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O. Orain, Le travail de Franck Auriac sur le vignoble languedocien (1992, 2003)

Le travail de Franck Auriac sur le vignoble languedocien

 

Le travail effectué par Franck Auriac sur le vignoble du Languedoc est inaugural d'un nouveau rapport de la géographie à l'objet « vignoble ». Pendant longtemps, la géographie viticole est demeurée le territoire réservé de monographes scrupuleux qui, de Roger Dion à Philippe Roudié, ont cherché à mettre en valeur la spécificité inaliénable de telle ou telle appellation, de tel ou tel cru. à plus d'un titre, cette géographie viticole incarne un classicisme géographique absolu par ses approches (histoire et analyse des conditions physiques), par ses objets (l'exploitation, le terroir, la « qualité ») et par un questionnement terriblement vague (qu'est-ce qui fait un vin : la terre ou les hommes ?). Très vite, la géographie viticole tend à déplacer son attention de l'ensemble régional (le vignoble) au produit (le vin) ; ce qui implique souvent beaucoup d'affect (on a fait sien un vignoble) et très peu de latitude critique. La géographie viticole est un acte d'amour, ce qui explique sa perspective forcément idiographique.

 

Les travaux de Franck Auriac introduisent une rupture décisive dans la prise en compte de l'objet « vignoble » par la géographie. Le vin cesse d'être l'enjeu et l'horizon de l'analyse, de sorte que l'on ne peut plus parler de « géographie viticole ». La rupture est surtout méthodologique : au lieu d'aller quêter une illusoire spécificité régionale, l'auteur postule un « vignoble-système, [c’est à dire un] vignoble explicable par une totalité qui l’organise, d’où le choix d’une méthode intégrative »[1]. Dans le cadre de l'analyse systémique, le choix du vignoble languedocien est présenté comme un « exemple » et une « étape de recherche ». La démarche est première, l'objet second.

 

Les quelques pages qui suivent sont une tentative pour mieux cerner l'approche systémique à l'oeuvre. Nous nous sommes essentiellement basés sur la contraction de la thèse d’État, parue chez Économica, sur quelques articles, et sur un schéma systémique disponible dans différents articles, de Franck Auriac ou de ses commentateurs (Daniel Loi notamment). Il est nécessaire de rappeler les réserves que l’auteur a faites à l’encontre de ce schéma, qualifié en 1984 de « formalisation simplifiée »[2]. Après avoir, dans un premier temps, examiné les tenants et les aboutissants de l'analyse du système économique « vignoble du Languedoc », il s’agit de comprendre le concept de système spatialisé et les notions connexes de spatialisation et spatialité. Bien souvent, la présente étude s'est heurtée au considérable mouvement d'auto-commentaire qui caractérise l'ouvrage de Franck Auriac : ce dernier est toujours le premier à expliciter, définir, dégager des perspectives méthodologiques; de sorte que ce travail ne pouvait être au mieux qu'une paraphrase de ce qui est dit par l'auteur lui-même.

 

Le construit systémique

Un système économique

L'analyse de Franck Auriac part d'une hypothèse déductive : « le vignoble est considéré comme une réponse systémique et acapitaliste aux forces économiques dominantes (...) ».[p. 13]. À partir de ce postulat, la présentation des travaux établit un construit systémique, c'est-à-dire tend à reconstituer (ou traduire) le système « vignoble » à partir de grilles propres à l'herméneutique systémique. Cette approche suppose un va-et-vient permanent entre le modèle proposé et un certain nombre de faits socio-économiques investis par l'analyse. Il nous semble toutefois que F. Auriac considère l'hypothèse systémique comme un existant plutôt que comme une simple grille pertinente. En somme, le système ne serait pas une représentation opératoire du réel mais un fait en quelque sorte méta-factuel. Nous ne pousserons pas plus avant cette supposition dans l'exposé présent, nous contentant de présenter l'intégration des faits dans la perspective systémique.

