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mai 1968

Émission de radio sur les "années 68" des SHS

Je suis invité aujourd'hui, aux côtés de Bruno Fuligni par Brice de Villers sur Fréquence protestante pour discuter (en ce qui me concerne) du numéro de revue Les "années 68" des sciences humaines et sociales. L'émission sera diffusée le 14 mars à 19h00 et réécoutable en podcast ultérieurement.

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Les années 68 des sciences humaines et sociales

Après des années à chercher le bon endroit pour publier les actes du colloque de 2008, après trois ans à trouver aussi un repreneur pour la Revue d'histoire des sciences humaines, l'une et l'autre quête ont trouvé leur accomplissement en un numéro de la renaissance (pour la revue). J'essaierai de faire un autre post de blog pour raconter cette histoire.

 

 

L'étude de Mai 68 a été profondément renouvelée depuis 20 ans. Mais en matière d’histoire des sciences humaines, on en est resté à des évidences : pour certains, il ne fait pas de doute que la physionomie du champ a été bouleversée, pour d’autres ce n’est qu’écume à la surface d’un océan. Les contributions réunies dans ce volume prennent au sérieux la question de l’incidence des « années 68 » sur les parcours des individus, des groupes et des disciplines, participant de ce que l’on n’appelait pas encore les « SHS » (sciences humaines et sociales). La focale varie d’un article à l’autre. Elle est micro historique quand elle s’attache à des lieux, des revues, des institutions, saisis dans leur singularité. Elle adopte une échelle disciplinaire quand, dans le cas de la géographie, les « événements » allemands et français sont mis en parallèle. Le dossier se fait l’écho des intenses débats et remises en question qui ont alors eu lieu dans d’innombrables mondes sociaux ou professionnels, humeur à laquelle les scientifiques n’ont pas échappé. Il dépeint une époque passionnément attachée aux expériences collectives, éphémères ou pérennes, à rebours d’un cliché trop rabâché sur l’individualisme que notre époque aurait hérité de 68. Au détour d’analyses générales, c’est toute la force du verbe et l’inventivité de l’image que l’on a tenté de convoquer, dont les « années 68 » ont été particulièrement prodigues.


SOMMAIRE

Éditorial

Wolf Feuerhahn et Olivier Orain
 

Dossier : Les « années 68 » des sciences humaines et sociales
 

Introduction
Olivier Orain

Excellence sociologique et « vocation d'hétérodoxie » : Mai 68 et la rupture Aron-Bourdieu
Marc Joly

Mai 68 et la sociologie. Une reconfiguration institutionnelle et théorique
Patricia Vannier

Critique et discipline. Les convergences entre la critique radicale et la sociologie des sciences à partir de Mai 68
Renaud Debailly

Mai 68 et la sociologie des sciences. Les revues sur les sciences et la société, symptôme des restructurations disciplinaires
Mathieu Quet

La psychosociologie des groupes aux sources de Mai 68 ?
Annick Ohayon

Les deux 68 de la psychiatrie
Jean-Christophe Coffin

La revue Actes : le droit saisi par le regard critique dans le sillage de 68
Liora Israël

Architecture et sociologie : matériau pour l’analyse d’un croisement disciplinaire
Olivier Chadoin et Jean-Louis Violeau

Les « enfants terribles » de la Landschaft. Revendications, contestations et révoltes dans la géographie universitaire ouest-allemande (Bonn, Berlin-Ouest, Kiel) en 1968-1969
Nicolas Ginsburger

Mai 68 et ses suites en géographie française
Olivier Orain

Une fertilisation paradoxale. Bilan historiographique de l’incidence de Mai 68 sur les transformations des sciences de l’homme et de la société dans les années 1960-1970
Olivier Orain

Document : Propositions destructives

À propos de « Propositions destructives »
Olivier Orain

Varia


Convergences, transferts et intégrations entre sciences du langage, sciences et ingénierie en temps de guerre et de guerre froide (1941-1966)

Jacqueline Léon

 

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Assez déplaisant

À propos de Grimpret, M. et Delsol, C., dir., Liquider Mai 68 ?, Presses de la renaissance, 2008.

Durant mes semaines de travail à la BNF, j’ai voulu lire toutes sortes d’opuscules parus sur Mai-68, et pas seulement la littérature savante. J’avais ainsi découvert en librairie la parution de l’ouvrage Liquider Mai 68 ?, dirigé par Matthieu Grimpret et Chantal Delsol aux Presses de la renaissance. J’avais déjà pu me faire une idée de son contenu par son casting : on y trouve notamment Denis Tillinac (écrivain néo-« hussard », ami de Jacques Chirac), Jean Sévillia (rédacteur au Figaro magazine), Paul-Marie Coûteaux (souverainiste connu pour ses positions très droitières). Mais il est toujours préférable d’aller y regarder d’un peu plus près.

La quatrième de couverture annonce fièrement :

On peut être hostile, sur le fond, à l’esprit de 68 et refuser en conscience, de jeter le bébé avec l’eau du bain : au slogan « liquider Mai 68 », le point d’interrogation s’impose.

À l’approche du quarantième anniversaire, il est temps de faire le point sur ces événements qui ont changé la société française en profondeur. Une romancière juive spécialiste de Barrès, un ancien dignitaire communiste, un pionnier de la presse gay, une psychologue qui pratique la volothérapie, un député européen souverainiste, une philosophe franco-polonaise néo-conservatrice, un curé conseiller d’un ministre. Aurait-on vu pareille diversité sur les barricades de Mai 68 ? Non, sûrement pas.

Dans ce livre, Mai 68 est clairement mis en examen. Le moindre de ses faits et gestes est retenu contre lui. Mais il bénéficie aussi de la présomption d’innocence.

Cette diversité proclamée masque quand même ce qui unit l’ensemble de ces auteurs : « liquider Mai 68 » en faisant semblant de mettre un point d’interrogation. En ce sens, ce prière d’insérer est profondément trompeur, sinon hypocrite, car on ne saurait dire que le propos est nuancé.

