) Pastorale (79), Les favoris de la lune, et du récent Adieu, plancher des vaches ! (99)

Konstantin Lopouchanskiï : réalisateur de Lettres d’un homme mort (86) et de Le visiteur du musée (89), disciple de Tarkovskiï.

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Poétique et géographie (ou comment je les ai mariées à ma façon)

Un jour, un ami m’a demandé comment j’en étais arrivé à sympathiser avec deux géographes fort connus, l’un genevois et l’autre montpelliérain-avignonais. Le parcours est assez sinueux j'en conviens, et si vous n'aimez pas les réflexions autobiographiques, je vous déconseille de poursuivre. Le présent texte date d’il y a un an déjà, et la plupart de mes amis l'ont reçu sous forme de mail. J'ai simplement ajouté un paragraphe sur Vladimir Nabokov.

En quatrième, j'avais un professeur de français qui s’appelait Christian Joutard. Ses cours étaient terriblement ennuyeux, mais passionnants aussi, d'une certaine manière. Je crois bien que j'ai découvert l'interprétation auprès de lui : du texte, de l'image... C'est un exercice qu'à l'époque je n'arrivais pas à maîtriser. Je me morfondais des heures à la maison, incapable de trouver des réponses aux questions posées au bas des textes que nous avions à préparer. Je n'étais pas aidé : mes parents sont deux matheux, pas du genre inculte, mais pas des littéraires non plus. En rédaction, M. Joutard m’infligeait régulièrement des D ou des C-, ce qui me mortifiait, surtout quand il lisait ensuite les essais délicieux de certains de mes petits camarades. J'en ai conçu, pour longtemps, le sentiment que je n'étais pas doué pour ce genre d'exercices et qu'il existait une espèce supérieure, les « littéraires », qui possédaient une qualité dont j'étais dénué.

Passent les années, et avec elles monte le désir de compenser mon handicap, de devenir aussi capable qu'un autre dans la compréhension d'un texte. Cela n'avait rien à voir à l'époque, mais c'est aussi le moment où je voulais devenir psychiatre. Il en est résulté que j'étais très attentif à tout ce par quoi mes enseignants de français en arrivaient à commenter un texte. Je crois que j'ai réellement concentré mes facultés d'apprentissage sur cet exercice, avec une difficulté majeure, qui était l'absence d'un discours explicite sur comment il fallait faire. C'est dans ces années que j'en suis venu à considérer tout texte littéraire comme une énigme dont il fallait que je trouve la clef. C'était peut-être illusoire, mais l’exercice a été fécond, il me semble, à la longue. Cela ressemble étrangement à ce que mon maître saint Thomas Kuhn dit de l’apprentissage scientifique en général ! J'ai aussi bénéficié de la diversité parmi mes enseignants successifs, qui m'ont tous apporté quelque chose. De la quatrième à la terminale (deux profs hommes encadrant mes trois formatrices), je suis passé du statut d'élève médiocre en français à celui de quasi premier de la classe. En dissertation, cela a été très vite : j'ai toujours eu des facilités dans l'exercice. Cela m'a même valu un 18 au bac. En commentaire, il a fallu un long labeur. Je n'étais vraiment pas armé à la base pour l'exercice. Cette histoire me fait douter du caractère inné de nos facultés. Quand on veut très fort quelque chose et qu’on y travaille longtemps, le labeur finit par payer.

 

