Overblog
Editer la page Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

F. Auriac, "Le pays-territoire", dans Groupe Dupont, Géopoint 82, Les territoires de la vie quotidienne, Avignon, 1982, p. 123-129.

 

Le pays-territoire *

par Franck Auriac**

 

La réflexion proposée ici a dérivé d'une idée première, il y a quelques mois, lorsque territoire et quotidienneté ont séduit les initiateurs de Géopoint. Il me semblait que proposer pays permettait un arrimage à la géographie. Je ne pouvais que soupçonner qu’il y aurait plus de territoire que de quotidien à mettre en œuvre. Encore fallait-il s'en convaincre et explorer les chemins qui y conduisaient. Pas à pas, le pays des géographes, lointain acquis de la géographie du début du siècle, se décomposait, s'effilochait. Que faire du « pays » des sociologues, fait social plus que cadre naturel ou structure d'organisation spatiale ? De l'un à l’autre, quelques passerelles peuvent être indiquées. Elles n’ont aucune autre prétention que de rendre compte de quelques repères et jalons perçus au gré des lectures personnelles. Derrière l’archétype du pays des géographes, se cache peut-être tout un jeu relationnel complexe d'identification - appropriation, entre les hommes et les lieux autant qu'entre les hommes eux-mêmes. Quelques concepts, au premier chef ceux d'identité et de territorialité, et toute une suite de notions foisonnantes depuis que la crise que nous vivons réactive des valeurs rémanentes ou produit des valeurs nouvelles qui magnifient le terroir, le « local », seront mobilisés. Pour les mêmes raisons, les enjeux sociaux, économiques et surtout politiques se précisent. Entre patrimoine et capital, le pays oscille selon la valeur d'usage. Je ne cacherai pas, qu'en arrière-plan, est toujours présent un vif débat intra-occitan. [19]

I Le pays : de l'archétype géographique aux processus relationnels d'identification-appropriation

L’archétype du pays géographique s'est profilé au début du siècle avec L. Gallois bien sûr[1], mais aussi au travers des travaux des grands maîtres — grandes thèses d'alors : la Flandre de R Blanchard[2], la Picardie d'A. Demangeon[3]. Une des finalités, non des moindres, c'est de détecter, à l’intérieur du champ géographique étudié, des combinaisons ou sous-ensembles particuliers, voire si possible à découper l’espace en pays ou individualités. Découpage ou individualités ? La finalité est ambiguë. Flandre maritime et Flandre intérieure relèvent autant d'une différence organique (Flandre intérieure d’agriculture pauvre, d’industries rurales complémentaires, pour une population qui doit souvent migrer, Flandre maritime de riches polders agricoles, moins peuplée) que d’une stricte partition. À la recherche des « dénominations territoriales » s’appliquant à un « aspect réel et permanent de la nature et de la vie », Demangeon en trouve bien peu dans sa Picardie et constate que si des pays s'identifient, ils laissent entre eux des « intervalles impersonnels ». Ce constat est bien mis en lumière par ceux qui, aujourd’hui en géographie, essaient de reconstituer la genèse et les principes de découpage des espaces ruraux français[4]. Ils constatent que le « pays » est aussi « une unité de vie gravitant autour d’un petit [20] centre », bien que « pendant quelques décennies, cette notion a été reléguée au second plan des préoccupations », notion qui cependant s'affirmerait depuis quelques années.

En fait, cette entité géographique, rarement clairement affirmée, tantôt unité naturelle ou agricole, tantôt sous-région, tantôt tombée urbaine, se déforme au gré des changements de perspective géographique. De l’idéologie agrarienne prégnante du début du siècle au constat des déterminants urbains dans l’organisation de l’espace, des modes et perspectives sans cesse redéployées d'une géographie dite générale, censée instruire les principes des découpages spatiaux, il reste de multiples acceptions possibles du mot pays dont les fréquents guillemets qui l’encadrent marquent bien l'hésitation. R Ferras[5] rappellera la permanence de la notion de pays à travers les découpages administratifs historiques, dira où se situe le pays dans le lent processus historique qui conduit à la nation puis à l'État, dans une double démarche ascendante et descendante. Il dira aussi comment s'affirment et s'articulent les réflexions sur le pays au travers des contributions que nous avons reçues. C'est une manière aussi de « faire le point ». Mais ici, il n’est question que de baliser quelques axes d’approche de pays et de voir les dénominateurs communs, les recoupements, les invariants, peut-être aussi tenter d'expliciter une part de l'implicite. L’archétype de pays nous intéresse, non pas tellement par le modèle qui pourrait en naître, recherche bien vaine semble-t-il, que par les principes sous-jacents qui s'imposent, que par les voies qui identifient, sinon l’objet pays, du moins les processus sociaux concernés.

Il est commode de partir d'une typologie des pays classiques comme celle que propose P. Flatrès[6] et de reprendre les questions qu’il soulève. D'un côté, les pays se réfèrent « à un certain milieu physique ou à un certain type de [21] mise en valeur agraire », pays désignés parfois par un type de sol (Brie, Santerre) ou un type de paysage (Champagne). D’un autre, les pays hérités, les « pagus » du haut Moyen-Âge « qui ont correspondu à cette époque à de véritables circonscriptions administratives, formées autour d'un centre, « cité », bourg ou château, dont le plus souvent le nom a fourni la racine de leur appellation » (exemples : Bessin de Bayeux, Roumois de Rouen.). Les pays bretons, toujours selon P. Flatrès, entreraient dans une troisième catégorie hétérogène par l'échelle, héritée soit des anciens évêchés, soit d'unités plus petites et antérieures, celles des missionnaires celtiques.

Ainsi donc, un pôle, une petite ville ne sont pas étrangers à la genèse des pays, bien au contraire. Ils incarnent un lieu de commandement, d'appartenance, d'appropriation. Autrement dit, ce qu'il convient de souligner, c'est ici plus la territorialité comme principe d'identification d'un pays que l'échelle, la forme et la nature du pouvoir, la territorialité étant prise au sens d'emprise, voire de bornage, d'une partie de l'espace à la faveur d'une conquête ou d'une appropriation : de l'espace de mission à celui du pouvoir politique, toute la gamme des territorialités est en jeu.