Le préfacier, Patrice de Plunkett, cofondateur du Figaro magazine, auteur d’ouvrages sur Benoît XVI ou l’Opus Dei, cite libéralement Joseph Ratzinger et Pierre Legendre. Sur le fond, il reprend la thèse qui fait de Mai-68 un tournant « libéral-libertaire » annonçant le « triomphe absolu de la [société de consommation] » (p. 15). Bref, les appréciations inaugurées par les essayistes Régis Debray (1978) et Gilles Lipovetsky (1983) sont bien là, même s’ils ne sont pas cités. À la place, on retrouve une des références centrales de la « pensée anti-68 » (cf. Serge Audier, 2008) : Jean-Claude Michéa et aussi (plus insolite) Le Nouvel Esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Ève Chiapello. Pas de doute pour notre néo-hussard, « l’esprit de 68 » a été « destruction », « incendie », « pulvérisation » (et autres formulations). L’auteur, pour sa part, « préfère être avec Benoît XVI » et « avec les évêques de la planète catholique » pour un monde plus juste. Qu’il soit en toute chose un authentique croyant ne fait pas de doutes, comme en témoigne cet acte de foi dans l'avant-dernière phrase : « Oui, 68 a changé la vie. »

Par la suite, Denis Tillinac tire le « Rideau ! » « sur cette longue imposture » et sur une « génération » qui « n’a pas rendu la France plus généreuse ». Tout aussi convaincu que le précédent, il conclut : « En tout cas, balançons au plus vite cette séquence foireuse dans les poubelles de l’histoire de France ; elle a asséché les cœurs, pétrifié les esprits et condamné les âmes à l’exil. Dieu veuille qu’elles retrouvent leur patrie ! ».

Une étrange lacune dans la table des matières mérite d’être corrigée : elle masque une lettre parodique intitulée « à l’attention de… » (M. Daniel Cohn-Bendit / Les révoltés de 68 & Co / Service après-vente / Parlement européen / Avenue du président Robert-Schuman / 67000 STRASBOURG) et signée Jo Letilleul (aidé par « Christophe Durand », pseudonyme d’un « jeune cadre (dynamique !), titulaire d’un DEA de stratégie, d’un MBA de la Sorbonne et responsable des ressources humaines d’une grande entreprise française. »). Dans ce texte absolument drôlatique, le personnage de « Jo Letilleul », paysan aveyronnais, raconte ses désillusions sexuelles, son isolement et ses exploits contre-culturels. Satire bon-enfant digne du comique de patronage ? Pourquoi pas, sauf que ça fait mauvais genre avant défilé d’intellectuels supposés « mettre en examen » Mai 68, et « faire le point » (avec sérieux, peut-on espérer) « sur ces événements qui ont changé la société française en profondeur. »

Tous les textes ne sont pas uniformément hostiles : dans « La quête spirituelle derrière la révolte des jeunes de Mai-68 » de Jean-Marie Petitclerc (59-65) ou « Fragments d’une esthétique du chagrin contemporain » de Sarah Vajda (95-112), le propos est relativement nuancé (avec néanmoins un dispositif de condamnation à la fin du premier). En revanche, Jean Sévillia ou Paul-Marie Coûteaux reprennent des antiennes de l’idéologie (catho-)conservatrice : 68 aurait dissout les valeurs collectives, intronisé la « dictature du relativisme », imposé « le « bloc historique » consumériste, matérialiste, individualiste et liberalo-libertaire » (p. 84), une morale soumise à « l’air du temps » (même la Halde y passe !). Le second, après s’être placé sous les auspices de Régis Debray (il date d’ailleurs le « petit pamphlet » de ce dernier de 1988, sic !) multiplie les attaques ad hominem, notamment contre Bernard-Henri Lévy (4 pages). Cet acte de détestation n'a pas grand chose à voir avec le sujet, mais passons...

L’ouvrage donne lieu à plusieurs règlements de compte, dont certaines étonnent par leur caractère tardif : contre Sartre (« l’anti-Socrate de 68 », par Antoine-Joseph Attaf, p. 113-122), les réformes Edgar Faure (« Université 68 : trahison des clercs, trahison de la nation » de J. Garello, p. 127-139), la destruction de l’autorité familiale (« Que reste-t-il de la famille après 68 ? » de E. Godart, p. 153-167), les accords de Grenelle (« Le « Grenelle » originel : du danger de figer les « acquis » », de J.-L. Caccomo, p. 181-200), les mouvements contestataires américains (S. Frankel, « 1968 : l’année de la tragique illusion aux Etats-Unis », p. 211-232). On retrouve aussi des critiques sur l’aveuglement de la gauche (ici incarnée par les acteurs de mai 68) à des événements survenus dans les Pays de l’Est : « Langue de coton, cerveau de plomb : l’insoutenable légèreté des soixante-huitards » de Joanna Nowicki (p. 243-253), « Le Printemps de Prague ou l’illusion réformatrice » de Ilios Yannakakis (p. 267-279).

Une sensibilité « vaticane » domine l’ensemble, qui se traduit par de très nombreuses références à Joseph Ratzinger ou à des positions actuelles de la hiérarchie catholique. Pour contrebalancer ce qui pourrait sembler monolithique, il y a aussi une « juive » abondamment revendiquée telle (S. Vajda), une « évangéliste » (M. d’Astier de la Vigerie) et un entretien avec un « homosexuel », Pierre Guénin. Néanmoins, si le texte de Sarah Vajda est un tour de force pour noyer le poisson (difficile de déterminer ce qu’elle peut penser de Mai 68), le témoignage de Michelle d’Astier de la Vigerie est tout à fait éloquent :

Les CRS avaient reçu l’ordre de ne pas répliquer quand ils recevaient des pavés, car à l’époque (ça ne devait pas durer !) beaucoup d’avenues parisiennes étaient pavées. Les manifestants les transformaient en missiles contre tout ce qui portait un uniforme. Alors que j’étais au centre de cette place, régulièrement, des CRS venaient déposer à mes pieds leurs compagnons groggys. Ils avaient souvent été contraints d’asséner à ces derniers un bon coup sur la tête, seul moyen de les calmer et d’éviter qu’ils ne tirent sur la foule et désobéissent ainsi, par réflexe, aux ordres reçus. Les CRS ne pouvaient effectivement que faire barrage avec leur bouclier en plastique transparent, jamais tirer, par crainte de déclencher ce qui mettrait tout Paris, et même toute la France, à feu et à sang. Cela a duré toute la nuit : on m’a ramené aussi plusieurs victimes de crises de nerfs ou des blessés, en me demandant de les surveiller ! (p. 235-236)

J’étais aussi chaque soir dans le grand amphi de la Sorbonne où se succédaient les orateurs révolutionnaires, et surtout Cohn-Bendit. Un jour, juste après lui, alors qu’il venait de conduire la salle surchauffée de 5000 jeunes à crier « à bas la bourgeoisie ! », j’ai demandé à prendre la parole. Et me voici dans le même amphi que Dany le Rouge, haranguant le même public, expliquant qu’il ne fallait pas se mettre les bourgeois à dos (j’étais de la grande bourgeoisie et même une aristo !), et conduisant peu après la même assemblée à scander : « les bourgeois avec nous ! ». Dany me lançait des regards noirs ! (p. 237)