 

Hypothèse fondatrice, la systémicité du vignoble languedocien renvoie à un constat historique élaboré dans une perspective marxiste[3] : « le vignoble languedocien est une réponse contradictoire aux processus économiques dominants. En effet, il paraît résister depuis près d’un siècle à tout ce qui, logiquement, aurait dû le faire disparaître : production pléthorique et effondrement des prix, désinvestissement capitaliste, concurrence, volonté politique de le réduire, etc.» [p. 10]. La contradiction cadre français/vignoble languedocien est conçue comme une opposition entre un méta-système et son sous-système, qui se maintient du fait même de sa résistivité.

 

Une fois l'hypothèse émise, il s'agit de construire le système en dégageant son émergence dans l’histoire (ou diachronique) et son mode de fonctionnement. Tout système étant « un ensemble d’éléments en interaction » [p. 193], l'analyse a pour objet de cerner leur « assemblage », après les avoir isolés. Le plan de l'ouvrage mime, en quelque sorte, ce dégagement progressif des pièces du vignoble-système, saisies dans un faisceau d'interactions.

 

Le construit

Le vignoble ne devient système qu'à partir du moment où s'instaure la contradiction de finalité socio-économique entre le système global et le sous-ensemble « vignoble ». Jusqu'au début du XXe siècle, le vignoble languedocien s'est caractérisé par « un modèle d’évolution capitaliste », associant de vastes investissements urbains, une concentration progressive des exploitations et un fort développement de la « contradiction sociale » (c’est à dire de fortes tensions) au sein de l'ensemble social concerné par l'activité « viticulture ». La transformation de l'ensemble capitalistique « vignoble du Languedoc » en un système à fort degré d'autonomisation, dans lequel la contradiction sociale a été gommée et portée hors-système, est caractérisée par l'auteur comme « une phase historique unique et non-reproductible, où les éléments aléatoires jouent un rôle parfois important », soit la systémogénèse, incident fondateur du système.

 

La systémogénèse, telle que la conçoit Franck Auriac, suppose la combinaison circonstancielle de facteurs multiples qui, sous l'effet d'un catalyseur socio-économique, aboutit à l'intrication totale des éléments d'un ensemble en ce qui n'est plus simplement ensemble mais système. La figure reproduite ci-après rappelle clairement quels sont ces facteurs ou « structures en place », qui ont permis « l’apparition des éléments du futur système » : la tradition viticole de l'espace concerné, les capacités d'investissement du réseau urbain local et l'ouverture d'un marché national à la suite (notamment) du développement du réseau ferré. Toutefois, ces facteurs n'auraient produit qu'une « vague extension de la vigne » sur des bases capitalistes, si n'intervenait pas le facteur catalytique (systémogénétique) qui produit la contradiction : le vignoble a connu de gros problèmes de mévente dans les premières années du siècle, liés notamment à la concurrence du vignoble algérien. Cette crise, qui fut d'abord une succession de chute des cours, a culminé en 1907, année qui sert de repère pour dater la systémogénèse. Que se passe-t-il alors ? La contradiction sociale, jusque là interne aux acteurs sociaux du vignoble, est externalisée, dans un mouvement de revendication unissant l'ensemble des couches sociales contre le pouvoir national. Et F. Auriac de souligner l'infléchissement des cibles de la revendication viticole et « l’ambivalence du mouvement », qui associe dans un très large recrutement « des propriétaires, petits, moyens ou grands », des ouvriers, des négociants, donnant l'impression d'un « curieux amalgame » aux observateurs extérieurs (Jaurès entre autres). Et F. Auriac de conclure : « la dialectique contredit la structure dont la base économique reposait sur le capitalisme viticole spatialement structurant. 1907, date d’inversion, date systémogénétique, en rejetant la contradiction hors de la place, inaugure la création d’un système socio-économique spatialisé pour lequel toute l'énergie consistera à assurer la survie face aux crises chroniques.» [p. 73].