L'étude précitée souligne bien le symétrique de la domination territoriale qu'est le sentiment d'appartenance, même si ce sentiment, « très inégal, parfois nul, est localement très vivace » : conscience d'appartenance soit aux anciens diocèses « qui peut rappeler des faits de conscience ethnique » — ici l’on voit poindre l'extraordinaire écho lointain des ethnies celtes ou gauloises — ; sentiment de colonisation ; sentiment d'appartenance à une aire économique (berceau de la race bovine et Cotentin ; cidre, calvados et fromage pour le pays d'Auge). Avec en plus les subtiles substitutions qui s'opèrent, certaines bien fragiles d'ailleurs : référence à l'élevage à propos du Cotentin pour lequel « seuls des érudits savent que c'est l'ancien évêché de Coutances ». Tous les glissements de sens de l'appartenance sont possibles et permis, de l'histoire qui met en jeu la mémoire collective, au [22] présent qui peut structurer un espace économique bien différencié, très souvent bien typé. La voie de passage, via le paysage, est naturellement ouverte vers ce qui fut pour les géographes naturalistes la meilleure identification du pays par les conditions naturelles et la mise en valeur rurale. Car l’appartenance est un effet multiforme d’identification anthropologique. Territorialité et appartenance ne sont que les formes et les processus d'un même mouvement d'appropriation, fait relationnel premier de l'homme à l'étendue, l'espace ou le territoire, fait de reconnaissance qui, bien sûr, ne passe pas forcément par les mêmes repères. Nommer un pays, c’est le personnifier, le délimiter, c’est l’accaparer. S’étonnera-t-on dès lors des résultats contradictoires, insatisfaisants, conflictuels, sur lesquels achoppent les géographes tentant de reproduire l’archétype pays — spécificité de combinaisons et espace micro-polarisé — sur l'ensemble des espaces, par cette redoutable manie de la partition dite cartographique qui relève plus de l'inconsciente horreur du vide que d'une finalité nécessaire ? M. Le Lannou a sans doute raison de décrire la Bretagne comme une « pâte amorphe, sans cristallisations », sans « assemblages de complémentarités » comme le souligne G. Le Guen[7] qui pourtant s'étonne : « point de pays donc ! Et pourtant les noms de pays sont légion » et rappelle qu'ils sont le fait de réminiscences féodales, d'anciennes divisions religieuses, de subdivisions ethniques, de descriptions de géologues et géographes.

L'intérêt de cette même étude est de souligner aussi qu'aujourd'hui le pays est unité d'action où se dessinent en sous-jacence deux mouvements concomitants : l’un « de caractère assez spontané à l’origine, d’essence associative, se traduit par l'apparition successive d'une série de comités de pays », l’autre apparu avec les comités (de coordination, d'étude) suscités par la politique de rénovation rurale. [23]

Une nouvelle appropriation est née qui à son tour nourrit l'archétype des pays d’un contenu socio-économique susceptible de bien moduler l'aménagement du territoire. Ainsi, pour le CELIB, le pays c'est « une zone géographique dans laquelle la quasi-totalité des hommes exercent à la fois leur fonction d'habitants, de producteurs et de consommateurs... l’équivalent, à l'ère de l'automobile de ce qu'était la commune quand on se déplaçait à pied »[8]. L'identification organisationnelle du pays porte en elle toute l'idéologie et la terminologie propres à l'aménagement du territoire, thème moderne s'il en est. D'une certaine manière, cette approche du pays, outre la fonctionnalité (aire de flux), retrouve la permanence d’un pôle urbain nécessaire, d'une complémentarité ville-campagne qui relève de l’archétype. Ceci étant, cette cellule que l'on veut fonctionnelle, où l'on croit pouvoir réguler convenablement la vie quotidienne des habitants, risque de ne se définir qu'à partir des relations tangibles et apparentes et ignorer finalement le sentiment d'appartenance à une communauté. Sans doute conserve-t-on soigneusement le nom traditionnel quand il existe, mais les limites proposées infirment cette reconnaissance. Pour G. Le Guen, « les divisions de l'espace breton proposées depuis peu sous le nom de pays apparaissent davantage comme de nouveaux cadres administratifs, définis par un pouvoir régional, que comme d’évidentes régions géographiques dont l'originalité tiendrait à une intime et unique combinaison de la nature et de l'histoire ». Selon lui, la contribution des géographes locaux (non sollicitée) aurait permis d’éviter de telles erreurs, encore qu’il rappelle bien « les fréquentes références à la géographie » que le modèle d’aménagement contient, car, dit-il finalement, auraient été mis en évidence, à côté des espaces polarisés souhaités par le responsable de l'aménagement, des espaces largement dépourvus de foyers d'animation, sous-peuplés et sous équipés... où un sentiment de [24] révolte ranime périodiquement le sentiment d’appartenir à un pays ». Peut-on insister sur deux remarques à propos de ces réflexions sur les pays bretons ? D'abord la référence à la géographie est bien celle de l'archétype dont il est question ici, et la géographie a bel et bien construit pas à pas une référence modèle : le pays construit du CELIB s'y rattache à n’en pas douter. Et c'est également vrai que cet archétype voulait transcender une hétérogénéité montrée à plaisir dans chaque objet-pays (l’unique, le spécifique, le non reproductible) par les mêmes géographes. Par ailleurs, l'oubli du sentiment d'appartenance, plus précisément du sentiment de révolte, contribue à montrer qu'en fait, l'archétype géographique, micro-reproduction d'un principe ville-campagne organisateur de l’espace à toutes les échelles, occulte toute une partie de la relation de l'homme au territoire au seul profit des flux de déplacement, du dispositif ruralo-urbain dans sa matérialité cartographiable. Il convient bien entendu, comme G. Le Guen ose l'espérer, qu’un « localisme » du géographe puisse favoriser le redéploiement de toute la richesse de ce fait relationnel. Trop souvent a-t-on voulu édifier un objet plutôt qu'analyser un processus.

C’est vrai aussi que l'archétype du pays a pu parfois curieusement détourner l’anthropologisme consubstantiel à la relation de l'homme au territoire, au point que le pays a pu être personnifié. La tradition régionaliste de la géographie française y a, cause et effet, poussé. Ce serait plus qu'un jeu amusant de rassembler dans la littérature géographique toutes les connotations qui vont dans ce sens. Elles ont pu, à l’occasion, se manifester de façon éclatante. C'est de cette manière que P. Foncin[9] ayant fait sien le massif des Maures où il fonde sa résidence, décrit et analyse « son » pays. On a [25] pu montrer à son propos[10] comment la tradition littéraire du géographe formé aux belles lettres alliée à l’idéologie agrarienne et nationaliste du temps, pouvait déboucher aussi sur l'anthropomorphisme dans le vocabulaire utilisé. Autant dans l'introduction que dans la conclusion, la personnification est frappante. Le massif des Maures « trapu », « conserve une majesté farouche », « il étonne, il impose par sa hauteur relative et par sa masse ; en même temps, il inquiète par l’austérité de sa couleur ». « Que faut-il pour régénérer ce pays » s'interroge P. Foncin qui répond : « d'abord le constituer, c'est-à-dire le séparer administrativement de ce qui n'est pas lui et lui restituer ses limites naturelles, afin qu'il prenne conscience de son unité et de sa vie propre ». Cette unicité d’« être », qui par la personnification colle tout à fait à l’objet-pays se complète, ce n’est pas surprenant, par la recherche de l’autre attribut indispensable à cette constitution en pays : « le pouvoir d'une capitale qui serait Fréjus-Saint Raphaël, avec deux centres secondaires qui seraient Cogolin-Saint Tropez pour les Maures, Agay pour l'Estérel ». Ce mélange d'appropriation affective, de personnification de l'objet étudié, même condensées comme c'est le cas pour les Maures et l'Estérel de P. Foncin, n’a-t-il pas été, partiellement, un des ressorts ou un des aboutissements de bon nombre d'études régionales, au point que toute une déontologie professionnelle de la géographie universitaire consistait à attribuer à quelqu'un et à lui seul une partie de l'espace géographique ?