Même nos revendications de liberté des mœurs allaient déboucher sur le « business de l’exhibitionnisme » : dans les années qui suivirent, il investit la mode, la publicité, le cinéma, la télévision, et fit déferler sur nos enfants des tas d’immondices. La pornographie installa son emprise sur la société, non seulement par le biais des images impudiques qui s’étalent aujourd’hui sous les yeux de nos enfants, mais aussi par la croissance vertigineuse de ce qui allait devenir le quotidien de milliers d’enfants : les incestes et les abus sexuels. Mais cela nous ne le savions pas encore, bien que nous sentions le mouvement nous échapper. » (p. 238)

Quant à l’entretien avec Pierre Guénin, il a été mené par M. Grimpret, l’un des deux directeurs de l’ouvrage. Il est l’occasion de légitimer une posture « homo de droite », réclamant une certaine acceptation sociale, mais refusant « une société du coming out » (les guillemets sont de l’intervieweur) et l’« homoparentalité » (au profit du « droit d’être des beaux-parents »). Derrière cette guerre des mots se cache un acquiescement à une forme de modérantisme social qui confine l’homosexualité en tant que pratique sexuelle : elle ne saurait en aucun cas obtenir une dimension publique (ce sont des affaires privées, et on doit s’en tenir là). Autrement dit, dépolitisée elle est tolérable, ce qui permet à l’intervieweur d’adopter une posture « ouverte ».

Au reste, la position des deux directeurs, M. Grimpret et C. Delsol, est particulièrement ambiguë dans leurs écrits respectifs. Dans « Mai-68 et le désir d’histoire(s) », le premier semble contourner la posture critique en dissertant sur « le besoin d’être situé dans le temps » d’une « génération » [celle de 68] qui a été « la première à n’avoir jamais eu à craindre sérieusement la mort » (p. 68), au nom de quoi elle aurait eu besoin de « compenser » en satisfaisant quelques besoins élémentaires : « accumul[er] les expériences et les émotions, d’où lui vient l’impression de bouger » (p. 72), rechercher une « liturgie » et un « art hétéronome » (i. e. venu d’ailleurs) : Sibelius, Dali, Tolkien. Notre plumitif semble ignorer qu’en 68, la crainte de la mort pouvait notamment s’incarner dans le risque d’une guerre nucléaire. Pour le reste, le texte est trop court et trop sibyllin pour construire une réelle position sur 68, l’auteur préférant les belles tournures aux laborieuses analyses.

Ce penchant lui a d’ailleurs été reproché par ceux qui ont lu ses derniers écrits : Dieu est dans l’isoloir (2007) et Traité à l'usage de mes potes de droite qui ont du mal à kiffer la France de Diam's (2008) (avant, il y avait eu en 2000 La Révolution de Dieu puis J’ai vu une porte ouverte dans le ciel). Je n’ai hélas ni le temps ni l’envie de me plonger dans des ouvrages aussi inspirés, mais l’enquête que j’ai menée sur internet m’a permis de recouper les informations suivantes : ce jeune homme (28 ans) est un catholique fervent, qui prêche une transformation de ses coreligionaires en « lobby communautaire » et une alliance avec Juifs, Protestants et Musulmans pour défendre les intérêts des religions. Il se définit lui-même comme « intellectuel de droite ». Au vu de l’épaisseur et du modus operandi de ses « idées », je pense qu’il est davantage publiciste qu’autre chose. En tout cas, son irrésistible ascension dans le monde catho-conservateur (pour rester courtois) est validée par sa position de directeur de l’ouvrage et j’aurais tendance à penser que ce n’est pas un hasard.

Dans la conclusion, « Un père dans les maisons » (p. 283-290), Chantal Delsol se pose doctement la question du « prix [que] nous sommes prêts à payer pour le progrès » (p. 284), avec passage par une référence à la « terreur révolutionnaire » qui a enfanté l’État de droit au prix de l’extermination des Vendéens. Dans un style vulgaire chic, elle nous explique alors que « Au-delà de toutes les foutaises, le mouvement de Mai voulait répondre à une vraie question. Et il y a répondu. Au prix fort […] ». Néanmoins, elle croit que « le mouvement de Mai, sous toutes ses expressions et dans tous les lieux divers, a servi une amélioration historique » en traduisant une « crise de l’autorité ». Suite une vaste reconstruction historique d’une presque page, faisant usage de la Lettre au père de Kafka pour conclure qu’il « aurait mieux valu une transformation sereine, qui n’aurait pas jeté le bébé avec l’eau du bain. » (p. 287) Après quoi, on plonge dans des considérations sociétales (hum) qui connectent les « banlieues en feu » avec le « père-copain » devenu « un vieux bébé pathétique ». La farandole des idées donne le tournis.

Le nom de cette dame me disait vaguement quelque chose, mais j’étais absolument incapable de me rappeler dans quelles circonstances j’avais entendu parler d’elle. Professeure de philosophie à l’université de Marne-la-Vallée, j’ai découvert peu à peu qu’elle était au civil un pilier de cette mouvance catholique qui s’est beaucoup agitée au moment du PACS. D’ailleurs, elle donne des conférences pour Famille et liberté, une officine qui sympathise avec Christian Vanneste, et pour laquelle elle reprend des thèses façon Tony Anatrella : « En revendiquant le droit de changer de genre ou de faire comme si le genre n’existait pas l’homme commet une transgression anthropologique fondamentale. L’action en faveur de la famille appelle une réflexion différente sur cette question. » Présentée comme une « non-conformiste » de droite sur certains sites (c’est un peu le cas aussi de son camarade Grimpret), elle « a été viscéralement hostile à l'esprit de 1968 — elle a milité, en réaction, au sein du Mouvement autonome des étudiants lyonnais (Madel) — et renvoie dos-à-dos extrême gauche et extrême droite. » (article dans Le Monde du 15/06/2002, reproduit sur internet). Ou l’on apprend également : « Mais Chantal Delsol, c'est aussi Chantal Millon-Delsol, l'épouse de Charles Millon, réélu en 1998 à la présidence du conseil régional de Rhône-Alpes avec l'appoint des voix du Front national. Il s'ensuivra, pour elle, une période d'ostracisme au cours de laquelle on a prétendu qu'elle serait membre de l'Opus Dei, invention qui la fait beaucoup rire, ou qu'elle serait "l'égérie" de son mari, ce qu'elle récuse avec force. Elle ne l'en a pas moins soutenu dans des choix : « Le Front national avait donné son soutien sur un programme précis », justifie-t-elle. « De plus, il y a comme une imposture à faire d'un côté du FN un parti légal, et de l'autre à ériger une sorte d'ordre moral au nom duquel accepter ses voix serait inadmissible. » »