 

L'élément de base du système est certainement l'exploitation agricole. L'ensemble des exploitations constitue le premier « niveau syntagmatique » (c’est à dire qu’elles constituent le réseau des éléments « de base ») du système, ou encore sa trame, terme qui désigne la disposition des éléments du système les uns par rapport aux autres. Toutefois, la définition des éléments de base n'a pas été limitée aux seules exploitations : il n'y a pas homogénéité absolue des « pièces » constitutives du premier niveau syntagmatique du système. Sur le schéma synthétique reproduit ci-après,

« on voit qu’il y a un certain nombre d’éléments, trois types d’exploitation (exploitations moyennes, exploitations capitalistes, petites exploitations à temps partiel) ; les villes de la région, source de capital et d’emplois, et les coopératives. Entre ces éléments, des flux de main d'œuvre et de travail, de services, et aussi des rapports de force peuvent être distingués. L'ensemble des flux partant et/ou arrivant à un élément assure la pérennité de celui-ci malgré les conditions adverses. Ainsi, par exemple, la micro-exploitation se maintient en partie grâce aux emplois offerts par les grandes exploitations et par le marché urbain, et aux services rendus par les coopératives. Réciproquement, la force de travail excédentaire des micro-exploitations assure les compléments nécessaires aux grandes exploitations, et permet aux coopératives de s'assurer un volume d'activité suffisant. » [4]

Franck Auriac, le système du vignoble languedocien
Schéma du "système du vignoble languedocien" dans Auriac et Durand-Dastès (1981)

 

Voici caractérisés par F. Auriac et F. Durand-Dastès les éléments constitutifs du système. Il est important de souligner que les rapports de causalité impliqués par le construit systémique diffèrent profondément de ce que l'on pourrait appeler la causalité classique : « la chaîne cause - effet est sur un support de durée, l’une précédant l’autre. Il convient de rompre cette superposition et de bien voir qu’il n’y a nullement idée d’antécédence, donc de temps, dans la causalité systémique. Durée et causalité sont dissociés. » [p. 194]. D. Loi[5] a aussi pu définir la causalité systémique à l'œuvre ici comme une « causalité à flux entre des objets », par opposition à la « causalité linéaire », encore utilisée pour rendre compte de la mise en place des facteurs ayant permis la systémogénèse. La causalité systémique est circulaire et s'appréhende à travers des interrelations (synchroniques) et des interactions (diachroniques).

 

Finalité

Le vignoble-système est orienté dans une perspective que Franck Auriac définit comme « approfondissement de la contradiction entre méta-système et micro-système viticole ». Que faut-il entendre par là ? Le vignoble-système s'étant constitué comme tel par réaction à la logique libérale du marché du vin en France, on conçoit que son horizon premier, à l'encontre du méta-système français, est le maintien de prix stables. Dans le chapitre intitulé « finalité », l'auteur montre que la marginalisation des metteurs en marché traditionnels (négoce « capitaliste ») va de pair avec un consensus d'action revendicative des diverse couches sociales du vignoble. « La défense acharnée des prix du vin » fédère les initiatives de revendication sociale, dirigées contre des instances extérieures au vignoble-système : l’État français dès 1907, puis « Bruxelles », à partir des années 1970. F. Auriac parle de « quasi-intentionnalité » pour désigner le faisceau d'intérêts convergents à l'origine de la contradiction sociale, créatrice du vignoble-système. Cette quasi-intentionnalité est donnée comme le moteur du système, comme sa finalité, principe qui n'est « ni interne, ni général, ni métaphysique » : la finalité du sous-système n'a de sens que dans la relation au méta-système et dans une perspective précise (la reproduction de la contradiction). Outre les phénomènes revendicatifs, le système a recours à des agents qui ont un pouvoir de stabilisation (maintien des prix) et participent de la contradiction. Ainsi les caves coopératives.

 

Fonction holonique

Les caves coopératives ont une place spécifique dans le système échafaudé ou repéré (c'est selon) par Franck Auriac : élément hiérarchique structurant, elles ont pour fonction de minimiser l'entropie (c’est-à-dire le désordre, ou la désagrégation sociale) dans le système en endossant un rôle organisateur. L'auteur souligne qu'elles sont nées d'un idéal socialiste, « objectif réel d’autonomie par la solidarité et la complémentarité des producteurs » [p. 111]. Toutefois, la perspective systémique laisse entendre qu'il y a eu plus ou moins subversion de cet objectif. « [La coopérative vinicole] minimise l'entropie du vignoble-système, qui serait maximale si tous les viticulteurs vinifiaient et commercialisaient individuellement.» [p. 109]. Les coopératives sont devenues des agents de production agricole et de commercialisation, dont le maillage serré, couvrant la totalité de l'espace viticole, est manifestation de leur pertinence au sein du système.

Là est la fonction holonique des coopératives : du fait de leur position hiérarchique, elles incarnent l'élément stabilisateur (organisateur) du système. Elles participent de son équilibre homéostatique. Par ailleurs, elles sont une forme de polarisation interne au système.

 

Auto-reproduction

« L’auto-reproduction d’un système, c’est la mobilisation, en permanence, de toutes les ressources internes. [...] L’auto-reproduction, assurant l’existence ou la survie, se développe sur le front de la contradiction principale » [p. 141]. Dernier concept systémique fondateur, l'auto-reproduction désigne l'ensemble des mécanismes par lesquels le système viticole assure son maintien face au système englobant. Concrètement, le principe renvoie à un certain nombre de succès du vignoble-système : il a détourné à son profit le système d'irrigation du Bas-Languedoc qui devait favoriser la conversion des parcelles viticoles en parcelles arboricoles (40% des terres viticoles étaient irriguées en 1982 !), il résiste aux politiques d'arrachage tout en captant les primes qui y sont associées, il sait introduire des cépages nouveaux pour effectuer sa reconversion qualitative, etc. L'auto-reproduction permet de configurer les stratégies permettant au vignoble-système de maintenir son équilibre homéostatique, tout en donnant l'impression extérieure de mutations qui le condamnent.

L'auto-reproduction renvoie également à des faits de redistribution spatiale : « remontée » de la vigne sur les coteaux, définition d'appellations locales et tout ce qu'Auriac désigne comme « redistribution des places ». D'où la nécessité de réintroduire l'espace...

 

Un système spatialisé

Jusqu'à présent, nous n'avons envisagé le vignoble-système que dans une perspective socio-économique. Pourtant, la contribution théorique majeure de Franck Auriac est sans doute d'avoir réussi à préciser ce qui relevait du spatial, et notamment d'avoir réussi à montrer que l'espace avait une fonction systémique décisive dans le cas étudié. Les analyses proprement géographiques sont sans doute la part la plus complexe et la plus délicate d'un travail globalement très exigeant. La précaution majeure que prend l'auteur est de rappeler le caractère second de l'espace, toujours produit, jamais premier[6]. C'est pourquoi il est question de système spatialisé et non de système spatial. Trois modalités spatiales décisives impatronisent l'espace comme enjeu majeur du vignoble-système : ce que F. Auriac appelle « spatialisation », « potentialisation spatiale » et « spatialité ».

 

Spatialisation

Originellement, la spatialisation du vignoble-système se donne dans la prise de conscience, par l'ensemble des couches sociales concernées, d'une dimension régionale du mouvement revendicatif. Cette affirmation régional<ist>e, ancrée dans des repères culturels, procède du mécanisme systémique : affirmer les liens régionaux contre l’État national et le négoce va de pair avec la minoration des contradictions sociales internes à la région.

Parler de spatialisation du système permet aussi d’insister sur le fait que l'espace produit n'est pas simplement un espace-support, mais qu'« il a ses propres champs de force, [...] ses propres déterminismes, que la spatialisation véhicule dans tout le système » [p. 185]. En somme, il faudrait entendre par là que la pertinence de l'espace, comme paramètre systémique, ne se réduit pas à l'inscription spatiale de phénomènes sociaux. L'espace posséderait des caractéristiques propres, non neutres quant à la (re)-production du système, l’érigeant en enjeu (en protagoniste ?) de cette dernière. La spatialisation du système implique une relation dialectique entre le système et son espace produit : l'espace produit réalise une potentialisation spatiale du système, soit l'ensemble des faits spatiaux inhérents au mécanisme systémique ; par retour, l'espace intervient comme facteur systémique, qui contribue à l'auto-reproduction du système : c'est la spatialité.