En fait, derrière la complexe et multiforme relation de l'homme au territoire, ce sont tous les processus d'identité qui se mobilisent et pour l'analyse desquels le géographe n'est pas bien armé. Cette identité peut être médiatisée de diverses façons mais en général, on ne fait que la constater, et non la mesurer, par quelques indices. De plus, il s'agit d'une identité par un lieu. Souvent cette identité va de soi, [26] toujours fortement ressentie hors du pays, quand il y a déracinement. Elle s'affirme donc plus par négativité ou différence, plus par rapport à l’étranger que par similitude avec quiconque. Une enquête auprès de 40 ménages de Limoges venus de la région parisienne, fait apparaître une très belle part au retour au pays[11] et il arrive incidemment qu'une notation apparemment mineure fait éclater sans détour et sans longue explication la raison pour laquelle une implantation en Limousin pour fuir Paris ne satisfait pas : « On est du Cantal, on n'est pas d'ici ». L’identité ne transige pas, elle s’impose d'elle-même. Mais qui sait à quelles motivations culturelles elle correspond ? Le culturel n'est-il pas trop souvent un mot refuge de l’inexpliqué, du flou, de l'indécis. C’est peut-être aussi ce qui relève de l'indicible et de l’invisible. Une autre difficulté de l’identité tient aux groupes sociaux concernées [sic]. Il y a été fait allusion à propos du Cotentin. On sait aussi que « changement de résidence d'un canton à un autre est pour certaines classes sociales un franchissement aussi décisif que pour d'autres un changement de région »[12].

Le déracinement n'est pas à même distance. Il est clair qu’il n’est pas vécu de la même manière par un cadre ou un ouvrier, ou selon le degré d'instruction ou de formation. Mêmes difficultés aussi pour aborder le vécu, plus que le perçu d'ailleurs, comme approche géographique nouvelle. Dire et raconter tient lieu d'expression du vécu plus que toute autre tentative de formalisation. C'est ce que les travaux d'A. Frémont[13] montrent bien. « Place vide, routes désertes, inscriptions étranges. Dans cette promenade de retour, j'ai l’impression de prendre Bény à revers. J’arrive à Bény et je viens de Caen. Les mots doivent prendre tout leur sens. J'observe. Et tout s’ordonne, selon moi. Ce « par-derrière » et cet « adossé », ce « nord » [27] et ce « sud », cette opposition des hauteurs du « synclinal bocain » et du bassin de Vire, ce bourg et ces rues étrangement vides constituent un univers que je m'approprie à mesure que je le redécouvre ». Ce qu'il dit de la région[14] paraît encore plus pertinent pour le pays : « De l'homme à la région et de la région à l'homme, les transparences de la rationalité sont troublées par les inerties des habitudes, les pulsions de l'affectivité, les conditionnements de la culture, les fantasmes de l'inconscient » ; « la région, si elle existe, est un espace vécu », « vue, perçue, ressentie, aimée ou rejetée, modelée par les hommes et projetant sur eux des images qui les modèlent », « c'est un réfléchi ». Et c’est bien plus nettement à pays qu’on doit songer en relisant ceci : « entre ciel et terre, ne serait-il pas aussi un peu, pour vivre ou pour mieux vivre, une utopie ? ». Dans le vécu de l'espace, il y a toute la charge de vie, du biologique à l'imaginaire. Pays cadre de vie consacre au-delà de la fonctionnalité, cette relation personnelle de l'homme aux lieux.

On peut objecter justement que c'est faire peu de cas du fonctionnel. Et il est vrai qu'on peut encore concevoir le pays comme un micro-système socio-économique. L'archétype n’est pas mort[15]. On remarquera cependant que les régulations souhaitables sont celles de l’emploi — « Vivre et travailler au pays » ou mieux « Vivre, travailler et décider au pays » — mais ne peuvent plus être celles de l'économie dite moderne : par exemple, même pour l'agriculture, cette échelle n'est plus acceptable, tellement les aires d'approvisionnement comme celles des marchés sont d'une grande étendue. Les contrats de pays ont pour objectif l'équipement, l'animation, la création d'organismes pluricommunaux de gestion d'un patrimoine. Au mieux favorisera-t-on la promotion des produits locaux ou la [28] recherche de revenus complémentaires de l’agriculture. Autrement dit (et cela est bien signe d'un réajustement des valeurs socio-économiques), à terme plus ou moins lointain ou explicite, une agriculture alternative redeviendrait paysanne, la quête d'autres revenus signifierait une nouvelle conception du travail. Et c'est bien encore dans le cadre de pays que les relations ville-campagne, à condition que la ville n'ait pas grossi au point d'asseoir sa domination plutôt dans un réseau inter-urbain, reste le fait essentiel des complémentarités et solidarités. Peut-être cadre privilégié de l'imagination, de l’invention de nouveaux équilibres que la crise de société actuelle demande.

Le pays cadre de vie exige qu'on aille maintenant rapidement explorer les contenus, les notions et les concepts qui dans l'ensemble des sciences sociales peuvent conduire directement ou indirectement à pays. Appartenance-appropriation-identité, quotidienneté, territorialité : qu'en dit-on d'une manière moins géographisée ?

 

II Identité et territorialité : paradigme de la localité et théorie sociale

L'analyse des réseaux identitaires pose de redoutables problèmes aux géographes. D’abord parce qu'ils ne peuvent être conçus qu'à partir de fines enquêtes et études de caractère psychologique. Ensuite parce qu'il n'est pas dit qu'il y ait comparabilité et formalisme susceptibles de dresser une grille de lecture généralisable. Cela pour deux raisons : le moyen d'identification porte en lui sa propre spécificité car le pays est forcément différent, spécifique, entité culturelle ou naturelle, économique ou administrative... ; l'identité est soit celle de l'individu, soit celle d'une collectivité-communauté. Et dans ce dernier cas, il convient de bien comprendre selon quel type d'agrégation est supposée, perçue ou construite cette communauté. L'identité est-elle la même selon les catégories sociales, selon les groupes sociaux ? Quelles [29] relations entretiennent les unités sociales élémentaires entre elles et lesquelles convergent vers une identité par le pays. Pouvoir, conflit, collaboration, compromis, consensus, voire unanimisme, sont autant de notions à approfondir, à tester à cette échelle, et les relations qui en naissent sont d'une grande complexité. Quelques jalons sont possibles provenant d'une thématique plaidant pour une théorie de la localité[16].

