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Positivisme : notes de cours

Un cours sur le positivisme

Une collègue de Paris 1 m’a demandé il y a déjà plusieurs mois de faire un cours sur le positivisme aux étudiants de M1. Je m’en suis acquitté le mardi 18 septembre. J’ai promis aux étudiants de publier sur mon blog la biblio du cours, ce que j’ai fait à l’occasion de ce double post. Pour des lecteurs tiers, il ne me semble pas inutile de préciser quelles ont été mes orientations pour faire ce travail, même si je n’ai pas le temps de rédiger l’ensemble de mes notes ou de mettre par écrit un compte-rendu exhaustif de mes lectures.

 

Précautions

Il ne s’agissait pas de réaliser un cours d’histoire de la philosophie, compte tenu de mon public de géographes — dont une majorité n’avait pas fait d’épistémologie à l’occasion de son cursus universitaire. Par ailleurs, peu ou prou, la géographie universitaire française (ce que je connais bien) n’a jamais été très directement concernée par le positivisme comme doctrine rigide, rectrice des pratiques savantes. Par voie de conséquence, il était difficile de faire un cours intitulé « positivisme et géographie », qui aurait exploré quelque chose comme un dialogue entre deux groupes aisément identifiables, avec une intersection à somme non nulle.
    La question du « positivisme » a commencé à me préoccuper après une interpellation de Gilles Ferréol au colloque Représentation(s) de Poitiers, en mai 1999. Il m’avait en effet objecté que le « réalisme » que je prétendais décrypter chez les élèves de Paul Vidal de la Blache était en fait du « positivisme ». À l’époque, ça m’avait un peu affolé. Depuis, j’ai appris à prendre ce débat sur les catégorisations avec flegme. Réalisme est un moindre mal pour désigner ce que j’ai appréhendé inductivement chez la plupart des postvidaliens (à l’exception, assez instructive, de Camille Vallaux et, dans une moindre mesure, de Jean Brunhes). Par rapport à n’importe quelle lecture, historicisante ou sémantique, de ce couple de termes, je pense plus que jamais les postvidaliens comme des réalistes par leur projet. Maintenant, que cette posture se heurte à leurs pratiques effectives est un autre problème !
    Pour autant, je remercie Gilles Ferréol de m’avoir fait lire et réfléchir sur ces catégories. Dans la foulée, j’ai lu entre autres Concevoir et expérimenter (1989) de Ian Hacking. Je peux dire rétrospectivement que ça m'a beaucoup ouvert de pistes pour caractériser ce qui est commun aux différents groupes de penseurs réunis sous l’étiquette de « positivisme ». Je renverrai par conséquent en première intention au chapitre III de Concevoir et expérimenter, précisément intitulé « Le positivisme » (au singulier). Et je regrette, aussi, que ce livre soit aujourd’hui introuvable ailleurs qu’en bibliothèque, car c’est à la fois un exercice de vulgarisation éblouissant. [note ultérieure (mars 2019) : je suis de moins en moins convaincu par l'usage historiquement assez fantaisiste que Hacking fait de « positivisme », étiquette à laquelle il donne une signification qui est très idiosyncrasique.]

 

Fil directeur

    Au départ, je comptais organiser mon exposé en trois temps, et j’avais bâti mes notes sur ce canevas.