 

Potentialisation spatiale

Le fait majeur de la potentialisation spatiale est l'affirmation d'un « effet de centralité », étudié par notre auteur dans le premier chapitre : le vignoble-système est muni d'un « cœur de haute viticolité » biterro-narbonnais, au-delà duquel le pouvoir structurant du vignoble décroît progressivement. On retrouve là un modèle gravitaire, avec ceci de particulier que les mouvements de diffusion de la « nouveauté » (caractéristique décisive de l'auto-reproduction) se font ici toujours de manière centripète, de la périphérie vers le centre du système spatialisé. F. Auriac donne pour exemple la diffusion du mouvement coopératif. On pourrait constater le même phénomène, s'agissant de la diffusion des cépages de qualité. L'explication donnée à ce phénomène d'internalisation est que l'entropie (ou désordre) propre à toute innovation est plus facilement contenue lorsqu'elle se développe en position marginale. Les deux cartes reproduites ci-après matérialisent cette organisation de type centre-périphérie. Pour obtenir ce résultat, Franck Auriac a développé un ensemble d’analyses multivariées, combinant analyse factorielle des correspondances et classification multivariée — dont la figure 1.3 est le résultat « direct » et la figure 1.4 l’interprétation globale en schèmes d’analyse spatiale.

Outre la production de cet espace à fort effet de centralité, le système, de par son organisation hiérarchique, crée des discontinuités spatiales secondaires. Celles-ci se manifestent par une micro-polarisation, induite par les caves coopératives ou, à un niveau supérieur, par les groupements de producteurs. Inversement, cette potentialisation sous forme de micro-polarisation facilite une minimisation des coûts d'acheminement des récoltes, et par là-même contribue à la réduction de l'entropie dans le système. Les caractéristiques spatiales entretiennent la dynamique systémique.

 

Spatialité

« La spatialité s’affirme chaque fois que le système, hiérarchisé et structuré, fait appel aux flux spatiaux pour réédifier son équilibre, chaque fois qu’aux agressions externes qui le mettent en danger il doit répondre par une stratégie de redéploiement de ses forces.» [p. 178]. La spatialité dérive des avantages de la proximité : la minimisation des distances signifie non seulement la réduction des coûts, mais aussi une plus grande cohésion entre les éléments de la trame. À titre d'exemple, F. Auriac étudie la relation ville-vignoble qui « par essence spatiale, est d’un splendide intérêt heuristique » [p. 179].

 

Avant la systémogénèse, la ville porteuse de capitaux a joué un rôle décisif dans l'édification du vignoble capitaliste. C'est elle qui a permis une extension suffisante du vignoble pour que des phénomènes de continuité spatiale interviennent dans la systémogénèse. Dans le contexte du vignoble-système, F. Auriac suggère une inversion du rapport ville/vignoble, qui en quelque sorte tourne à l'avantage de ce dernier, « qui dispose de [la ville] pour se reproduire ». Les flux de capitaux ont cédé la place à des flux de travail, au regard desquels les villes font figure de réservoirs de main-d'œuvre occasionnelle pour le vignoble. La relation de proximité est ici déterminante, qui montre bien le rôle de l'espace (comme distribution) dans la reproduction du système. La relation proxémique (= de proximité) n'est pas mono-fonctionnelle : on pourrait aussi insister sur l'usage que le vignoble fait de la péri-urbanisation[7].

 

Toutefois, il convient de noter qu'après avoir joué un rôle décisif dans la coalescence spatiale du vignoble, le réseau urbain, en relation proxémique très localisée avec les campagnes, ne joue plus qu'un rôle périphérique de participation aux « adaptations spatiales systémiques ».

 

Conclusion

Parmi les nombreux auteurs « systémistes » qu’a connus la géographie humaine française dans les années 1970-1980, Franck Auriac est sans doute celui qui est allé le plus loin dans la « voie heuristique » ou « compréhensive », proposée par la TSG et ses interprètes intellectuels français (Edgar Morin, Yves Barel) de l’époque. Son travail manifeste une rigueur conceptuelle et une créativité dans le transfert de la grille systémique à l’objet « vignoble » tout à fait remarquables. Il combine le systémisme avec des perspectives marxistes hétérodoxes (pour l’époque) tout à fait stimulantes. Ses réflexions sur l’espace produit, manifestement peu examinées à l’époque, méritent qu’on les réévalue. Elles ont l’inconvénient de prendre à rebours la tradition centrale de la théorie spatiale française (telle qu’incarnée par Philippe Pinchemel et Roger Brunet). Le propos est certes plus intellectualiste : il évacue la question de la matérialité et de la réalité existentielle des objets géographiques au nom de l’effort de construction intellectuelle.

 

En revanche, on pourrait regretter que Franck Auriac ait abandonné son objet ultérieurement et ne l’ait pas réexaminé lorsque les appellations d’origine contrôlée se sont multipliées dans la région languedocienne : ont-elles sonné le glas du « vignoble-système » tel qu’il l’avait décrit ? Peut-on encore envisager la viticulture de cette région comme une réponse a-capitaliste ? D’un certain point de vue, le lecteur d’aujourd’hui est un peu gêné par l’aspect figé du vignoble-système tel qu’il a été décrit. Les apports conceptuels postérieurs, formalisant des systèmes « dynamiques », « évolutifs », pourraient-ils apporter un surcroît d’intelligibilité à cet objet, ou aider à penser les évolutions contemporaines ? Cela n’a rien de certain. En tout état de cause, la théorie comme le référentiel empirique ont largement évolué depuis 1982, mais notre auteur s’est tourné vers d’autres préoccupations et d’autres objets.

 

D'un point de vue strictement métaphysique, demeure pour nous une interrogation lancinante. Jusqu’aux dernières lignes de l’ouvrage se perpétue une ambiguïté quant au statut de l’approche systémique pour l’auteur : est-elle la révélation d'un système qui existerait en tant que tel (qui serait en quelque sorte lui-même un « fait » au-delà des faits) ou est-elle seulement une grille d’analyse et d'organisation des « faits » à fort pouvoir heuristique et herméneutique ? Nos convictions personnelles nous feraient plutôt adhérer à la seconde position, considérant que l'approche systémique est, pour les sciences sociales, un remarquable langage qui donne des contours à une réalité en soi floue, fuyante et fugitive. Mais comment le démontrer ?

 

Notes

[1] Système économique et espace, Paris, Économica, 1983, p. 8.

[2] F. Auriac, « Pertinence de certains concepts de l’analyse de système en géographie », dans Yves Guermond, dir., Analyse de système en géographie, Presses universitaires de Lyon, 1984, p. 312.

[3] Je ne développerai pas ici cette caractérisation : ce serait ouvrir un abîme de questions nouvelles, bien souvent irréductibles à la perspective de ce compte-rendu. Le thème de la contradiction socio-économique et la référence aux rapports de classe, comme perspective de l'analyse sociale, renvoient à un horizon marxiste, même si les thèses développées par Franck Auriac sont parfois hétérodoxes, au regard d'une vulgate rigide et stéréotypée.

[4] Extrait de Franck Auriac & François Durand-Dastès, « Réflexions sur quelques développements récents de l'analyse de systèmes dans la géographie française », Brouillons Dupont, 1981, p. 72 et 74.

[5] Dans l'article : « Sur quelques rapports entre causalité et analyse de système » dans Analyse de système en géographie, P.U. de Lyon, 1984, op. cit.

[6] « On ne peut assigner à [l’espace] un rôle premier, car ce sont les relations d’ordre économico-social qui, dans leur combinaison systémique, provoquent son émergence » [p. 7].

[7] Dans le premier chapitre, l'auteur met en évidence le  maintien de la vigne aux abords des villes où, « friche sociale parfaite », la vigne est la meilleure solution d'immobilisation de la terre en attendant une revente spéculative.

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