Pour cela un rapide parcours des travaux de recherche réalisés dans le cadre de l'A.T.P. du Changement Social et Culturel fait apparaître quelques orientations décisives dont le transfert à l'échelle du pays est partiellement plausible. Sociabilité, socialité, réseaux, territorialité, solidarité locale, identité collective sont les maîtres-mots qui guident de manière plus ou moins explicite vers la saisie du « local » comme facteur fondamental du changement ou de la permanence du social. À La Mure et pays matheysin[17] l'attention est attirée sur la manière dont, à travers les organes syndicalo-politiques ouvriers, se fait le passage vers un système politico-économique local, le passage de la défense de la mine à celle du plateau. À Saint-Jean-Trolimon[18] les chercheurs proposent pour passer du macro (marché du travail, emploi, problèmes de logements, de travail, de transports) au micro (familial, amical et quotidien) le concept opératoire de sociabilité reliant ces deux dimensions. À la Flèche, Malicorne et Sablé[19], on constate que l'identité collective est d'autant plus nette que le territoire est bien délimité, que la valorisation de la petite ville dans l'identification tient à sa fonction de service (a contrario la petite ville [30] industrielle n’est pas valorisable). L’étude du Domfrontais[20] souligne l'importance du non exprimé, de « ce qui reste collectivement tacite » chez les agriculteurs participant aux conflits fonciers « selon des normes de stratification échappant à la problématique de la lutte des classes ». Même invisibilité dans le cas des réseaux sociaux observés à Croix-Luizet (Villeurbanne)[21] — et même s’il s'agit ici d’un quartier urbain, on peut soupçonner l’intérêt de ces observations dans un autre contexte. Aux associations, partie émergée, les unes répondant aux rythmes et aux conditions de la société globale, les autres en méfiance et contre-pouvoir face aux tendances fédératives et répondant aux conditions de la société locale, il faut ajouter les réseaux qui trament (seule visibilité) une socialité immergée, informelle. La territorialité définie comme un rapport triple des hommes, du travail et de la terre, émerge dans l'analyse des conséquences dues aux transformations agraires à Saint-Jean-Brévelay[22] (greffe de l'élevage hors-sol, destruction des talus et des haies) où toute la sphère du social se trouve affectée.

« Un ensemble de représentations qui emprunte tout ou partie au néo-ruralisme », « une référence territoriale omniprésente » participent au processus d'identification et de reterritorialisation qui « bat le rappel de toutes les différenciations spatiales possibles : pays, paroisse, quartier, village, région etc. ». Alors qu’on a affaire à une paysannerie dont « les hommes n'entretiennent pas plus de relations que des pommes de terre dans un sac », qui dirait que « l’idéologie de conscience de soi quand elle s'appuie sur une mémoire même artificiellement entretenue ne retrouve pas ses racines » ? Se référant à la formule de L. Sfez : « La mémoire n'est jamais [31] mémoire des structures mais mémoire des noms et des lieux »[23], la constatation suivante est formulée : « Solidarité locale et mémoire spatiale s'entrechoquent dans une équation bien peu logique mais dont il ne faut pas forcément sous-estimer l'impact dans le quotidien. D'autant que si le capitalisme a une capacité étonnante de récupération, d'intégration et d'extension, se dresse en face une vie quotidienne dont l'épaisseur, l'opacité, la vitalité et la dynamique ne se laissent peut-être pas aussi facilement circonscrire ». Est-ce parce que Limoux est en Occitanie, qu’un autre chercheur[24] affirme nettement qu'il observe un lieu où la socialité politique est vivement rejetée parce que « l'histoire a toujours continué » et que « l'identité collective s'est toujours posée comme transcendant les diverses identités sociales » tout en n'étant d'ailleurs elle-même « qu’un produit de l'histoire nationale » ; un lieu où le renouveau localiste est dévié du renouveau régionaliste.

Le quotidien, voici un autre maître-mot porteur de valeurs sociales nouvelles ou réémergentes selon les auteurs. Mais là encore les pistes du formalisable restent bien floues. Cette thématique est développée en particulier par le sociologue M. Maffesoli[25], pour qui cette fin de siècle et de millénaire que nous vivons voit resurgir le quotidien qui n'est pas de l’ordre du repli ou de la résignation ni de l’ordre du privatif. La faillite des idéologies finalistes (dont le marxisme serait la forme la plus achevée) ouvrirait la voie à notre errance première, notre vie de tous les jours. L'échange social non restreint à une mécanique participerait de l'imaginaire, du simulacre, de la théâtralité. Les grandes valeurs, les « grands récits » — être maître de soi comme de l'univers —, tout ce qui est d'expression prométhéenne se [32] relativiserait. Face à la saturation des valeurs actives, les formes dionysiaques s'affirmeraient, le moi venant se fondre dans une entité confusionnelle. La socialité serait faite de cette dilution de l'individu dans le sujet collectif. Les conséquences les plus importantes pour notre propos proviennent de ce sentiment de situation de l'homme, jeté dans le monde, en sympathie avec l'univers, le cosmos. La nature devient un partenaire. Nature matricielle, elle provoque un autre type de relation que la relation de production, un réinvestissement du territoire comme du dialecte, un ressurgissement du concret. Sans doute y a-t-il derrière cette appréhension du quotidien un souffle prophétique qui gomme d'emblée toute prévalence des modes de production et des rapports sociaux qu'ils engendrent, qui provoque un véritable déni de l'histoire... Cependant prendre les affirmations les plus exacerbées dans l'analyse sociale actuelle a du moins pour intérêt de bien souligner l'incontestable émergence de la thématique du quotidien.