Autre détail, en apparence anodin : j’ai lu Pnine de Vladimir Nabokov alors que j’étais en troisième. Ce livre a été un choc. Dans les années qui ont suivi, j’ai lu la quasi-totalité de l’œuvre romanesque de ce monsieur, et l’ensemble de ses cours et essais littéraires. Même si nos vues politiques ne pourront jamais se rejoindre, pour le reste il a été une sorte de parrain pour moi. Pendant quinze ans au moins, j’ai aspiré sa manière comme un buvard s’emplit d’encre. En première, j’ai acheté l’essai que Maurice Couturier lui avait consacré aux éditions l’Âge d’homme en 1979. Et là, nouveau choc : j’ai découvert la critique littéraire structuraliste et tout particulièrement Gérard Genette, par l’entremise de cette étude. C’était très difficile à lire pour un adolescent de seize ans, mais j’ai été attiré par la poétique comme un papillon par une bougie. En outre, il existe une compatibilité fondamentale entre les structuralistes français et Nabokov dans la façon de concevoir la littérature. L’origine est d’ailleurs commune : c’est le formalisme russe et la revue Viékhi (les jalons), matrice qui a engendré Tynianov, Chklovski, Jakobson et les plus grands écrivains russes du XXe siècle, Biélyï, Nabokov, Zamiatine, Olécha, Tynianov (encore), etc. Grâce notamment à Tzvetan Todorov, la tradition critique est assez bien connue chez nous. En revanche, sorti de Vladimir Vladimirovitch, plus connu par sa carrière américaine et Lolita que par ses œuvres russes, les écrivains formalistes russes sont peu lus et peu connus. On leur préfère l’inspecteur de police Dostoïevskiï et le diacre Soljénitsyne, des moralistes en somme, pas ou peu des artistes.

C'est surtout à partir de la terminale que ma faculté de commentaire a commencé à voler de ses propres ailes. Je n'ai jamais fonctionné comme un « vrai » littéraire, en ce sens que je ne rendais pas des pièces sobres, sèches, inspirées, mais des machins longs, fluviaux, avec des masses de « preuves » et une terminologie intuitive. Je me souviens ainsi de l'énormité d'un commentaire du poème Clown de Michaux en hypokhâgne. Lors de ma première khâgne, j'ai accompli ce que je considère comme ma première réussite significative : décrypter un poème réputé hermétique de Joachim Du Bellay. Il faut dire que j'ai eu la chance cette année-là d'avoir un condisciple qui était vraiment un grand commentateur, David Ben Soussan, et d'avoir pu tirer des leçons de sa manière de faire. Le résultat est que, à la fin de ma seconde khâgne, avec deux amis futurs normaliens, nous nous amusions comme des jeunes Turcs sur les oeuvres au programme : Racine, Molière, Sartre, et surtout Rousseau et Ernest Renan (pour celui-là, le but était de montrer comment il se noyait dans ses contradictions). Il y avait entre nous ivresse et émulation.

J'ai intégré l'ENS de Fontenay-Saint-Cloud. Le hic, c'est que je l'ai intégrée dans l'option histoire-géographie. Après le bac, toujours à mon complexe d'infériorité à l'égard des « vrais littéraires » et parce que je n'avais pas fait de latin, je me suis engagé dans un cursus d'histoire. J'avais toujours excellé dans cette discipline, je l'aimais bien (sauf quand il fallait lire des livres). Sauf qu'il m'a fallu faire aussi de la géographie, cette matière un peu ennuyeuse, surtout avec l'émergence post-bac du commentaire de carte et de la géomorphologie. Deuxième embûche : le professeur d'histoire en khâgne était la personne la plus rébarbative de la terre. Mes six heures par semaine dans ses classes représentaient un calvaire de plâtre. En revanche, en géographie, les enseignants étaient dynamiques et leurs cours intéressants. Il y en avait un pour le commentaire de carte et un pour le programme « commun » de géographie. Avec ce dernier, j'ai fait pas mal de choses à l'extérieur du lycée : des randonnées, des soirées. C'était un homme jeune, et qui lors de ma deuxième khâgne a décidé de me mettre au travail dans sa discipline. Après une sale note au premier devoir sur table, il m'a enjoint de prendre les choses au sérieux, en jouant sur mon orgueil et nos relations amicales. Il m'a surtout fait lire de la géographie. LIRE de la géographie ! Cet entraînement spécifique n'a pas tardé à porter ses fruits, comme à chaque fois qu'il y a un obstacle à franchir. Et ce que mon enseignant n'avait pas mesuré, c'est qu'il m'a rendu sa matière attrayante, qu'il m'a fait découvrir des auteurs qui sont devenus mes premières admirations géographiques, au premier chef Roger Brunet, pour qui mon estime intellectuelle ne s’est jamais démentie. Je dois dire aussi que cet enseignant, Gabriel Weissberg, était exceptionnellement bon. Il avait une façon hors du commun d'aller à l'essentiel. Très nonchalant, il donnait l'impression de se moquer de tout, mais en fait ses cours étaient ce qu'on pouvait faire de plus fin, de plus nuancé, de plus ad hoc sur les questions posées. Je lui suis très reconnaissant de m'avoir fait décoller, mais je lui en « veux » un peu aussi, parce que j'ai imaginé que tous les géographes seraient comme lui ou Roger Brunet ! Et donc, écoeuré "par" l'histoire et regonflé par l'espace, j'ai décidé de devenir géographe. C'est mon prof de philosophie qui a été surpris, lui qui m'aimait bien aussi et me considérait comme un esprit plutôt spéculatif. Mais c'était un homme qui respectait profondément les choix et les idées des autres, quand bien même il ne partageait pas les unes ou ne comprenait pas les autres.