  1. 1. Le positivisme, histoire d'un gros mot — Je voulais d’abord insister sur le fait que la doctrine exposée dans le Cours de philosophie positive d’Auguste Comte (1830-1842) avait connu une postérité spectaculaire, mais que très vite les éléments centraux du corpus comtien s’étaient dilués, voire métamorphosés, aussi bien chez ses continuateurs immédiats (Émile Littré, Louis Lafitte) que chez ses interlocuteurs les plus éminents (comme John Stuart Mill). Et ne parlons pas des acceptions du positivisme au XXe siècle, qu’elles soient valorisantes (notamment le « positivisme logique » hérité du cercle de Vienne) ou péjoratives (ce qui est devenu la règle)... Je voulais aussi dissiper l’idée qu’Auguste Comte aurait été un phénomène unique dans la philosophie des sciences de son temps : le précédent de Bernard Bolzano (1781-1848) et l’influence ultérieure d’Ernst Mach (1838-1916) sont là pour nous montrer que Comte n’a pas été le seul à insister sur la valeur cruciale de la vérification, l’importance de l’histoire des sciences et à rejeter hors de la science toute espèce de « métaphysique » (entendue comme énoncé en généralité non étayé par des preuves). Cette partie essentiellement historique visait à démontrer qu’il est très difficile, surtout aujourd’hui, de déterminer une signification tout à la fois précise et historiographiquement correcte du positivisme.
  2. 2. Qu'est-ce qu'être positiviste ? — Je voulais ensuite (et de manière quelque peu paradoxale) tenter de dégager tout de même un noyau dur du positivisme, grosso modo les points de blocage avec d’autres corpus doctrinaux relativement voisins. Il s’agissait tout particulièrement de préciser ce qui pourrait être significatif par rapport aux débats actuels dans les sciences humaines (les plus « complexes » et les plus éminentes pour Comte), et en géographie en particulier.
  3. 3. Positivisme et géographie — Je voulais enfin discuter de la pertinence du label positiviste quand il est appliqué en géographie, par le passé ou aujourd’hui. Je voulais entre autres évoquer ce qui me semble une incompatibilité profonde entre les valeurs des postvidaliens et un positivisme, fût-il light. À ce titre, je comptais évoquer la critique des thèses des élèves de Vidal par François Simiand dans L’Année sociologique (1909) comme révélatrice des points de blocage entre l’école française et les « positivistes » de leur temps. Par la suite, je souhaitais discuter du qualificatif « positiviste » accolé à la géographie « théorique et quantitative », qu’elle soit américaine ou française. En effet, s’il y a un air de famille entre les conceptions des théoriciens-quantitativistes et le positivisme (dans sa version historique ou dans celle héritée de Rudolph Carnap), il y a en revanche des différences fondamentales, qu’on ne peut dissimuler sauf à critiquer à la truelle un supposé scientisme (en fait) de l’analyse spatiale.

Voilà ce que je comptais faire. Concrètement, l’exposé historiographique a pris beaucoup plus de temps que prévu, et j’ai été amené à développer un « noyau dur » plus tôt que prévu.

Je n’ai pas le temps de tout reprendre ici, mais je souhaite renseigner quelques points précis.

 

Remarques

Quant on réfléchit à la position du positivisme dans l’histoire des doctrines épistémologiques, on néglige souvent de signaler en quoi il s’inscrit dans une tradition qui remonte, au moins, au chancelier Francis Bacon (1560-1626), et dans quelle mesure il rompt avec elle. La principale continuité, qui résistera jusqu’à The Structure of Scientific Revolutions (1962) de Thomas Kuhn, consiste à placer au centre de la science le couple faits empiriques / théories, et à examiner les modalités d’articulation entre les uns et les autres. L’empirisme baconien est souvent considéré comme inductiviste : au départ est l’observation des phénomènes, purifiée des idolae (représentations préconçues), qui dégage la « forme exacte de la chose » et débouche sur l’établissement rigoureux de relations de causalité. « En outre, il a fondé la recherche scientifique sur l'idée que la nature est régie par des lois, lois qui existent antérieurement à et indépendamment des fictions que l'esprit peut inventer » (M. Le Doeuff). Bacon fut aussi l’un des premiers à penser la division du travail scientifique et l’idée de progrès.
    Le cadre se retrouve deux siècles et demi plus tard chez Comte, mais avec des différences majeures, pour partie héritées de David Hume : « Hume est ainsi le premier a avoir parlé du critère de vérifiabilité permettant de distinguer le non-sens (la métaphysique) du discours sensé (la science principalement). » (Hacking, 1989, p. 86). Après Newton et Hume, Comte rejette également (dans l’esprit de son temps) la notion de cause, jugée trop métaphysique, et lui préfère l’idée de « lois naturelles invariables », qu’il considérait comme des productions purement anthropologiques, la recherche de causes en soi étant une idée métaphysique. Par ailleurs, Comte rejetait l’inductivisme baconien, qui lui semblait chimérique. Il faut dire que la position du père du positivisme dans le débat entre vérification déductive (faisant suite à une induction) et (ce qu’on appellera plus tard) falsification est pour le moins ambiguë. Il estimait que l’on ne peut chercher à vérifier une loi par des régularités phénoménales si l’on ne dispose pas de préconceptions théoriques. Et les « lois naturelles invariables » ne sont pas ontologiquement naturelles : elles sont un effort de l'humanité qui ne vaut que par les faits qu'elles permettent d'articuler. Elles sont en ce sens « des fictions que l'esprit peut inventer », qui ne trouvent leur intérêt que ratifiées par les seules choses réelles : les phénomènes. De toutes façons, le positivisme rompt sur ce point avec la tradition empiriste, même si seuls les phénomènes observables permettent de donner une assise à la recherche de lois.