En somme, et pour conclure, j’ai surtout essayé dans cette présentation 1°) de recontextualiser la position des contributeurs de cet ouvrage (dire « d’où ils parlent » !) et 2°) de montrer qu’ils partagent un certain nombre de représentations situées sur Mai 68. Maintenant, leurs opinions sont ce qu’elles sont. Mais qu’on ne vienne pas prétendre à un quelconque bilan raisonné, tant ce livre est dénué de toute recherche empirique ou d’idées neuves. Par choix éditorial ou par tropisme, ces textes sont extrêmement pauvres en références à la « littérature » (de tous bords) sur le sujet. Il en résulte que l’air du temps fait office de référentiel partagé, comme si les clichés pouvaient tenir lieu de matériau sérieux. En outre, l’habituelle imputation causale qui fait de Mai 68 l’origine des transformations sociales qui lui ont succédé est considérée comme allant de soi (or parfois cette succession dans sa seule dimension chronologique est elle-même trompeuse). Pire : elle fonctionne ici comme un ressort mécanique à priori.

J’aimerais lire un travail de droite sur Mai 68 qui aurait le niveau de sérieux des textes écrits à chaud par Raymond Aron, à commencer par La Révolution introuvable. Ici, les mini-pamphlets voisinent avec des vaticinations égocentrées, dans un désert d’idées qui m’a sidéré. Quand les effets de style (pour ne pas dire « de manche ») et l’essayisme m’as-tu-vu font office de pensée, on ne va pas très loin. Dire qu’il est des endroits où l’on qualifie cet opuscule de « scientifique » ! C’est faire peu de cas de la science. Ce livre n’a rien de savant ni de rigoureux. Il ne vaudrait même pas la peine qu’on en parle s’il n’était de bonnes âmes pour le prendre au sérieux. Sachant que ce blog est pas mal lu, je me dis que ça contribuera peut-être à dégonfler la baudruche dans un public non universitaire, si tant est que ce soit nécessaire.

 

Textes cités :

Aron, R., La Révolution introuvable, Fayard, 1968.

Audier, S., La pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, La Découverte, « Cahiers libres », 2008.

Boltanski, L., & Chiapello, È., Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, « NRF Essais », 1999.

Debray, R., Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, François Maspero, 1978 ; rééd. ss le titre Mai 68. Une contre-révolution réussie, Mille et une nuits, « Essai », 2008.

Lipovetsky, G., L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Gallimard, « Les essais », 1983; rééd. folio essais, 1989.

 

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Mai 68, creuset pour les sciences de l’homme ? : programme final

Mai 68, creuset pour les sciences de l’homme ?

10, 11 et 12 septembre 2008

Amphi du centre Malher (9, rue Malher 75004 PARIS), accès gratuit

 

Organisateurs : Olivier Orain (Chargé de recherches au CNRS, UMR Géographie-cités)

                        Bertrand Müller (Chargé de cours, université de Genève)

                        Société française pour l’histoire des sciences de l’homme (SFHSH)

Responsable du colloque :

Olivier Orain, Chargé de recherches au CNRS, UMR Géographie-cités

Tel : 01.43.54.07.06.       Mail : olorain@wanadoo.fr

Responsable administrative :

Martine Laborde

UMR Géographie-cités            13, rue du Four            75006 PARIS

Tel : 01.40.46.40.00.               Mail : laborde@parisgeo.cnrs.fr

Ce colloque d’histoire des sciences entend examiner « ce que Mai-1968 a fait aux sciences de l’homme ». En d’autres termes, au-delà des dithyrambes et des procès, il est temps désormais d'examiner plus froidement, avec le recul de 40 années, la place de Mai-1968 par rapport aux transformations des sciences de l'homme dans les années 1960-1970. Il s'agit notamment de se demander si le moment politique a été une matrice, ou simplement un symptôme, de transformations plus générales, pour ne pas dire structurelles. Une place importante sera consacrée à des exemples d’évolutions disciplinaires, ainsi qu’à des itinéraires individuels, pour penser la construction des « figures de Mai-68 » dans le domaine des sciences de l’homme. Des témoins ont été sollicités par le comité d’organisation. Pour autant, les collectifs, les institutions et les pratiques emblématiques ne seront pas négligés, dans la mesure où ils permettent de reconstruire un style politico-épistémologique qui est la marque de cette époque.

Comité scientifique :

Loïc Blondiaux, professeur des universités, IEP de Lille, politiste

Boris Gobille, maître de conférences, ENS LSH, politiste

Marie-Luce Honeste, professeur des universités, université de Rennes II, linguiste

Laurent Loty, maître de conférences, université de Rennes II, littéraire

Gérard Mauger, directeur de recherches, CNRS, Paris, sociologue

Annick Ohayon, maître de conférences, université Paris VIII, psychosociologue

Philippe Poirrier, professeur, université de Bourgogne, historien

Bernard Pudal, professeur, université de Paris X Nanterre, politiste

Marie-Claire Robic, directrice de recherches, CNRS, Paris, géographe

Christian Topalov, directeur de recherches, CNRS, Paris, sociologue

Françoise Waquet, directrice de recherches, CNRS, Paris, historienne

 

 Programme

 

Mercredi 10 septembre 2008 (après-midi)

13h00 accueil des participants

13h30 Ouverture du colloque, Nathalie Richard, présidente de la SFHSH

13h45 Introduction

Olivier Orain (CR/CNRS) : De la légende dorée à la série noire : la construction des mythes universitaires sur l’« influence de Mai-68 ».

15.00 Trajectoires disciplinaires

Présidence :  Nathalie Richard

Marc Joly (doctorant/ EHESS) : Le mouvement de 1968 et la réception internationale de l’œuvre de Norbert Elias (Pays-Bas et France).

Nicolas Ginsburger (Doctorant, UP10) : Les recompositions de la géographie ouest-allemande dans l’après-68.

Pause

Mathieu Quet (doctorant/ EHESS, Centre Alexandre Koyré) : Mai 68 et la sociologie des sciences. « Logiques discursives » et restructurations disciplinaires au cours des années 1970.

Patricia Vannier (MCF, UToulouse Mirail) : Mai 68 et la sociologie : une reconfiguration institutionnelle et théorique.

Jeudi 11 septembre 2008 (matin)

09h30 Un renouvellement des pratiques savantes ?

Présidence : Gérard Mauger

Jose-Luis Moreno Pestana (PR, Univ. de Cadix) : Militantisme, intellectuels spécifiques et avant-garde  intellectuelle dans le travail social en France. 1972-1979.