Pendant mes années à l'ENS, j'ai donc suivi un cursus de géographie : licence, maîtrise (à Paris I), agrégation (à l'ENS), DEA (à Paris I). Il n'a pas fallu un semestre pour que je découvre une toute autre géographie : ennuyeuse, professée par des fumistes, scholastique, etc. Au premier semestre de licence, j'avais plus de 20 heures, dont 18 à mourir d'ennui. Je n'arrivais pas à lire une ligne de ces manuels en plâtre qu'on nous recommandait. Heureusement qu’il y avait, outre les cours à l’ENS, Nicole Mathieu, Philippe Pinchemel et Emmanuel Gu-Konu. Pendant mes trois premières années, je n'ai pas fait grand chose, y compris l'année de l'agrégation. Je haïssais la géomorphologie et la géographie humaine me semblait complètement creuse. J'avais d'ailleurs un problème : je n'arrivais absolument pas à voir ce qui donnait une identité de science à cette matière accumulative, à cette fatrasserie encyclopédique. L'année d'agrégation a été un calvaire. C’était bien avant l’heureuse réforme de 2001. Je me contentais d'assister aux cours, et encore, pas tous. En revanche, je me suis définitivement réconcilié avec l'histoire cette année-là : nous n'avions que des cours excellents, avec les meilleurs spécialistes des questions au programme. Entre l'écrit et l'oral, j'ai fait pour mes petits camarades un topo sur la littérature russe entre 1900 et 1940, qui m'a permis enfin de renouer avec mes deux amours : la critique littéraire et la littérature russe (l'une des questions au programme était « Russie-URSS, de l'abolition du servage (1861) à l'opération Barbarossa (1942) » : encore une de mes veines). Et je me suis juré que je ne ferais jamais plus de géographie en recherche, si jamais j'avais l'agrégation. La crise a continué pendant les débuts de mon DEA. J'en avais choisi un qui s'intitulait « Analyse théorique et épistémologique en géographie ». C'était autant de gagné par rapport à la géographie mainstream. Outre la littérature, le russe et le commentaire de texte, la philosophie faisait partie des choses que j'aimais pratiquer.

 

C'est là que j'ai rencontré Marie-Claire Robic, ma future directrice de thèse, l'une des personnes qui ont le plus compté dans ma vie, modèle, source d'inspiration, etc. Outre que j'ai immédiatement adhéré à ce qu'elle racontait, il se trouve qu'elle organisait des séances durant lesquelles nous commentions des textes de géographes. C'était facile et agréable pour moi, qui avait passé mon adolescence à apprendre à commenter. Ensuite, je suis parti en Russie, avec dans l'idée de faire une thèse sur les récits de voyage en Sibérie au XIXe siècle : un stratagème pour échapper à la géographie ! Mon séjour là-bas m'a terrorisé. C'était le début de l'ère Eltsine. Je ne retrouvais plus le doux pays brejnévien (!) de mon adolescence. Je n'avais pas envie de retourner tous les ans dans ce chaos déliquescent, où les tracasseries administratives étaient restées aussi ubuesques, mais où le spectacle de la misère était omniprésent. Faire une thèse sur le délabrement du pays eut été la seule chose décente. Mais je ne suis pas économiste et je ne voulais pas faire de la géographie de terrain. J'ai tourné casaque. En plus, à mon retour, j'ai eu le choc d'une leçon d'anthologie que nous prodigua Jean-Louis Tissier : une comparaison entre Zola et Vidal de la Blache qui était absolument lumineuse. J'ai décidé de travailler sur la géographie française et de lui appliquer ce que je savais faire : des commentaires de texte. Je ne rentre pas dans les détails des années 1992-1997, durant lesquelles ce projet n'était qu'une velléité (il y a eu le travail, la vie de couple, le bébé, les 2 ans à l'étranger, la maladie au retour). 

À l'été 1997, Marie-Claire Robic m'a enrôlé pour un colloque qui devait se tenir à Sion (Suisse). Là, je me suis retrouvé au pied du mur. Les piles marmoréennes d'ouvrages de géographie devaient produire quelque chose, sinon j'étais un homme mort. Et elles ont produit. Produit à propos d'auteurs, produit un « sens de l'histoire » (hum). Je me suis mis au travail. 1997-2003 : travail intermittent, au rythme des colloques d'abord, puis des grandes vacances, puis, après avoir décroché un détachement au CNRS, travail de longue haleine, intense. Et les écrits des géographes francophones sont devenus ma façon d'appliquer ce que j'avais acquis durant mon adolescence. Particulièrement, les textes énigmatiques, les travaux difficiles, sont devenus un challenge. Parmi ceux-là, deux noms surnagent : Franck Auriac, l'auteur d'une thèse fascinante « sur » le vignoble languedocien découverte pendant mon année de maîtrise ; et Claude Raffestin, immense géographe genevois, qui se trouve être également l'un des plus grands théoriciens de la géographie francophone. Entre autres choses, je leur ai finalement consacré une moitié de chapitre de ma thèse, le dernier, dans lequel figuraient deux monographies de leurs productions respectives. Ils ne sont pas les deux seuls auteurs sur lesquels je me suis longuement arrêté : on peut voir mon travail comme une succession de monographies partielles. Mais ils sont les seuls auteurs vivants sur lesquels j'ai fait un travail de "corpus" et auxquels j'ai pu adresser ma thèse. J’en ai également envoyé un à Roger Brunet (et à quelques autres) mais il n'y a pas vraiment de monographie sur lui dans ma thèse. Il est très présent, mais de manière plus diffuse. Un jour, j’écrirai un livre sur l’œuvre de Roger Brunet. 

Petit à petit, je me suis réconcilié avec la géographie. Grâce à ces quelques-uns qui m'ont redonné foi dans les géographes, outre les trois sus-cités et mes profs de khâgne (Gabriel Weissberg et Jean-Marc Pinet), outre Marie-Claire, Jean-Louis Tissier et Nicole Mathieu, certains géographes. Faut-il des noms ? Beaucoup de Dupont, surtout le noyau ancien (si je commence à citer et que j'en oublie, je pourrais me faire des ennemis !), Philippe Pinchemel, Denise Pumain, Thérèse Saint-Julien, Bernard Debarbieux, Catherine Rhein, Georges Bertrand, Vincent Veschambre, Vladimir Kolossov, Fabrice Ripoll, quelques autres. Il y a aussi tous ceux que je n’ai pas encore lus et que je ne pourrais donc évoquer. 

Je pense que je suis d'abord et avant tout un clinicien — et c'est là qu'on retrouve la psychiatrie. J'essaie de rentrer dans la pensée de quelqu'un, de la comprendre, de la faire fonctionner de l'intérieur. Rien n'est davantage victorieux pour moi que de comprendre des développements qui m'étaient inaccessibles à priori, des raisonnements étrangers à ma façon de penser. Me décentrer pour saisir le point de vue de l'autre, dans sa différence radicale et irréconciliable. L'écrit d'autrui est ma base principale, jusqu'à présent, avec cette commodité du précipité que l'on peut exciper pour l'exhiber, pour que ce que l'on affirme ne soit pas qu'une glose invérifiable.

Je pense que ce qui m'aide pas mal dans la vie est d'avoir été reconnu comme "juste" par certains de ceux que j'ai essayé de comprendre. C'est d'ailleurs tout à la fois gratifiant et une malédiction : nombreux sont ceux qui n'aiment pas qu'on les dénude...

 

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