 

Ian Hacking a formulé des hypothèses très fortes  sur ce qui lie les différentes formes de positivisme, qui recompose un ensemble d'auteurs qui sont loin cela dit d'avoir eu un usage de l'étiquette. Citons :

Le positivisme peut se définir par quelques idées forces. (1) L’importance accordée à la vérification (ou à une variante comme la falsification) : une proposition n’a de sens que si l’on peut, d’une quelconque manière, établir sa vérité ou sa fausseté. (2) La priorité accordée à l’observation : ce que nous pouvons voir, toucher ou sentir fournit, sauf pour les mathématiques, la matière ou le fondement le plus appréciable de la connaissance. (3) L’opposition à la cause : dans la nature, on ne trouve pas de causalité dépassant ou surpassant la constance avec laquelle des événements d’un certain type sont suivis par des événements d’un autre type. (4) Le rôle mineur joué par l’explication : expliquer peut contribuer à organiser des phénomènes mais le pourquoi reste sans réponse. On peut seulement remarquer que le phénomène se produit régulièrement de telle ou telle manière. (5) Opposition aux entités théoriques : les positivistes ont tendance à être non réalistes parce qu’ils limitent la réalité à ce qui est observable mais aussi parce qu’ils s’opposent à la causalité et se méfient des explications. Leur rejet de la causalité les fait douter de l’existence des électrons simplement parce que ces derniers ont une action causale. Ils soutiennent qu’il s’agit là seulement de régularités constantes entre phénomènes. (6) L’opposition à la métaphysique est finalement le dénominateur commun entre les points (1) à (5) ci-dessus. Propositions invérifiables, entités inobservables, causes, explications profondes, tout cela, dit le positiviste, est objet de métaphysique et doit être abandonné. (Hacking, 1989, p. 82).

Par rapport à la vulgate qui en a été tirée, le positivisme comtien se distingue sur plusieurs points. Il n’est pas du tout un réalisme « naïf », qui considérerait que les faits et choses dans le monde nous sont « données » de manière brute. Plus encore, le positivisme adopte une position fondamentalement critique et historiciste à propos des théories scientifiques humaines — même si ces dernières sont pensées comme l’expression d’un progrès continu. Par ailleurs, Auguste Comte était loin de penser que la science était le seul horizon de l’action humaine (à la différence de ce qu’on appellera plus tard scientisme), même si elle constitue en quelque sorte le préalable à la constitution d’une société positive (pour laquelle elle aurait valeur d’exemple). Enfin, par la place accordée à l’histoire des sciences, le positivisme interdit une naturalisation radicale des visées de l’activité scientifique, toujours ressaisie dans son épaisseur « sociologique ».