Au-delà de ces constatations sociétales ou psychosociales, quelques tentatives théoriques méritent d'être soulignées. Deux études de l'Observation du Changement Social[26] posent la problématique de ce que les auteurs appellent « les groupes sociaux localisés » en partant de l'hypothèse forte d’un lien entre appartenance de classe et pratiques localisées, hypothèse qui constitue, disent-ils, « un de nos axes de recherche au niveau des différentes associations ethniques, culturelles, sportives... » et qui renvoie aux travaux de J. Lojkine[27]. Une des études porte sur Martigues et analyse les luttes dans l'espace social local, lesquelles, selon leur ampleur et leur type, mettent aussi en œuvre des formes spécifiques d'unification. Alliance, neutralité, exclusion recomposent à chaque période historique les formes permanentes [33] inscrites dans l'espace-mémoire. Cette notion de recomposition est essentielle car elle met en lumière les spécificités locales : claire, elle est par ailleurs limitée à un champ relationnel précis : à travers les luttes et les alliances, les notables, les leaders, c'est un réseau de pouvoir qui est analysé et le concept d'hégémonie devient central. On remarquera aussi que l'espace de référence fait l'objet d'une question importante pour nous géographes : fallait-il se contenter de la ville de Martigues ou fallait-il s'étendre à l'ensemble spatial centré sur l'étang de Berre ? L’autre étude place délibérément Manosque au cœur de ses campagnes où en « forme de toile d'araignée » se fait le « pompage des valeurs monétaires ». Or, depuis les années 1960, Manosque est le lieu d'implantation d'entreprises nouvelles qui changent sa fonction : « les processus affectant la localité reposent sur la rencontre entre l'inscription des phénomènes en action dans la société globale et la singularité propre à la localité ». L’absence de grandes entreprises, le poids majoritaire du tertiaire, le secteur BTP non négligeable, cela ne forme pas une totalité mais seulement « un ensemble de déterminations constitué d'absence/présence/poids différent des éléments de la structure économique française », dans une « pondération » de « rôle quasi nul au niveau économique mais important au niveau politique et idéologique ». Les auteurs proposent une définition de la localité, conjonction du local et du localisé, « c’est-à-dire un ensemble de déterminations locales (exprimant pour partie la singularité de la localité) et d'autre part l'inscription localisée de déterminations globales ». Il me semble qu'on peut être tenté d'approfondir cette articulation à l'échelle du pays, en particulier lorsque celui-ci révèle bien les dysfonctionnements d’un aménagement de type national ou régional dans un cadre de vie plus étroit. Au delà du social et du politique, le système économique est aussi concerné.

Pour Y. Barel[28] et les chercheurs de son équipe, ces [34] tentatives pour identifier la spécificité du local, qui coïncident souvent avec un essai de renouvellement du marxisme, restent encore trop du strict domaine du social. Pour eux, ce qu'ils appellent le local comme un des territoires possibles, c'est bien entendu le « petit » mais qui met en défaut la socialité pure, celle qui à l’échelle macro fait intervenir des caractéristiques sociales telles que classe ouvrière, capital, bourgeoisie, mais sans sexe, ni âge, ni accent. C'est aussi le lieu de la différence et de la spécificité : « ce qui crée la distance et creuse l’écart » a autant d'importance que ce qui homogénéise. C'est aussi le lieu du répétitif et de la quotidienneté tel que le définit M. Abelès comme « royaume de l'implicite »[29] . C'est surtout pour eux, le lieu où l’action et la pensée sociales entrent en contact avec la matière ou la substance.
C’est le lieu privilégié d'analyse de l'irruption du non-social dans le social car disent-ils, « il n'est pas possible d'expliquer jusqu'au bout le social à partir du seul social ». Les territoires sont le lieu où l'invisible et l’indicible peuvent le mieux se voir et se dire. Ce qu'ils entendent par matière et substance « c'est le corps d'une société et, pour une fois ou pour un instant, on peut s'offrir la licence de parler du corps social comme quelque chose de pas du tout métaphorique, quitte à braver la censure digne et sévère des allergiques de l'organicisme, oui la société a un corps, est corporelle, un corps énorme, protéiforme, défiant toute description raisonnable, faite de climat, de sol, de montagnes, d'eau, de béton, de pétrole, de biologie, de saisons, sans oublier les « corps immatériels » que sont l’histoire, le temps, les cultures, les mémoires, les représentations sociales... « Autrement dit, le territoire ne se confond pas avec la micro-socialité. Attention par ailleurs de ne pas sombrer dans le fétichisme géographique que montagnes, climat, saisons réveilleraient. Le territoire de Barel ne doit pas être conçu [35] comme une entité uniquement spatiale, car le territoire est ici ce qui se spécifie dans un contexte universel et quand le substrat matériel a quelque chose à y voir ; mais ce substrat peut être multiforme : « espace "concret" bien sûr, mais tout autant une technique de production, une langue, une gestuelle, un réseau de relations affectives ». Le territoire s’oppose au code qui règle, qui universalise et déterritorialise. En d'autres termes on constaterait aujourd’hui, de toutes parts, une tendance sociale à une reterritorialisation parallèle, complémentaire ou contradictoire, selon les points de vue, des codes et algorithmes perceptibles, institutionnalisés, universalisables.

Ainsi donc, la paradoxale modernité de la thématique du pays longtemps relégué au magasin des antiquités, nous oblige bien à souligner les permanences de son analyse, même si son archétype s'éloigne. La pensée sociale contemporaine nous aide à mieux en définir la richesse. Le pays comme toute autre forme spatiale du micro-social n'est ni un objet spécifique local, ni une « cadastration » de l’espace géographique. Il est une forme particulière, mais généralisable d'étendue ou d’espace socialisés, un territoire géographique de cohérence locale, matérielle et sociale. La voie, souvent vaine, du comparatisme longtemps pratiqué par les géographes, peut aujourd’hui être abandonnée.

Le pays, à partir du moment où il participe à des formes sociales devient un enjeu : enjeu économique, enjeu social que le politique soucieux de la régulation et de l’ordre ne peut ignorer.

III Patrimoine et valeur d'usage : le pays enjeu économique et social

Le pays, valeur marchande, c’est ce que nous inflige aujourd’hui une publicité à la recherche du bon goût et de l'authentique pour promouvoir un produit qu'il faut à tout le moins débanaliser. Le rare, le sublime, ce qui ne se dévalue [36] jamais, c’est le pays-label qui rappelle les valeurs ancestrales de la terre, de la propriété, du « bien » hérité, du patrimoine.

Telle société de construction-vente de pavillons du sud-ouest propose ses maisons « de pays », l’une où briques, tuiles et bois ne peuvent être que des matériaux traditionnels, l’autre « une maison bien de chez nous », la suivante en autant de versions qu'il y a d'architectures dans le sud-ouest, la quatrième selon l’architecture du pays. Et tout cela ainsi étiqueté dans un catalogue qui les présente dans l’ordre suivant : Liberté 6, Estérel, Corail, Saphir...[30]

À la fois produit standardisé au même titre que des voitures automobiles aux marques et types divers, et produit local. Comme si le dernier fruit de l’industrie moderne ne pouvait se passer, quand il s'agit de maison et d'habitant, des valeurs du terroir. Même constatation possible avec la nouvelle forme de promotion des vins, à l’incitation même des pouvoirs publics qui ajoutent aux reconnaissances habituelles « d’origine contrôlée » et de « qualité supérieure » celle de « pays ». Mais il n’est pas toujours simple de personnaliser le pays, tous les noms ne sont pas bons à prendre. « Moyenne vallée de l'Hérault » cela ne sonne pas bien, n'a pas la saveur d'une consonance paysanne ; alors pourquoi pas « Ceressou »[31] : ni Côtes-du-Rhône, ni Bourgogne, ni Bordeaux, mais quelque chose de plus modeste, de plus local, qu’il faut « dénicher ». On assiste aujourd’hui à une floraison d'étiquetages semblables qui ne sont pas sans rappeler les vertus commerciales de « l’agriculture biologique ». Antidote de l'urbain, le pays offre à la vente ses fermes ou fermettes, ses cabanons, ses mazets.