Séverine Lacalmontie (Doctorante, UP10) : « Comment on écrit l’histoire des « dominés »? Les transformations sociales d’une discipline à partir de mai 68 : l’histoire de l’Immigration.

Pause

Liora Israël (MCF/EHESS) : La revue Actes : le droit saisi par le regard critique dans le sillage de 68.

Olivier Chadoin & François Lautier (ENSA de Paris La Villette)  Jean-louis Violeau (architecte): Architecture et sociologie : matériau pour l’analyse d’un croisement disciplinaire.

Jeudi 11 septembre 2008 (après-midi)

14h30 Des acteurs aux témoins

Présidence : Xavier Vigna

Renaud Debailly (Doctorant/CESS, UP4) : Les relations entre critique radicale de la science et sociologie des sciences après Mai 1968.

Geoffroy de Lagasnerie (doctorant/UP1) : Rupture ou continuité : l’impact de mai 1968 sur les œuvres de Foucault, Deleuze, Derrida et Bourdieu

Pause

Nicole Mathieu (DR émérite, CNRS) : Une ruraliste en dialogue avec les Paysans Travailleurs de la Nièvre : l’engagement comme bouleversement épistémologique.

Julie Pagis (Doctorante/ENS) : « Génération » : un concept écran. Retour sur les conditions sociales de l'identification à une « génération de 68 ».

Vendredi 12 septembre 2008 (matin)

9h30 Face à l’institution, des entreprises contre-institutionnelles ?

Présidence : Marie-Claire-Robic

Jean-Christophe Coffin (MCF/Paris V) : Deux 68, deux psychiatres, deux destins. Henri Ey (1900-1977) et Franco Basaglia (1924-1980) face à la contestation.

Olivier Douville (MCF/ Paris X) : Mai 1968 et le débat sur l'inconscient et le sujet désirant entre Lacan et Deleuze & Guattari.

Pause

Annick Ohayon (MCF/ Paris VIII) : La psychosociologie des groupes aux sources de Mai 68 ?

Vincent Guiader (Doctorant/ UP10) : Mai 68, les aménageurs et les sciences sociales

Vendredi 12 septembre 2008 (après-midi)

14h30 Table-ronde : Mai-68, crise de l’autorité savante ? (animateur : Olivier Orain)

Avec Gérard Mauger, DR CNRS, sociologue

Boris Gobille, Mcf, ENS-LSH, politiste

Laurent Loty, Mcf, université de Rennes, lettres modernes

16h30 Conclusion générale Bertrand Müller

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Mai 1968 : Un bref état de la question historiographique

J'ai rédigé cette brève recension en avril 2008, en prévision d'un débat qui devait avoir lieu au sein du comité de rédaction de L'Espace géographique. On m'avait demandé de faire court (pas plus de trois pages) et synthétique. Maintenant que le débat a eu lieu, j'estime pouvoir publier le texte sur ce blog. Les ouvrages cités sont repris dans la bibliographie de fin d'article. Ce travail est centré sur l'ici et maintenant, mais il évoque plusieurs ouvrages anciens. En revanche, ce n'est pas un état exhaustif de la littérature.

 

L’historiographie de Mai 68, plus que nulle autre, semble marquée par l’égrenage des célébrations décennales. Il n’est qu’à voir l’explosion éditoriale de ce printemps pour s’en convaincre. Pourtant, à ne considérer que cette dimension commémorative, on risque de passer à côté des principaux jalons d’une réflexion, certes fortement tributaire d’agendas socio-politiques (comme les diatribes sarkozystes de la dernière campagne électorale), mais qui a aussi des inflexions spécifiques. Après tout, le livre à mes yeux le plus décisif sur la question, Mai 68 et ses vies ultérieures de Kristin Ross, est paru en français dans un creux de l’actualité soixante-huitarde, en 2005. Or, toutes proportions gardées, ce regard de l’étranger est sans doute en train d’opérer un travail correcteur équivalent à celui de La France de Vichy de Robert Paxton pour un tout autre domaine.

Toute la difficulté des débats historiographiques actuels sur Mai-68 tient à l’existence d’une puissante vulgate, forgée surtout par des individus hostiles aux événements (Régis Debray, Luc Ferry et Alain Renaut) mais aussi par certains acteurs (Daniel Cohn-Bendit). En outre, le schème de la « génération », imposé au forceps par les livres à succès de Hervé Hamon et Patrick Rotman (plus que par leur documentaire), a largement contribué à focaliser l’attention sur la trajectoire de quelques individus célèbres devenus des emblèmes de Mai (Serge July, Alain Geismar, Jacques Sauvageot, etc.). Un discours journalistico-essayiste s’est retrouvé amplifié et schématisé par une instrumentalisation symbolique tous azimuts, présente dans nombre de champs de la vie sociale (politique, éducation, mœurs, travail, etc.). Plus que jamais, quarante ans après, « Mai 68 » est une invocation brûlante, qui sert à disqualifier ou à célébrer, au risque d’interdire durablement une interrogation historiographique sereine sur les Événements.

Nombre d’ouvrages publiés récemment (Artières et alii, Damamme et alii, Zancarini-Fournel) s’essaient à sortir de l’alternative épuisante entre réquisitoire et histoire pieuse. Il reste pourtant difficile de s’en tenir à une neutralité axiologique rigoureuse : c’est la limite d’ouvrages comme La pensée anti-68 (Audier), Mai 68 en France ou la révolte du citoyen disparu (Fauré), voire même Mai 68 et ses vies ultérieures (Ross) que de conserver un objectif apologétique qui, à un certain degré, diminue la crédibilité des analyses. Du côté des pamphlets anti-68 (ainsi le sidérant livre collectif dirigé par Grimpert et Delsol), on constate une régression très nette par rapport à des analyses critiques plus anciennes (comme celle de Raymond Aron). Tout se passe comme si Mai-68 était demeuré durant 40 ans comme la tache à extirper pour une large part de la droite (intellectuelle) française, ainsi que le montre (de manière brouillonne mais suggestive) le livre de Serge Audier.

Dans la dernière livraison du Débat (n° 149, mars-avril 2008), plusieurs auteurs (Jean-Pierre Rioux, Bénédicte Delorme) reviennent sur l’idée qu’on « ne se trouve pas, devant Mai, face à un objet d’histoire accompli » (B. Delorme). Les conditions ne sont pas encore réunies, semble-t-il, pour que les interprétations savantes puissent se dégager des commentaires spontanés que l’événement lui-même (selon J.-P. Rioux) puis ses contempteurs (selon Bénédicte Vergez-Chaignon) ont imposés. Plusieurs fois émerge l’idée d’un événement inédit, qui résiste à la comparaison avec d’autres moments-clés (1789, 1848, 1914-1918, 1944, 1958), notamment parce que les modalités d’un apaisement (commémorabilité, discontinuité temporelle) ne sont pas réunies.