Deux aspects du positivisme sont également peu connus, qui revêtiraient un écho particulier dans le contexte de ce début du XXIe siècle.
Le premier est le rejet absolu d’une connaissance de soi, ou par soi, en rupture complète par rapport à Descartes. Le scientifique comtien ne se connaît pas lui-même et ne saurait établir de savoir subjectif. L’une des conditions essentielles de la vérification est l’objectivation des phénomènes, c’est-à-dire leur mise à distance. Par conséquent, les effets d’amalgame entre « esprit cartésien » et « positivisme » sont problématiques à la base. La posture comtienne déboucherait plutôt sur l’éviction des régimes cognitifs fondés sur une perspective subjective. Nombre ont pourtant éclos bien au-delà de la mort de Comte : la psychologie (comme connaissance fondée sur l’intersubjectivité), la phénoménologie, etc.
    Le second est un rejet de la mathématisation, corollaire chez Auguste Comte de sa croyance en la spécificité méthodologique de chaque type de science. En effet, contrairement aux positivistes logiques du XXe siècle ou aux poppériens, il n’a jamais considéré la science comme une, bien au contraire, attribuant à chaque science historiquement constituée des procédures de vérification spécifiques. Il était en outre violemment hostile aux probabilités et notamment à leur importation en médecine et dans les sciences humaines, ce qui l’a conduit à rejeter l’économie naissante. À la différence de son contemporain Cournot, du fait notamment de son affiliation à l’école mathématique de Lagrange et de son adhésion aux idées de Bichat, il a évacué la possibilité de fonder une économie mathématisée à base probabiliste. Il y va en outre (mais ce serait à explorer davantage) d’une conception binaire des lois scientifiques, qui ne peuvent être que vraies ou fausses, vérifiées ou infirmées, ce qui fait leur valeur positive. Il n'y a pas de place pour le « peut-être » dans les sciences, qui résistsent ou qui cassent. En cela, Comte annonce davantage Popper que les positivistes logiques !

Ce qui rend tout examen du legs positiviste épineux est la cascade de réinterprétations de la pensée de Comte qui fait écran entre ce dernier et les entreprises ultérieures — et ce dès la correspondance avec John Stuart Mill, dont certains exégètes contemporains (Juliette Grange, Annie Petit) ont pu dire qu’elle était un monument d’incommunicabilité. Or c’est précisément par le filtre de J. S. Mill que de très nombreux penseurs et philosophes ultérieurs ont eu « accès » au positivisme. Or, sur au moins trois aspects, il y a une rupture majeure : la méthode scientifique universelle que Mill dégage, fondée sur ce qu’on appelle le « modèle inductif des variations concomitantes » (dont Émile Durkheim, entre autres s’est inspiré), est dans son principe comme dans son inspiration, incompatible avec les idées de Comte ; ensuite, la valeur du point de vue individuel dans la doctrine du philosophe anglais — et ses répercussions pour fonder une psychologie scientifique — se heurtent frontalement à l’objectivisme anti-individualiste de son inspirateur français ; enfin, l’idée de causalité est réintroduite dans l'ensemble du « positivisme hétérodoxe » à partir des écrits de Mill.
    En somme, dès la deuxième moitié du XIXe siècle, il y a eu séparation entre un positivisme dérivé, largement transformé, et hautement diffusé, et un positivisme puriste — qui est resté confiné dans des « églises » confidentielles (Comte était très attaché à l’idée d’une communion positiviste, substitutive aux religions traditionnelles). Il y a sans doute là une difficulté majeure pour toute historiographie qui voudrait dégager quelque chose comme une essence du positivisme.

Dans la tradition française de philosophie des sciences, A. Comte a exercé une influence majeure, notamment au travers du postulat que la science a pour activité d’énoncer des lois (visée nomothétique) et de les soumettre à des vérifications, mais aussi par l’importance donnée à l’historicisation et à la particularisation des disciplines. Dans ce sens, des épistémologues aussi importants que Gaston Bachelard, Georges Canguilhem et Jean Piaget sont pour partie comtiens. En revanche, per exemple, la conception discontinuiste que l’on trouve chez Bachelard (autour du thème de la « rupture épistémologique ») et l’importance du formalisme logico-mathématique chez Piaget, font que l’on ne peut plus véritablement parler de « positivisme » à propos de ces auteurs.

 

Positivisme et géographie classique

Ce que je vais aborder ici est l’aspect le moins renseigné du sujet. Les recherches empiriques sur l’influence de positivismes divers en géographie sont quasi inexistantes. En revanche, depuis au moins deux décennies (sinon davantage), le terme a surtout valeur péjorative. Je ferais l’hypothèse que c’est massivement un gros mot dans les sciences humaines depuis les années 1970, même si l’usage dévaluant est attesté depuis beaucoup plus longtemps (sans doute depuis l’invention du terme, ou presque). Déjà pour Wilhelm Dilthey, le positivismus était l’ennemi, même si J. Grange (2003) a pu montrer que le philosophe des « sciences de l’esprit » (geistenwissenschaften) n’avait connu le comtisme que dans le miroir déformant de J.S. Mill. (Je ne fais pas innocemment référence à Dilthey, mais dans la mesure où il est souvent identifié comme le fondateur du schème des deux formes de rationalité scientifique pensées comme irréductibles, sciences de la nature vs sciences qu’on appelle aujourd’hui « sociales »).
Ce qui suit a donc en l’état une valeur conjecturale. Ce sont des hypothèses qu’il serait nécessaire (dans un esprit rigoureusement positif) de mettre à l’épreuve…

Quant s’est accentué le processus de légitimation universitaire de la géographie en France (1890-1910), le grand « moment » positiviste (les années 1880), avec toutes ses ambiguïtés, était déjà dissipé. Il n’empêche que rétrospectivement il y a quasiment synchronie. L’idée qu’une science se légitime par sa capacité à dégager des lois dans un certain ordre de phénomènes, et qu’elle doit pour ce faire développer une méthode spécifique, est tout à fait positiviste. Dans un texte-vitrine comme « La géographie humaine, ses relations avec la géographie de la vie » (1903), Paul Vidal de la Blache se soumet à un ensemble de schèmes du positivisme post-comtien. Comme la plupart de ses contemporains, il a réintégré la notion de causalité dans la sphère du scientifiquement légitime. Il insiste aussi sur les procédures de classification des phénomènes, et met en avant un comparatisme méthodologique assez proche de celui de Durkheim. En revanche, il fait montre d’un holisme cognitif plus proche de Comte que des positivistes de son époque : « Ce n'est pas de telle société ou de tels groupes de sociétés, mais d'une image d'ensemble de l'humanité qu'il faut s'inspirer dans l'appréciation des cas multiples et divers que rencontre notre étude. » L’insistance mise sur la complexité des « faits » rappelle la hiérarchisation comtienne des sciences par complexification croissante, même si l’inspiration théorique est en fait multiple :

La géographie humaine mérite donc ce nom, parce que c'est la physionomie terrestre modifiée par l'homme qu'elle étudie ; elle est en cela géographie. Elle n'envisage les faits humains que dans leur rapport avec cette surface où se déroule le drame multiple de la concurrence des êtres vivants. Il y a donc des faits sociaux et politiques qui ne rentrent pas dans sa compétence, ou qui ne s'y rattachent que si indirectement, qu'il n'y a pas lieu pour elle de s'en occuper. Malgré cette restriction, elle garde avec cet ordre de faits de nombreux points de contact. Mais cette branche de la géographie procède de la même origine que la géographie botanique et zoologique. C'est d'elles qu'elle tire sa perspective. La méthode est analogue ; bien plus délicate seulement à manier, comme dans toute science où l'intelligence et la volonté humaines sont en jeu.

 

La géographie classique partage aussi avec le positivisme une répugnance à aborder « l’homme » et « l’humain » autrement que sous un angle collectif et objectivé. C’est ce que rappelle Albert Demangeon dans « Une définition de la géographie humaine », un texte tardif (1942) : « Renonçons à considérer les hommes en tant qu'individus » (p. 28). À tort ou à raison, cette invite a été longtemps considérée comme l’explicitation d’une règle majeure de la géographie postvidalienne. Sous réserve d’inventaire, cette restriction peut être considérée comme pertinente pour décrire une dimension (parmi d’autres) du paradigme classique. Pour autant, il est difficile de considérer celui-ci comme exclusivement influencé par des préceptes positivistes. Bien au contraire…
    Je ne développerai pas ce point ici, mais ce que j’ai examiné ailleurs comme un réalisme de la géographie classique s’oppose sur de nombreux points à une inspiration positiviste. La prévalence de la « restitution » exhaustive sur la recherche de généralités (sans même parler de lois) est un élément-clé. À ce titre, dans une conception positiviste, la géographie postvidalienne serait plutôt de la compilation d’informations qu’une science. Par ailleurs, la prédilection de Vidal et de nombre de ses élèves pour les causes relatives (sous-déterminées ?) ou circulaires, allait complètement à l’encontre du déterminisme inscrit dans le post-positivisme de leur époque. Il serait à ce titre utile de replonger dans la magnifique recension par François Simiand de cinq thèses d’élèves de Vidal (1909, déjà évoquée), superbe cas d’incommunicabilité entre un sociologue durkheimien « positiviste » et des travaux qui échappent (à plusieurs titres) aux canons de la scientificité de leur temps. La réticence assez systématique des postvidaliens (et de leurs héritiers) à l’encontre des conceptions préalables et des généralités à priori s’inscrit aussi dans un cadre assez peu positiviste.

 

Dans ce panorama à grands traits, il faudrait faire un sort à ces deux hétérodoxes du classicisme que sont Jean Brunhes et Camille Vallaux. Par leur propension (très relative) à la généralisation préalable et leur goût pour les « classifications positives », ils constituent certainement la frange la plus perméable au « positivisme » de l’école française de géographie. L’extrait qui suit des Sciences géographiques (1925) de Camille Vallaux est éloquent :

La Géographie ne se contente pas de décrire, elle explique. Il serait plus exact de dire qu'elle croit avoir conquis, depuis un siècle, le droit à l'explication ; de toutes ses conquêtes, c'est assurément la plus brillante. Décrire des montagnes, des rivières et des côtes, aligner des chiffres de populations, de villes et d'États, sonder les profondeurs des mers, voilà sans doute des travaux intéressants. Mais si ces travaux et les autres recherches géographiques ne nous menaient pas à l'explication scientifique, ils auraient juste autant de valeur, au point de vue de la connaissance, qu'une collection de faits divers empruntée aux journaux. La Géographie a conquis son droit de cité scientifique depuis qu'elle explique ou veut expliquer les choses : De quel ordre sont les explications tentées par elle ?
La Géographie prend tous les accidents de la surface terrestre qu'il est possible de représenter sur des cartes, et elle tâche de découvrir entre ces masses et ces lignes des liens rationnels. À ce titre, elle s'appelle la Géographie physique et fait partie des sciences naturelles.
La Géographie prend aussi les masses et les groupes humains en rapport avec les nécessités physiques où ils vivent, leur expansion sur le globe et les modifications de diverse nature qu'ils font subir à la surface terrestre. À ce titre, elle s'appelle la Géographie humaine et fait partie des sciences sociales. (Vallaux, 1925, p. 4)

 

Faute de temps pour commenter cet extrait, je laisserai à la sagacité du lecteur le soin d’extraire ce qu’il y a de positiviste dans ce passage… Dans ma thèse, j’ai également mis l’accent sur une autre dimension que l’on pourrait qualifier de positiviste chez C. Vallaux, à savoir sa conviction que « l'écran des représentations symboliques et schématisées » s’interpose entre le savant et le monde. Sous l’influence des hommes de science de son temps, il allait jusqu’à affirmer que « les procédés [descriptifs] ne varient pas en fonction de l'infinie complexité des choses, mais en raison des besoins particuliers et de la structure de notre entendement, d'après des règles pour lesquelles, sans doute, il n'y a guère d'autre critérium que celui de la commodité, franchement reconnu par Henri Poincaré pour des sciences beaucoup mieux outillées et plus sûres de leur objet que la nôtre. » (Vallaux, 1925, p. 176). Cette posture sceptique sur la conformité au monde des procédures cognitives et la logique fondamentalement anthropologique de « l’entendement » est un thème par excellence comtien, qui ne diminue en rien le réalisme par ailleurs affiché.
Je ferais volontiers l’hypothèse que l’appétence de Brunhes et Vallaux pour les « généralisations » a beaucoup contribué à leur discrédit auprès de leurs contemporains (ils ont été régulièrement éreintés dans les revues ou la correspondance d’auteurs comme Albert Demangeon, Jules Sion ou Lucien Febvre).

 

Positivisme et géographie théorique et quantitative

En revanche, et inversement, c’est le manque d’appétit des classiques pour la recherche de « lois » qui a été épinglé dans un premier temps aux États-Unis (Schaefer, 1953 ; Harvey, 1969), puis en France (à partir de 1972). L’émergence d’une critique de l’exceptionnalisme, adossée à une posture nomothétique (il faut rechercher des lois en géographie) a été lu à posteriori comme un « néo-positivisme » (parmi d’autres) — notamment par les contempteurs précoces de la géographie théorique et quantitative. Pourtant, les sources d’inspiration épistémologique de l’analyse spatiale sont parfois très éloignées de la tradition positiviste. Ainsi que l’ont perçu précocement des auteurs comme Pierre George ou Jean Labasse, la quantitative geography américaine devait beaucoup au pragmatisme, courant philosophique qui a des aspects anti-réalistes, mais pas du tout similaires au positivisme. L’idée d’une recherche finalisée par des objectifs (fussent-ils cognitifs) est complètement anti-comtienne, pour le coup, et très peu conforme aux canons de l’épistémologie européenne (avant les années 1970 au moins). Par la suite, c’est surtout la référence à Karl Popper qui s’est imposée, lequel ne peut apparaître positiviste qu’à des personnes ignorant tout de l’histoire de la philosophie anglo-saxonne (cf. Hacking, 1989, sur le sujet).