Mais tout cela n'est que le tangible et le palpable, la transcription mercantile d'une valeur d'usage encore plus riche que ce qu'elle laisse entrevoir. D'abord les pays ont [37] souvent une capitale, non pas, bien sûr, un pôle de commandement de forte puissance, mais un lieu de notoriété : activité particulière, renommée d’un produit, lieu de pèlerinage, vieille cité historique... Aubusson, Sarlat, Salers, Saint-Malo.... Chaque pays honore, sinon ses saints, ses personnalités aux travers desquelles les habitants mémorisent ou construisent son histoire : bailly, comte, évêque, ministre... Capital et personnalité statufiée participent au patrimoine collectif qu'il serait bien trop court de limiter à ces seuls symboles.

Pays et paysages sont trop voisins pour ne pas entretenir de fortes relations entre eux. Or le paysage c'est à la fois la matérialité et le symbole d'un pays. Changer de pays, c'est changer de paysage : ici les ruptures de la topographie, ailleurs les changements d'associations culturales ou bien les changements d'habitat... Toute une géographie nouvelle de la valeur d'usage du paysage est à faire d'autant qu'elle n'est pas sans implication sociale et politique. On peut s’attarder sur une étude à paraître bientôt[32] car elle me semble bien déployer toutes les acceptions de la valeur d'usage, y compris celles qui ont trait au symbolique et à l'imaginaire. Que valent les montagnes de la côte viticole de Beaune, lesquelles au delà du sommet du coteau peuvent être décrites en quelques mots : « broussailles, buis, chênes rabougris et roche » ? « L'étroitesse et l'inconfort des chemins » n’en facilitent pas l'accès et l’on peut à première vue les laisser pour compte de déprise, sans grand intérêt, atteintes par la somnolence ou la léthargie. Certes à l'observateur attentif « la densité du réseau de murgers, qui forme une gigantesque toile d'araignée enserrant les friches, délimite une multitude de micro-paysages que seule une évolution naturelle ne pourrait avoir créés ; la montagne de la côte viticole beaunoise a une histoire... » Rien de bien original jusque là : il ne s'agit après tout que [38] d'une découverte d'agronome paysagiste. Beaucoup plus intéressantes sont les analyses qui suivent : les paysages de pelouses sèches où la marche est assez difficile laissent tout de même assez d'ouverture pour ne pas provoquer l'isolement et permettre au regard de fuir vers les horizons lointains du Jura et des Alpes ; les paysages labyrinthes des friches ne facilitent pas la fréquentation à cause de « l'enchevêtrement inextricable des pruneliers, des églantiers, des aubépines, des amélanchiers, etc. » et « les seules échappées du regard ne permettent que le spectacle des bois et de la falaise sombre de l'Arrière-Côte » ; les paysages de forêts denses (chêne et pin noir d'Autriche) imposent un sentiment d'isolement « car rarement le regard peut atteindre le spectacle rassurant des combes viticoles et de la plaine cultivée ». À cette mémoire qu'est le paysage se combine une utilité ou un usage que certains préféreraient appeler culture[33]. La montagne de la côte Beaunoise, comme beaucoup d'autres, a été un espace d’usage communautaire, lieu de paissance des troupeaux, lieu de réserve de bois, de lauzes, de pierre, voire de terre pour régénérer les sols des vignes, lieu de chasse et de cueillette. Et elle fut farouchement protégée contre les tentatives usurpatrices des notables surtout, contre la privatisation. Le partage des communaux en 1793 rencontra une vive opposition mais une partie du territoire fut tout de même entamé. Puis l'évolution économique marquée par la récession et la régression viticoles dues au phylloxéra, plus tard, l’abandon de l’activité pastorale, redonnèrent à ces montagnes leur fonction de réserve communautaire, de réel patrimoine. Une enquête réalisée dans sept communes concernées montre que « les habitants de ces villages favorables à la conservation de la montagne dans son état actuel sont deux fois plus nombreux que ceux qui souhaitent y voir réaliser des aménagements ou des cultures » et par ailleurs le nombre de ceux « se prononçant [39] pour la mise en réserve naturelle de la montagne est à peine plus élevé que celui qui refuse cet hypothétique statut ». Non au parc, c'est un refus bien connu aussi dans les Cévennes comme en Auvergne, refus du pays en réponse à l’appropriation par le citadin des métropoles, par le touriste, le vacancier. Un parc ? Et de citer la réaction suivante : « surtout pas ! ça n’aurait plus l'aspect sauvage... un parc, ça sent le moderne, ça ne respecte pas les buis, les murgers, la bruyère : ils foutraient tout en l'air ; ils feraient des baraques pour vendre de la glace ! ». Non aussi à l'étranger, car comment expliquer autrement la satisfaction des viticulteurs locaux de voir échouer une tentative d'installation de nouveaux agriculteurs par la S.A.F.E.R., ces mêmes viticulteurs qui peuvent encore savoir que leurs prédécesseurs avaient bien élargi leurs cultures et essaimé leurs troupeaux ? Non également au projet d'un importateur de motos qui voulait y créer un « Bol d'Herbe ». En fait c’est un « paysage de liberté » qu’on veut conserver, paysage ouvert au défoulement, propriété collective du pauvre par opposition à la propriété viticole bourgeoise, paysage sauvage, antidote du vignoble aligné, ordonné, structuré. Paysage enfin « de poésie et d’imaginaire » « comparable au grenier de la maison de Bachelard »[34]. « Le vigneron retrouve sur ces hauteurs les traces des époques de ses ancêtres » ; « désertes, ces terres inspirent aussi la peur », réminiscence des légendaires bêtes féroces, lieu du fantastique ; « la montagne incite à la rêverie » (immensité visuelle, contemplation, isolement ou recueillement). La conclusion de l'auteur saisit bien les conséquences socio-politiques de ce constat mais aussi la fragile subjectivité qui guide l’analyse : « l'aménagement du territoire a jusqu'ici ignoré l’importance de ces valeurs d'usage et symboliques, sans doute aurait-on pu éviter des conflits... si ces valeurs avaient été placées sur le même plan que les facteurs économiques. La sensibilité de l'homme [40] au paysage n’est pas un mythe » ; toutefois « l’analyse de ces valeurs... demande au chercheur d'utiliser sa propre sensibilité sans laquelle le paysage n'aurait pas l’intérêt que l'homme porte à sa contemplation ».