L’un des aspects les plus frappants de l’historiographie de Mai est de procéder par miettes : ouvrages collectifs fragmentés en dizaines de contributions autonomes (Artières et alii, Damamme et alii, Dreyfuss-Armand et alii) ou productions en solo qui fourmillent de détails difficiles à fédérer ou hiérarchiser (Audier, Brillant, Gruel, Hourmant, Le Goff, Ross). Faut-il y voir une pluralité irréductible propre à l’expérience de Mai-68 ou une difficulté à penser celle-ci de manière convergente ? Certains auteurs s’en sortent par un mot (ou un syntagme) qui vient en quelque sorte condenser ce que le mouvement aurait été : « individualisme irresponsable » pour Jean-Pierre Le Goff, « événement politique » pour K. Ross, « contestation » pour B. Brillant, « hétérodoxie » pour Boris Gobille dans son remarquable chapitre de Mai-Juin 68 (Damamme et alii), etc. Pourtant, le processus de qualification achoppe sur un problème majeur : il n’y a pas consensus ni nette commensurabilité entre ces labellisations diverses. Dès lors, chaque effort de théorisation ambitieuse ressemble à un exercice de soliste exécuté au-dessus d’une polyphonie.

En revanche, la scansion temporelle semble à peu près faire consensus : les « années 68 » d’inscrivent dans une séquence mondiale qui part de la fin des années 1950, quand la croissance des Trente glorieuses prend son rythme de croisière — en contraste avec l’exacerbation des tensions Est/Ouest, Nord/Sud, etc. — et s’achève dans la seconde moitié des années 1970, avec la montée de la Crise. Sur cette classique trame économiciste (marxisante ?) se superposent des lectures politiques (développement d’un anticolonialisme occidental), démographiques (c’est le triomphe de la jeunesse du baby-boom), culturelles (nous sommes dans l’ère de la contre-culture), socio-économiques (avènement de la société de consommation), etc. Certains auteurs privilégient telle ou telle clé d’interprétation, d’autres insistent sur des phénomènes que je qualifierais volontiers de « systémiques », mais les limites de la séquence sont convergentes, de façon assez troublante.

Beaucoup moins consensuelle est l’interprétation de l’événement : irréductible à toute explication structurelle pour les uns (Le Goff, Ross, Fauré), largement préfiguré pour d’autres (Damame et alii, Artières et alii). On retrouve sans surprise une opposition entre un habitus historien qui se méfie des lectures « spontanéistes » et des regards plus militants qui mettent l’accent sur les irréductibilités, l’irruption d’une nouveauté radicale, et surtout la généralisation soudaine de pratiques et d’idées jusqu’alors groupusculaires. Au reste, sur un mode symétrique, les principaux contempteurs des Événements mettent aussi l’accent sur leur situation inaugurale, point de départ d’une épidémie qui a gangrené les sociétés occidentales (Grimpert, Delsol, et alii). En fait, il y a très peu de lectures qui gomment véritablement l’impact de l’événement et ses singularités. Pour les historiens, on pourrait dire que celui-ci fonctionne comme un accélérateur et un diffuseur social, même si certains considèrent que rien n’a été inventé en Mai-68.

Le thème du legs est nettement plus controversé : si toute une tradition conservatrice s’entend pour faire de Mai-68 le point de départ de phénomènes de décomposition des sociétés occidentales (relativisme moral, individualisme « libéral-libertaire », décomposition des solidarités républicaines), d’autres auteurs (K. Ross notamment) insistent au contraire sur la rupture qu’auraient constitué les années 1980, moment qui fait écran entre un 68 résolument collectif, utopiste, critique, anti-capitaliste et une période entamée depuis 1980 qui voit s’imposer un individualisme confinant souvent au cynisme, un délitement progressif du criticisme antérieur, un retour à la philosophie (contre les sciences sociales) et à tout ce qui conforte une idéologie libérale pleinement restaurée. Dans les ouvrages collectifs à habitus historien, on ne trouve que rarement ce genre d’analyses globales sur l’humeur socio-politique. En revanche, le reflux qui suit l’échec des événements, les mutations de l’action militante, l’émiettement des terrains de lutte, sont des phénomènes fréquemment analysés. Il est vrai que de nombreux mouvements sociaux (féminisme, mouvement gay, groupes d’études sur les prisons, Larzac, etc.) émergent comme des suites et des héritages de Mai-68.

C’est d’ailleurs à ce niveau-là que se pose la question d’un impact (différé) de mai dans la vie « scientifique ». Le sujet a été peu abordé, sinon par un numéro déjà ancien (mais très stimulant) des Cahiers de l’IHTP (1989), qui ne discute pas vraiment l’impact sur les sciences sociales (tant cela paraît une évidence) : c’est ce qu’illustre notamment l’analyse par Gérard Mauger de l’abandon de la sociologie quantitative, supplantée par les récits de vie. Dans le récent numéro du Débat, Pierre Grémion a prolongé l’analyse en amont dans un article très instructif intitulé « Les Sociologues et 68 », qui fait la part un peu belle aux vedettes de l’époque, a contrario de l’effort de G. Mauger.

Le numéro des Cahiers de l’IHTP avait été coordonné par le regretté Michael Pollak, auteur d’un remarquable article de synthèse. Il y développait un « modèle » qui pourrait laisser songeur des géographes :

Si l’on peut considérer Mai 68 comme un événement intermédiaire […] on peut raisonnablement affirmer que le champ de la recherche en sciences sociales (surtout la recherche contractuelle, en dehors du contrôle institutionnel) a été un laboratoire d’expérimentation et de réflexion important pour mener à bien cette transition entre deux phases. Et si cette transition s’est traduite, comme le disent la plupart des analystes, par la réaffirmation des principes de libéralisme intellectuel, du pluralisme politique, par une plus forte dispersion des pouvoirs et l’émergence de contre-pouvoirs, on peut constater qu’en sciences sociales aussi elle s’accompagne du déclin de situations hégémoniques, indissociablement définies comme domination sociale et théorique exercée par une école de pensée (ou un individu) sur des disciplines et des champs de recherche entiers. (p. 18)

Le colloque à venir (10-12 septembre 2008) de la Société française pour l’histoire des sciences de l’homme (SFHSH), « Mai-68, creuset pour les sciences humaines ? », voudrait relancer une réflexion spécifique sur les effets tout à la fois sociaux et cognitifs de Mai 68 dans le champ scientifique et les « savoirs » émergents.

 Je terminerai cette recension en notant que s’il existe désormais des petits ouvrages de vulgarisation recommandables (Fauré, 1998 et surtout Gobille, 2008), si l’on constate un décloisonnement des témoignages vers les « oubliés » et les sans-grade (Daum, Vigna), si de nouvelles façons de traiter l’archive de 68 dans sa spécificité (E. Loyer ; n° d’avril-juin de la revue Vingtième siècle), fait toujours défaut un espace de confrontation et de commensuration des analyses qui permettrait d’aller au-delà de l’émiettement et de la profusion baroque des opinions.

28 avril 2008

Textes cités

Artières, P. & Zancarini-Fournel, M., dir., 68 : Une histoire collective, 1962-1981, La Découverte, 2008.

Audier, S., La pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, La Découverte, « Cahiers libres », 2008.

Brillant, B., Les Clercs de 68, PUF, « Le Nœud gordien », 2003.

Collectif, « Mai 68 et les sciences sociales », Cahiers de l’IHTP, n° 11, CNRS, avril 1989.

Collectif, « Mai 68, quarante ans après », Le Débat, n° 149, mars-avril 2008.

Collectif, « L’ombre portée de Mai 68 » (dossier dirigé par J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli), Vingtième siècle, avril-juin 2008.

Damamme, D., Gobille, B., Matonti, F., Pudal, B., dir., Mai Juin 68, Les éditions de l’atelier, 2008.

Daum, N., Mai 68 raconté par des anonymes, éditions Amsterdam, 2008.

Debray, R., Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, François Maspero, 1978.

Dreyfus-Armand, G., Frank, R., Lévy, M.-F., Zancarini-Fournel, M., Les Années 68. Le temps de la contestation, éditions Complexe, 2000, rééd. Complexe, coll. « Historiques » (poche), 2008.

Fauré, C., Mai 68 : jour et nuit, Gallimard, « Découvertes Gallimard », 1998. (vulgarisation)

Fauré, C., Mai 68 en France ou la révolte du citoyen disparu, Les empêcheurs de penser en rond, 2008.

Ferry, L. et Renaut, A., La pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, Gallimard, 1985, rééd. Folio essais, 1988.

Gobille, B., « La vocation d'hétérodoxie », chap. 18 de D. Damamme et alii, Mai Juin 68, Les éditions de l’atelier, 2008, p. 274-281.

Gobille, B., Mai 68, La découverte, « Repères histoire », 2008. (vulgarisation)

Grimpert, M. et Delsol, C., Liquider Mai 68 ?, Presses de la renaissance, 2008.

Gruel, L., La rébellion de 68. Une relecture sociologique, Presses universitaires de rennes, « Le sens social », 2004.

Hourmant, F., Le désenchantement des clercs. Figures de l’intellectuel dans l’après-Mai 68, Presses universitaires de Rennes, « Res Publica », 1997.

Le Goff, J.-P., Mai-68, l’héritage impossible, La Découverte, « cahiers libres », 1998, rééd. La Découverte poche 2006.

Loyer, E., Mai 68 dans le texte, éds Complexe, « Histoire du temps présent », 2008.

Ross, K., Mai 68 et ses vies ultérieures [trad. : A.-L. Vignault], éditions Complexe/ Le monde diplomatique, 2005.

Vaïsse, M., Mai 68 vu de l’étranger, éditions du CNRS, 2008.

Vigna, X., L’Insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Presses universitaires de rennes, « Histoire », 2007.

Zancarini-Fournel, M., Le Moment 68. Une histoire contestée, Le Seuil, « L’univers historique », 2008.

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émission de radio sur mai-68 et les sciences

Le vendredi 21 mars de 14 à 15h en direct dans La tête au carré - le magazine de vulgarisation scientifique de France Inter - je discuterai avec l'animateur Mathieu Vidard de "ce que mai-68 a fait aux sciences" (et aux scientifiques), suivant la jolie formule de mon collègue (et ami) Bertrand Müller (mais en l'élargissant un peu). L'interview proprement dite représente la moitié du temps de l'émission. Je la prépare activement, afin d'avoir des choses synthétiques à dire (et ne pas parler que de géographie !). J'aurais envie de dédier mon travail sur la question aux travaux précurseurs de Michael Pollak, admirable sociologue des sciences, fauché par le SIDA en 1992.
Pour le reste, ce blog retrouvera bientôt des couleurs (et de nouveaux textes), car je ne suis plus très loin d'en avoir fini avec ce qui m'astreint actuellement au silence...

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Ce que Mai-68 a fait aux sciences de l'homme

Le colloque est déposé sur calenda, en attendant d'être diffusé ailleurs. Voici une copie de l'appel à communications.

Mai-68, creuset pour les sciences de l’homme ?

Appel à communication

Divers sont les colloques qui ont étudié depuis trente ans la genèse et l’héritage de Mai-68, notamment au travers de la biographie de ses acteurs. D’autres vont avoir lieu qui exploiteront les nouvelles archives disponibles pour examiner comment l’événement a été construit.

Le propos du colloque qu’organise la Société française pour l’histoire des sciences de l’homme (SFHSH) est assez différent. Il ne s’agit pas pour nous d’étudier les discours « sur » Mai-68 et son héritage, mais d’interroger l’influence que Mai-68 a pu avoir sur l’évolution des sciences de l’homme dans la fin du xxe siècle. C’est un pari risqué, car l’établissement d’un lien explicatif entre un « événement » complexe et des mutations disciplinaires qui sont synchrones, ou immédiatement antérieures ou postérieures, n’a rien d’évident. Tout l’enjeu de l’exercice consiste précisément à éviter les pièges du synchronisme et des représentations « mythiques » (en positif ou en négatif) que les acteurs savants ont pu produire dans les années et décennies qui ont suivi.

L’une des solutions sera de travailler les homologies sociales entre le mouvement de Mai et les transformations disciplinaires : l’importance des forums, la multiplication des entreprises collectives, la place de la parole, de l’oral, l’émergence de nouvelles formes d’expression écrite (la littérature grise, les BD, la caricature), les expérimentations hors des institutions académiques.

Quels ont été les effets structurels (sociaux, universitaires) dans les mutations du champ des sciences de l’homme ? Comment les sciences sociales ont-elles dans leurs pratiques et dans leurs analyses pressenti et ressenti l’irruption de Mai ? Comment la lecture de « l’événement Mai 68 » a-t-elle infléchi les interprétations de l’ensemble des crises sociale, culturelle, générationnelle, bientôt économique de la seconde partie du xxe siècle ?

Dans certains domaines, l’anti-psychiatrie, la géographie, l’anthropologie, l’histoire, il existe déjà des recherches qui accréditent à tout le moins une congruence entre les secousses de la fin des années 1960 et des crises disciplinaires durant la décennie 1970 et qui trouvent leur dynamique dans une durée plus longue. Symétriquement se trouve posée la question des savoirs qui durant les décennies 1970-1980 se sont revendiqués de la « pensée 68 ». Il en va ainsi de champs de connaissance nouveaux, qui ont été au départ le fait de personnalités ou de groupes à la marge. Ne faudrait-il pas considérer 68 comme la matrice contre-institutionnelle de champs cognitifs nouveaux ?

Les orientations thématiques du colloque

Les disciplines

Il paraît nécessaire de présenter des exemples d’évolutions disciplinaires, aussi bien pour administrer la preuve d’effets de contexte que pour éventuellement les réfuter. Ce pourrait être le lieu de réflexion sur les questions épistémologiques soulevées à l’époque, ou émergentes dans le sillage de 1968.

Les trajectoires

Centrées sur des itinéraires individuels, elles pourraient permettre de penser la construction des « figures de Mai-68 » dans le domaine des sciences de l’homme. Des témoins seront sollicités par le comité d’organisation.

Les pratiques

Il s’agit de s’intéresser au(x) rôle(s) des collectifs, à la disjonction entre pratiques traditionnelles et inventions (disciplinaires, sociales, etc.) ; il sera fait une place aux transformations des pratiques éditoriales (éditeurs, revues).

Les institutions

On mettra ici l’accent sur le conflit entre universités et organismes de recherche, et notamment sur la crise universitaire des années 70.

Le comité d’organisation

Il s’agit du colloque annuel de la Société française pour l’histoire des sciences de l’homme (SFHSH). Il aura lieu début septembre 2008.

Organisateurs : Bertrand Müller (université de Genève) et Olivier Orain (CNRS, Paris), avec le soutien de Nathalie Richard, présidente de la SFHSH.

Comité scientifique :

Loïc Blondiaux, professeur, sciences politiques, IEP de Lille
Marie-Luce Honeste, professeur, linguistique, université de Rennes II
Laurent Loty, maître de conférences, lettres, université de Rennes II
Gérard Mauger, directeur de recherches, sociologie, CNRS, Paris
Annick Ohayon, maître de conférences, psychologie, université Paris VIII
Philippe Poirier, professeur, histoire, université de Bourgogne
Bernard Pudal, professeur, histoire, université de Paris X Nanterre
Marie-Claire Robic, directrice de recherche, géographie, CNRS, Paris
Christian Topalov, directeur de recherches, sociologie, CNRS, Paris
Françoise Waquet, directrice de recherche, histoire, CNRS, Paris

 Les propositions de contribution

Elles sont à adresser d’ici le 15 octobre 2007 à Olivier Orain, 13 rue du Four, 75006 Paris (orainol@orange.fr) sous forme de lettre ou de mail. Elles ne devront pas dépasser les 2000 caractères. Le colloque se tiendra début septembre 2008.

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Esprit de mai

En ces temps inquiétants, je travaille sur un projet de Colloque consacré aux relations entre les événements de Mai-1968 et les développements des sciences de l'homme en France avant, pendant et surtout après... Il y a déjà trois ans, j'avais sorti ce projet de mon carton à chapeau. Il n'était question que de géographie et ce n'était qu'une pure virtualité, puisqu'il s'agissait de faire des suggestions pour mon avenir au CNRS...
Depuis le livre simpliste de Luc Ferry et Alain Renault, La Pensée 68 (1985), deux idées n'ont cessé de se répandre. Il y aurait une pensée issue de Mai, qui aurait des contours précis, et cette "pensée" serait particulièrement nuisible, parce qu'à l'origine de tous les déclins français. En tout état de cause, la droite a trouvé là un excellent bouc-émissaire : vague mais ciblé, efficace parce que simplifié, symbole de l'effervescence des intellos-bobos que la "vraie France" qui se lève tôt exècre...
Pourtant, toute la difficulté de l'exercice consiste à mesurer l'incidence d'un événement singulier sur des tendances sociales à moyen terme. Un bon structuralo-marxiste dirait que l'on cache le temps long des transformations socio-économiques sous l'écume d'une manifestation épiphénoménale et superstructurelle. Et il n'aurait sans doute pas tort, même si ça fait mauvais genre aujourd'hui d'être structuralo-marxiste.
S'agissant de sciences, le pari est encore plus risqué : on a d'un côté un épisode social, culturel, générationnel ; et de l'autre des disciplines qui ont chacune leur développement cognitif propre, leurs logiques évolutives... Nouer les deux ensemble est un pari risqué, parce qu'il nécessite de trouver des indices forts d'une incidence de l'épisode sur les praticiens et leurs réseaux, sans parler des effets d'antériorité ou de feed-back : l'événement nourri par les sciences de l'homme...
Pour ce qui est de la géographie, j'ai passé plusieurs mois de ma vie à relever des traces de lien entre l'effervescence de mai et ce qui s'est passé durant la décennie suivante en termes de révision épistémologique et de transformations disciplinaires. Mais s'arrêter à la géographie, c'était une fois encore s'enfermer dans un petit monde dont l'autonomie n'était pas certifiée. Et il n'y avait d'intérêt à prolonger le questionnement qu'en comparant avec ce qui s'était passé ailleurs.
A l'automne dernier, ma bonne fée a fait pression pour que je participe de près aux activités de la Société française pour l'histoire des sciences de l'homme (SFHSH). Comme elle sait se montrer convaincante, je me suis porté candidat et, en janvier, j'ai été élu. D'une certaine manière, c'était l'issue raisonnable d'un soutien qui remonte à 1991 (ma première adhésion) mais que, provincial, je n'avais pas transformé en une participation active. Les colloques et journées d'études de la SFHSH sont toujours excellents : les intervenants sont toujours de qualité, on ne s'ennuie pas, et on apprend énormément de choses. Les réunions du CA (j'en ai fait 2 déjà) sont un vrai bonheur : quand on a connu les réunions à l'université de Toulouse-le Mirail, ça fait du bien...
Ils ne savaient pas quel thème trouver pour leur colloque annuel de 2008. Mais c'est trop bête ! Comment ne pas y avoir pensé plus tôt ? J'avoue que faire un colloque pour les 40 ans des Evénements c'est presque gênant tellement ça coule de source. L'affaire s'est amorcée en février, elle se poursuit. Il faudrait qu'elle s'accélère. Nous sommes 3 permanents syndicaux : Bertrand Müller, Jean-Christophe Coffin et votre serviteur. Notre quatrième homme tarde à rejoindre le radeau. L'appel à communication est urgent. Je reparlerai de tout cela quand ce sera plus avancé.

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