Pour ce qui est de la France, les références épistémologiques des géographes en révolution des années 1970 étaient Gaston Bachelard, Jean Piaget et Louis Althusser, autant d’auteurs que l’on peut difficilement qualifier directement de « positivistes » (cf. supra). Au reste, l’attitude de nombreux « nouveaux géographes », par la référence au rôle médiateur du langage ou par l’insistance sur « l’inaccessibilité du réel », évoquent plutôt le nominalisme — qui est un anti-réalisme beaucoup plus radical que celui des positivistes, notamment parce qu'il jette le doute sur l'autonomie des phénomènes. Sur ce sujet assez délicat, je renvoie à ce que j’ai pu écrire ici et là, notamment dans « La géographie comme science » (2006) et dans Le Plain-pied du monde (2003 et à paraître). L’exigence nomologique est commune à un grand nombre de doctrines épistémologiques. J’aurais même tendance à considérer qu’il s’agit du dénominateur de presque tous les discours qui attachent de la valeur à la science, à l’exception (partielle) de la tradition héritée de Wilhelm Dilthey, Heinrich Rickert et Max Weber.
    S’il est un aspect sur lequel l’analyse spatiale peut sembler « positiviste », c’est dans un certain style d’objectivation, qui a semblé exclure durablement la prise en compte des individus et de leurs représentations singulières. Longtemps, les modèles canoniques de la locational analysis (von Thünen, Christaller, Alonso, écologie urbaine factorielle) ont accrédité l’idée d’une interprétation mésoscopique, objectivée et forcément collective de la production de l’espace par les sociétés. Pourtant, la généralisation récente des systèmes multi-agents est peut-être la preuve qu’il n’y a pas d’incompatibilité irréductible entre le souci de l’individuel, l’intérêt pour les représentations subjectives et l’analyse spatiale. Celle-ci n’est sans doute pas « consubstantiellement » objectiviste — pas davantage que positiviste… En revanche, rabattre toute connaissance de l’homme en société sur une « connaissance de la connaissance » n’est pas non plus sans risques en termes de possibilités cognitives. Il serait à mon avis mutilant de s’interdire toute investigation sur des objets qui n’ont pas fait l’objet de représentations collectives préalables.
    Par ailleurs, le traitement du « social spatialisé » par la modélisation accrédite pour certains une conception de l’espace comme un ordre de phénomènes autonome, opération typique du « positivisme à la Durkheim » (« traiter les faits spatiaux comme des choses », indépendamment de leur signification sociale, pourrait-on pasticher !). Il convient de noter que les controverses sur le sujet ont été violentes parmi les géographes théoriciens-quantitativistes, et ce dès les années 1970 (dans un cadre largement marxiste). « Fétichiser l’espace » n’était déjà pas bien porté alors, et un auteur comme Franck Auriac, pourtant ostensiblement (ou rétrospectivement) « positiviste », a consacré des pages lumineuses à la question. J’ai déjà écrit sur le sujet dans mon blog intitulé « Du spatialisme et du pluralisme ».
    Peut-être certains géographes particuliers (Henri Reymond ? Georges Nicolas ? Roger Brunet ?) se reconnaîtraient-ils davantage dans le sobriquet de « positiviste » que d’autres ? Mais il y aurait toujours un ou plusieurs critères les éloignant drastiquement des « positivismes » officiels, de sorte que l’exercice aurait vite un caractère scholastique…

 

Conclusion et envoi

En définitive, entre l’élaboration comtienne et un épistémologue du début du XXIe siècle, ce sont presque deux siècles de reformulations, déplacements, dilutions, subversions, etc., qui s’interposent. Comme doctrine singulière, le positivisme est une dépouille dont il nous reste des héritages épars. S’il en reste des traces, c’est par la médiation de doctrines qui l’ont partiellement incorporé tout en le subvertissant, comme le constructivisme piagétien, le falsificationnisme, l’« empirisme constructif » de Bas van Fraassen, etc. Toutes n’ont pas eu le même retentissement en géographie. Si on considérait cette dernière comme un domaine d’épreuve de la rémanence des thèses positivistes, nul doute que l’expérience serait particulièrement parlante, en termes d’éparpillement, de contresens, de flou… Mais la géographie n’est sans doute pas la science institutionnelle la plus commode pour parler de positivisme ! En revanche, on y use et abuse de l’étiquette comme d’une insulte, en dépit du bon sens, souvent.
    Je clos cet envoi avec le sentiment d’avoir expédié en 7 pages word et un jour et demi de rédaction un sujet qui mériterait un traitement bien plus long et bien moins contingent. Il s’appuie toutefois sur des semaines de lecture et quelques années d’expérience. Je ferai sans doute des remaniements à l’avenir, et suis ouvert à toutes les objections et critiques.
    Sur le positivisme, je demeure foncièrement convaincu que l’excès d’indignité et les lazzis actuels mésestiment les vertus d’une doctrine honorable. Après tout, dans notre monde « virtuel » où la com’ et le symbole se sont substitués à l’exigence de vérification scrupuleuse, rien de plus has been que de réclamer des preuves, et pourtant… Appliquer les préceptes de Comte aux baratins et aux effets de manche afin de les dégonfler comme des baudruches, quoi de plus nécessaire, si l’on veut redonner un peu de tangibilité à notre monde ?

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