C'est bien vrai qu’alors il n’est pas facile de départager dans l'appréciation, ce qui relève du projet de soi-même et de la réelle valeur patrimoniale pour les acteurs du pays. En Bas-Languedoc, sur fond lointain des néo-pyramides de la Grande-Motte, par devant l'étang de l'Or et sur ses rives indécises où sont implantées les « cabanes » des chasseurs - pêcheurs, une pancarte trônait, fut un temps : « Ici s’arrête la loi ». La valeur d'usage est souvent plus faite de complicité, de connivence, de ruse de braconnier, que de poésie et de rêve. À chacun sa conception de la fonction d'un paysage, y compris la fonction mystique : « Moi, deux trois fois l’an, il me faut remonter sur le plateau, là-haut, au pied de l'Alpe, derrière Banon et Redortiers, là où la terre est si sérieuse. Je monte respirer juste un coup et je redescends. Le sens est là-haut, net, précis ; ici c’est le luxe, « les délices de Capoue ». Là-haut, c’est trop pur pour y vivre, mais c’est là qu'est le sens vivant »[35]. Et pourtant de cette montagne (ou dans cette montagne) certains vivent. Encore une fois la valeur d'usage dépend du projet : un pays pour qui ? Même le pays-refuge ne répond pas facilement à la question. Vivre au pays et retourner au pays sont parfois antinomiques. Cette coquille de l'homme[36], c'est la fin d'une vie, voire la fin des illusions, un repli ou bien l’abri, le rempart contre la dilution, la dégénérescence, la dispersion, l’éclatement de l’être social.

Quoiqu'il en soit, on rejoint par là ce qui a été dit du processus d'identification-appropriation pour lequel la valeur d'usage est une manière de matérialiser un patrimoine [41] collectif. Mais ce patrimoine est-il conscient, faute d'être exprimé ainsi, pour ceux qui travaillent et veulent rester au pays, autrement qu’à travers les biens communautaires ? Oui, parfois. Au premier arrière-pays de la côte d'Azur s’inscrit le pays de Grasse. Il en a tous les attributs : une renommée industrielle, le parfum, une renommée agricole, la fleur, un attrait spécifique qui explique que les nouvelles résidences qui l’envahissent n'ont guère de parenté avec la villégiature azuréenne ou balnéaire. Le paysage a encore conservé l'harmonie des campagnes provençalo-ligures. Ce pays se circonscrit bien et son degré d'unité est sans doute des plus élevés. Mais la marée urbaine est pressante, l'agriculture doit faire preuve de prodiges pour se maintenir, et puis les usines à parfum sont passées, sauf trois, aux mains de non-grassois — les capitaux japonais là aussi se sont installés — tandis qu'elles sont souvent plus soucieuses de vendre leur technologie, d'exporter leur savoir-faire et d'importer une matière première moins coûteuse, que d'entretenir contractuellement les débouchés du jasmin, de la fleur d'oranger ou de la lavande des montagnes proches. Reste que la parfumerie grassoise, faute de valoriser la fleur du pays, vend sa notoriété grassoise, vend le pays et non plus ses fleurs. Ce double savoir-faire agricole et industriel fait clairement conscience de patrimoine chez les ouvriers qui vous diront, pour peu qu'ils aient vécu les mutations de leurs entreprises, leur peine devant les mélanges, les coupages et autres compositions artificielles et chimiques auxquels ils ont pu assister ou participer. Conscience chez les agriculteurs qui voient s'exténuer la culture du jasmin, et agonir celle de l’oranger. Et même contraints de constater l'irrémédiable, ils sauront parfaitement vous dire que la fin des orangers, c'est, bien au-delà d'une agriculture amputée, l'écroulement à terme des terrasses ainsi tenues, d’un paysage qui leur appartenait.[37] [42]

Le pays révèle conflits, contradictions, dualités de ce qu'il faut appeler avec Y. Barel la logique du capital opposée à celle du patrimoine[38] ; parce qu’il en est, et cela est essentiel, à l'articulation. L'homme habitant, producteur et consommateur, tente d'y assumer tout à la fois. Et ce n'est pas le cadre plus local, communal par exemple, ou plus vaste, régional, qui vérifie cela. Y. Barel dit que la cohérence capitaliste est de type a-territorial, faite de points et de lignes tandis que la cohérence patrimoniale est de type territoriale [sic!] et occupe la surface, une surface faite de réseaux denses et entremêlés au point qu’il n'y a plus de vide. C’est bien effectivement ce que l’on constate en passant du niveau régional fait de villes et de flux d'échanges au niveau du pays fait de relations multiformes des hommes au milieu et aux lieux autant que des hommes entre eux.

Quelques constatations faites en haute Maurienne et dans le Mené[39] vont dans ce sens. En Maurienne « l'identification première est encore celle du village... Les acteurs du développement eux-mêmes ne s’identifient que par raison, en fonction des intérêts économiques en jeu, à plusieurs villages ou à la vallée toute entière » ; « la majorité est écartelée entre la nécessité de mettre en œuvre un développement venu d'ailleurs sans perdre son caractère adapté à des opérations de structure ancienne » ; « en tout cas, ceux qui allant au-delà désirent l’intégration totale par l’adoption pure et simple de modèles d'attitudes et de comportements de la société urbaine et industrielle, entraînent des phénomènes de rejet ». Dans le Mené, pays inventé, volontariste, c’est à partir du moment où le Comité d'Expansion a réussi à en faire une Communauté d'intérêt qu'il a fallu s'ouvrir au développement économique et que l'adhésion populaire s’est affaiblie. En même temps les promoteurs de ce développement ont compris que les décisions étaient du ressort communal, cantonal ou départemental. Le [43] Mené, faute d'identification historique et matérielle, n’a pu se perpétuer en pays. L. Quéré[40] montre bien également comment la politique de régionalisation a engendré une dynamique sociale et politique préparée par le CELIB et qui, en fait, a « défini sa propre inscription territoriale ». Les élites locales du changement, issues en particulier du syndicalisme agricole et des mouvements chrétiens, ont su opposer à un « modèle sectoriel de formulation de la demande sociale » un « modèle territorial » : « dans le modèle territorial, la demande sociale est globalisée dans le cadre d'un territoire donné, à l'initiative d'une instance chargée d'adresser une demande à l'État après l’avoir explicitée et encodée, et avoir opéré un premier arbitrage entre les demandes formulées ». Ce sont les comités de pays qui, par conquête technique, ont réussi ce changement mais par une substitution du cadre de pays au cadre régional. Ce faisant, l'initiative ne peut être totale qu'à la condition de concéder du pouvoir politique à de nouvelles formes de collectivités locales. C'est prédire alors une institutionnalisation du pays. Les enjeux économiques, sociaux et politiques du pays sont corrélativement liés à l'émergence de ce nouveau cadre territorial, mais toute intégration a quelque aspect pervers. Faut-il aussi étatiser le pays ?

En guise de conclusion, deux considérations paraissent s'imposer. La première a trait aux dangers du modèle territorial pour canaliser ou réguler la demande sociale, au risque d'utiliser le pays pour nourrir une idéologie du consensus social et pour rameuter un unanimisme politiquement utile, au dévoiement néo-félibréen et national-populiste. La problématique du patrimoine nous parait moins piégée. La deuxième considération tient au fameux « culturel » à peine évoqué ci-dessus. Faut-il toujours s'en remettre soit à culture ou nature, se laisser déterminer par ceux qui farouchement [44] veulent opposer superstructure et infrastructure, comme si l’une et l’autre n'entretenaient aucune relation dialectique. « La structure spatiale doit à chaque fois, être envisagée dans la combinatoire complexe qui la lie à la structure culturelle et à la structure sociale » nous dit J. Rémy[41] qui ajoute qu’« une fois construit comme concept sociologique », l’espace « permet une élaboration spécifique d'un rapport à la matérialité, dépassant les aspects strictement physiques de celle-ci », ce qui permet « de comprendre combien les conditions de production et d'appropriation de la matérialité sont importantes pour déterminer les possibilités des acteurs inter-reliés dans une structure sociale ». C'est dans cette perspective aussi que s'inscrit la thématique de pays-territoire. [45]

Franck Auriac

Notes


dans *Groupe Dupont, Géopoint 82, Les territoires de la vie quotidienne, Avignon, 1982, p. 123-129.

** Membre du groupe Dupont.

[1] L. Gallois (1908), Régions naturelles et noms de pays, étude sur la région parisienne, A. Colin ; L. Gallois (1909), « Les noms de pays », Annales de Géographie, n°97.

[2] R Blanchard (1906), La Flandre, étude géographique de la plaine flamande en France, Belgique et Hollande.

[3] A. Demangeon (1905), La Picardie et les régions voisines : Artois, Cambrésis, Beauvaisis.

[4] M. Berger, Ch. Gillette, M.C. Robic (1975), « L'étude des espaces ruraux français à travers trois quarts de siècle de recherche géographique... », Cahiers de Fontenay.

[5] Cf. R Ferras, « Propositions de définitions, approches méthodologiques », (texte qui fait suite à celui ci).

[6] P. Flatrès (1979), « Pays traditionnels et structuration l'espace », Petites villes et pays dans l'aménagement rural, C.N.R.S.

[7] G. Le Guen (1977), « La notion de pays et son évolution en Bretagne », communication aux journées géographiques de Brest, texte ronéoté.

[8] Comité d'étude et de liaison des intérêts bretons (CELIB), Bretagne, une ambition nouvelle, P.U. de Bretagne.

[9] P. Foncin (1910), Les Maures et l'Estérel, A. Colin.

[10] F. Auriac (1981), « Maures et Estérel vus par un géographe du début du siècle », à paraître, Mélanges Miège.

[11] INSEE Aquitaine-Bretagne-Limousin-Pays de la Loire-Poitou Charentes (1979), Retour au pays : L. Laurent, Paris-Limoges en quelques mots.

[12] INSEE... (1979), Retour au pays : P. Baudry, Une fois l'arrondissement franchi, la migration commence.

[13] A. Frémont (1977), « Autour du Bény-Bocage », Hérodote, n°8.

[14] A. Frémont (1976), La région, espace vécu, P.U.F.

[15] R Ferras (1981), « Le Piscenois, pratique et perception d’un "pays" en Bas-Languedoc », Table ronde « Géographie de la perception », Genève, texte dactyl.

[16] J. Lautman (1981), « Pour une théorie de la localité », Cahiers internationaux de sociologie, LXXI.

[17] H. Morsel et divers auteurs (1981), La Mure en Matheysine, la volonté de vivre, CNRS.

[18] Divers auteurs (1981), « De la sociabilité au réseau ou le changement dans la continuité à Saint-Jean-Trolimon » (rapport O.C.S., ATP changement social et culturel).

[19] R Rouleau (1982), « Changement social et culturel dans les cantons de la Flèche, Malicorne et Sablé », Cahiers de l'O.C.S., vol. V.

[20] R Hérin et autres auteurs (1982) « Le Domfrontais », Cahiers de l’O.C.S., vol. IV.

[21] B. Meuret (1982), « Sociographie des réseaux sociaux à Croix-Luizet (Villeurbanne) », rapport O.C.S., CNRS.

[22] B. Fradetal, H. Lamarche (1982), « De l’économique au social : trois essais sur le changement à Saint Jean Brévelay », Cahiers de l'O.C.S., vol. VII.

[23] L. Sfez (1978), L'enfer et le paradis.

[24] R Cabanes (1982), « Socialité publique et identité à Limoux », Cahiers de l’O.C.S., vol. VIII.

[25] M. Maffesoli, (1979), La conquête du présent. M. Maffesoli, (1982), L’ombre de Dyonisos.

[26] A. Apkarian-Lacout, P. Vergès (1982), « Martigues à la recherche du local », Cahiers O.C.S., vol IX. J.C. Garnier et P. Vergès (1982), « Manosque au regard de l'histoire et de ses groupes sociaux », Cahiers de l'O.C.S., vol. IX.

[27] J. Lojkine (1980), « Politique urbaine et pouvoir local », Revue française de sociologie, XXI, 4.

[28] Y. Barel, C. Arbaret-Schulz, A.M. Butel (1981), Territoires et codes sociaux, doc. ronéoté, centre d'Études des pratiques sociales, Grenoble. Y. Barel (1982), La marginalité sociale, P.U.F.

[29] M. Abelès (1980), « Le local à la recherche du temps perdu », Dialectiques, n° 30.

[30] Notations de R Ferras.

[31] Notations de R Ferras.

[32] Y. Luginbuhl (1982), « La montagne de la côte viticole beaunoise : un paysage de liberté », projet d’article pour l’Espace géographique, texte ronéoté.

[33] L'espace géographique (1981), n°4 : l’approche culturelle en géographie.

[34] G. Bachelard (1972), La poétique de l’espace, P.U.F.

[35] Jean Viard (1981), La dérive des territoires, Actes Sud.

[36] A. A. Moles et E. Rohmer (1978), Psychologie de l'Espace, Casterman.

[37] Notes prises, 8 avril 1982, Rencontre avec les travailleurs de la parfumerie et les cultivateurs de plantes à parfums, 5e Rencontre occitane de Grasse.

[38] Y. Barel, C. Arbaret-Schulz, A.M. Butel, op. cit.

[39] J. Mengin (1981), « Appartenir à un pays... », Économie rurale, n° 142, p. 50.

[40] L. Quéré (1981), « Région et "pays" en Bretagne », Hérodote, n° 23.

[41] J. Rémy (1975), « Espace et théorie sociologique. Problématique de recherche », Recherches sociologiques, vol. VI, n° 3.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :