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questions dites "de societe"

Cancers sur la place publique

Ces dernières semaines, on a vu fleurir d'innombrables commentaires sur internet concernant l'état de santé de plusieurs vedettes, atteintes de telle ou telle sorte de cancer. Il n'est qu'à jouer mollement de google pour se rendre compte que les nouvelles sur la maladie de l'un ou l'autre, les tentatives de pronostic vital ou les commentaires soi-disant informés, se multiplient à une vitesse exponentielle. Cette exhibition publique de la maladie touchant des personnes privées (malgré leur notoriété) aurait été inimaginable il y a encore quelques années. Une transformation culturelle majeure me semble à l'oeuvre, qui a quelques aspects positifs, mais aussi des effets terriblement pervers.

Jusque dans les années 1980-1990, quand une maladie grave frappait une personnalité publique, un dispositif d'occultation se mettait en place, qui ne cédait qu'avec le décès de la personne. Et encore était-il fréquent que l'on n'en sache guère plus après coup, hormis la sinistre tournure « décédé(e) des suites d'une longue maladie ». Dans la société française, une certaine idée de la vie privée enjoignait d'en divulguer le moins possible.

Quand a débuté l'épidémie de SIDA, ce processus d'autocensure s'est encore accru, tant cette maladie semblait révéler davantage qu'une dévastation fatale des corps : en dissimulant le diagnostic, on occultait un autre secret, portant sur la sexualité des malades ou des morts. En quelque sorte, le tabou morbide se trouvait redoublé.

Et pourtant, je ferais l'hypothèse que les premières confessions publiques dans la deuxième moitié des années 1980, intimement liées à la culture gay et au geste d'affirmation de soi (qu'on appelle coming out), ont eu une répercussion profonde sur le rapport global de nos sociétés à la divulgation de la maladie. Pour rester dans le monde franco-français, les révélations de Jean-Paul Aron, Guy Hocquengehm, Hervé Guibert, Gilles Barbedette, Cyril Collard et tant d'autres, m'apparaissent comme un transfert dans l'univers médical du geste de sortie du placard, consubstanciel à l'émancipation croissante des gays. En rendant public le fait qu'ils étaient malades, voire en se faisant les chroniqueurs de leur maladie, ils ont fait voler en éclat le tabou médical comme ils avaient auparavant fissuré le tabou homosexuel.

Ils n'ont pas été les seuls : Pierre Desproges a été le chroniqueur terrifiant de son cancer à la même époque, signe — peut-être — qu'un changement plus global dans le rapport à la maladie (supposément) mortelle était en train de se jouer. En revanche, cette attitude nouvelle a mis à jour un clivage double sinon triple : les victimes du SIDA d'un âge plus avancé (Michel Foucault par exemple), ou procédant d'un univers socio-politique plus conservateur (Michel Le Luron), ou sans accès à la sphère publique, sont restés à l'écart de cette révélation « extime » de la maladie (pour pasticher Michel Tournier).

Sur de nombreux plans, on sait — notamment grâce aux travaux de Michael Pollak — que l'épidémie de SIDA a profondément changé les rapports entre soignants et malades. L'exigence de mettre fin à l'infantilisation des patients et la revendication d'une information partageable ont eu des répercussions bien au-delà du seul SIDA, avec des effets de rebond pour d'autres maladies réputées mortelles — les cancers au premier chef.

Un autre effet « collatéral » a été de desserrer l'omerta qui contingentait la divulgation de la maladie. Bien entendu, celle-ci ne pesait pas de la même façon selon le type de pathologie, mais atteignait des niveaux particulièrement élevés concernant certaines affections symboliquement mortelles (mais pas toutes) : le SIDA et le cancer plus que les hépatites ou les maladies neuro-dégénératives, tandis que les maladies du coeur ou le diabète bénéficiaient d'un statut assez particulier. Je serais bien en peine de fournir des explications convaincantes sur cette échelle du tabou. Toujours est-il qu'elle tend à se tasser lentement, avec me semble-t-il une accélération depuis le début des années 2000.

En revanche, internet a offert une spectaculaire caisse de résonance à cette libération de la parole. En offrant pléthore de sites d'information ou de témoignage, en déclenchant des effets de forum plus ou moins spontanés, le web a selon moi amplifié de manière phénoménale la désacralisation des maladies graves.

Le principal aspect positif de cette évolution est d'avoir sorti nombre de malades de leur isolement, en leur permettant à la fois de partager et de témoigner (dans la mesure où ils avaient accès à internet — ce qui pose le problème des inégalités de toutes sortes qui perdurent en la matière). Il ne s'agit pas non plus de considérer ce décloisonnement comme une quelconque panacée, mais comme l'un des aspects les plus visibles d'un mieux. En effet, mon expérience personnelle me suggère que pour nombre de patients (mais pas tous), la possibilité de prendre la parole, d'exprimer ce que l'on traverse, a un rôle au minimum cathartique, voire thérapeutique.

Par ailleurs, j'ai l'intime conviction que la panique terrible que suscitent les maladies réputées létales est largement entretenue par le silence, le manque d'informations, les rumeurs, etc. Plus elles font l'objet d'un traitement informatif banal, profane et raisonné, et meilleur c'est pour éviter les processus de repli sur soi, d'enfermement dans la fatalité. En ce sens, qu'elles basculent dans l'espace de ce qui peut se discuter publiquement me semble un progrès indiscutable (même s'il est fragile et sensible).

Dans cet état d'esprit, j'ai trouvé admirable la façon dont un Nanni Moretti a parlé du sujet dans son Journal intime.

En revanche, il en va tout autrement quand la maladie d'une personne se retrouve exposée et disséquée sur internet. J'ai assisté en avril à un concert de Florent Marchet, Arnaud Cathrine et Valérie Leulliot à l'occasion de la sortie du livre-disque Frère animal. Dans la file d'attente, il y avait un journaliste culturel, qui dissertait savamment sur le dernier album d'Alain Bashung. À cette occasion, il a digressé en évoquant à mot couvert le fait que celui-ci avait un cancer, et pareil pour David Bowie. S'agissant d'artistes que j'aime depuis longtemps, ce cancan m'a inquiété.

J'ai un soir googlisé sur le thème. J'ai ainsi découvert que l'on trouvait partout sur internet des notices sur le cancer des poumons de Bashung (« cancer du fumeur »), le cancer du foie de Bowie, sans parler du pancréas de Patrick Swayze... On trouve des communiqués de presse, des séquences vidéos, des « brèves » recopiées d'un site à l'autre et, surtout, une noria de forums où tout un chacun se livre à des diagnostics sauvages.

Je me suis imaginé l'un de ces artistes lisant ces mots plus ou moins anonymes où l'on pronostique si souvent leur mort prochaine. De parfaits inconnus qui glosent en cercle dans un geste où la commisération le dispute à une sourde satisfaction de savoir à l'avance l'issue de maladie réputées fatales.

Je dois dire que je trouve ça horrible. Horrible parce que le malade est dépossédé de sa maladie, « chosifié » par un « savoir » médical standardisé. Pire que certains médecins, ces diagnosticiens d'opérette se basent sur des statistiques effectivement effrayantes, en négligeant l'infinie variété des réponses des malades, et le rôle si important du combat.

Combien d'années gagnées quand on peut et veut ne pas baisser les bras ?

Comment faire comprendre que ces propos macabres ne servent à rien, qu'ils sont pathogènes, même ?

Car si le droit de parler de sa maladie est une avancée, la captation de ce droit par des tiers gloseurs est une aliénation publique. L'avancée se commue alors en quelque chose de régressif. Le mieux portait à l'état latent son avers pathologique.

Le problème est que je ne vois pas bien comment on pourrait freiner cette dérive. La transparence est une conquête démocratique, mais elle est porteuse de si gros risques.

 

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Sur l’appréhension des problèmes de société par les géographes

Récemment, une jeune collègue dont je trouve le travail remarquable est venue nous parler de ses recherches. Elle avait intitulé son exposé « Au bord de la falaise. Faire une géographie des homosexualités ». Le titre, emprunté à Roger Chartier, tentait d’exprimer le sentiment de difficulté qu’elle éprouve face à des auditoires de géographes. Il lui appartiendrait plus qu’à moi de développer ce point. Il est aussi des gens pour lui dire combien ils la trouvent «courageuse» de s’être lancée dans une thèse sur ce sujet. Je ne saurais dire si ce genre de jugement me semble sympathique ou inutilement effrayant.

À travers ce sujet précis, mais aussi plus largement, se pose une question d'importance. Les géographes universitaires sont supposés être des travailleurs de l’esprit, exerçant leur activité majoritairement dans des facs de Lettres et/ou dans le champ des sciences humaines. Ils ont passé des thèses après un long parcours de formation. Comment se fait-il qu’un sujet comme « la géographie des homosexualités » puisse poser problème en 2007 ? Et à qui ? Faut-il en outre y voir quelque chose de spécifique ou le reflet d’une difficulté plus large sur ce que l’on appelle parfois les problèmes de société ? Je ne prétends pas apporter de réponses définitives, mais exprimer une opinion, éventuellement pour nourrir un débat.

Épousant ce qui n’est peut-être qu’un préjugé, j’ai tendance à penser que l’appréhension des questions de société est grosso modo d’autant plus libérale (au sens américain) que l’on a atteint un niveau d’études élevé. En outre, les « littéraires » sont réputés comme le groupe le plus typé de ce point de vue. Sur des sujets aussi divers que la consommation de drogue, la politique à mener à l’endroit des jeunes délinquants, les droits des homosexuels, la lutte contre le racisme, la démocratie participative, etc., tendanciellement, on pourrait supposer que le monde des chercheurs et universitaires a des opinions nettement plus favorables que la moyenne de la population. Bien entendu, en fonction de leur obédience politique ou de leurs vues morales, des individus formant un effectif plus ou moins important peuvent incarner d’autres valeurs. C’est notoire en ce qui concerne les professeurs de droit ou de médecine. On se souvient aussi des positions tenues un temps par des anthropologues et des psychanalystes à propos du PACS. Une autre variable importante serait l’âge : des positions conservatrices sont d’autant plus répandues que l’on « monte » en âge. Il me semble toutefois que c’est moins pertinent dans les milieux universitaires qu’ailleurs. Enfin, il est vraisemblable que les origines socio-culturelles ont une importance non négligeable, en particulier pour ce qui est de la perception de l’homosexualité : c’est dans la moyenne bourgeoisie et les milieux cultivés qu’elle suscite le moins de réactions d’hostilité. Là encore, il ne s’agit pas d’un déterminisme strict, mais d’une règle probabiliste.

J’ai discuté du sujet avec plusieurs collègues pour tester certaines de mes analyses concernant la communauté des géographes. Il faut sans doute aborder les choses au niveau le plus global pour commencer. Il est assez évident que les questions ayant trait aux individus dans leur singularité sont longtemps restées hors champ disciplinaire. Ce n'était pas un problème de savoir-faire technique : dès le XIXe siècle, on savait étudier avec profit des populations construites par agrégations et différenciant les territoires. Il en va ainsi précisément des problèmes sociaux, dont Gilles Palsky a montré qu’ils avaient intéressé d’abord des médecins, des statisticiens ou des commis de l’État du point de vue de leur distribution dans l’espace national. La cartographie et l’analyse spatiale de l’alcoolisme, de la nuptialité ou de la «divorcialité», etc., furent longtemps l’apanage des hygiénistes puis des services sociaux, les universitaires classiques ayant tendance à penser que ce n’était « pas de la géographie ». À partir des années 1960, le spectre des curiosités thématiques de la discipline n’a cessé de s’élargir. Dans le sillage de Renée Rochefort, les questions sociales ont progressivement cessé d’être taboues. Pourtant, on peut observer la persistance de blocages concernant les comportements individuels. La géographie des luttes sociales a quarante ans, comme celle des personnes âgées. Et quand les individus sont devenus rois, dans les années 1990, le verrou de la vie intime n'a pas sauté. Les groupes sociaux, les pratiques culturelles, les institutions sociales (comme l’école) sont devenus des objets légitimes de la géographie. En revanche, les questions de mœurs, en particulier quant elles renvoient aux pratiques sexuelles, sont de facto un angle mort de la discipline, en France en tout cas.

Marie-Claire Robic relevait récemment que d’autres sujets de société sont laissés en friche alors qu’une lecture géographique aurait indéniablement du sens — à propos de la pauvreté par exemple. Je persiste à penser que les questions engageant l'intimité des individus et des familles sont plus systématiquement hors-champ. Sous réserve que ce soit réalisable, je suis persuadé qu’une étude géographique de la culture domestique de cannabis, ou de la fraude fiscale, ou de la violence familiale, donnerait des résultats intéressants. Baptiste Coulmont, sociologue convaincu de la valeur heuristique des analyses spatiales, développe des réflexions très intéressantes sur les sex-shops. Emmanuel Redoutey, urbaniste, s'intéresse aux lieux de prostitution et aux processus écologiques (au sens de Park et MacKenzie) qu'ils engendrent. Par contraste, il faut dire que les géographes répugnent, bien davantage que les sociologues, à plonger dans des sujets traitant (pour tout ou partie) de phénomènes illégaux. Ils aiment Les Fourmis d’Europe d’Alain Tarrius, mais sont-ils prêts à étudier les travailleurs clandestins comme l’a fait le sociologue de Perpignan ? Il en va sans doute pour partie des systèmes de légitimation scientifique : les terrains des géographes doivent être localisés pour être décrits, là où les sciences sociales se servent du déréférencement géographique pour protéger l’anonymat des enquêtés ; la règle du grand nombre (d’entretiens par exemple) est impitoyable en géographie, alors que certains ethnologues (comme Florence Weber) récusent l’idée qu’il faut nécessairement un large panel pour qu’un travail soit représentatif, donc pertinent. Quand il s'agit d'analyse spatiale, ce sont d'autres types de problèmes qui émergent, relatifs aux sources de données et à leur robustesse pour un traitement statistique. Même si les normes de validation pèsent incontestablement pour disqualifier certaines thématiques, même si les problèmes méthodologiques sont réels, il y a des obstacles d'une autre nature.

Même si les premières affirmations datent des années 1970, ce n’est qu’au milieu de la décennie suivante que s’est établi un consensus apparent sur le positionnement de la discipline parmi les sciences sociales. Et adhésion ne veut pas dire acculturation. Vingt ans plus tard, s’il existe une indéniable culture sociologique chez des individus ou dans certains réseaux, des pans entiers de la discipline y demeurent hermétiques : c’est assez frappant en géographie physique (au sens large). Lorsque figurait aux concours la question des «risques», j’avais été frappé par le caractère extrêmement naturaliste de l’abord de la question par la plupart de mes collègues toulousains, pourtant élèves de Georges Bertrand. Dans la littérature ad hoc produite sur la question, rares étaient les références aux travaux d’Ulrich Beck. Tout se passait comme si la question de savoir comment les sociétés occidentales avaient fait émerger cette préoccupation devait forcément céder le pas à une évaluation des types de risques dans leur apparente objectivité. À quelques exceptions notables, la géographie de l’environnement me semble marquée par le naturalisme et par un évitement du caractère socialement signifiant de ses objets de recherche et de la question environnementale en général. Souvent, la dimension « anthropique » renvoie essentiellement au rôle négatif, amplificateur ou destructeur, des activités humaines. En outre, j’avais été effaré par le développement d’un discours sur les « risques sociaux » vers lesquels avait été étendue la question de concours précédemment évoquée, qui dans une logique quasi sécuritaire construisait les quartiers « sensibles » dans un voisinage avec les volcans et les inondations… Au reste, de larges pans de la géographie que l’on dit humaine ne sont guère mieux lotis : les géographes qui font de l’aménagement, même s’ils parlent d’acteurs, utilisent très peu la sociologie comme ressort explicatif. Ils ont un faible pour l’histoire des politiques publiques et le détail des opérations, avec souvent une neutralité politique et un évitement des registres de la critique ou de la déconstruction. Bien entendu, il s’agit encore d’une tendance, marquée par de nombreuses exceptions.

Je n’ai pas fait ce long détour par plaisir de la digression, mais pour essayer d’exposer ce qui me semble un symptôme : il existe encore un objectivisme géographique rétif à toute mise en perspective socio-logique des objets disciplinaires. Il s’atténue lentement, mais je ne serais pas étonné qu’il soit encore assez majoritaire. Or je ferais l’hypothèse qu’il y a une congruence forte entre la réticence à aborder certains « problèmes de société » et cet objectivisme cognitif. Je pense que les cursus de formation ont une responsabilité importante : si des géographes de plus en plus nombreux lisent des sciences sociales, c’est de leur propre initiative, et non pas dans la logique d’une formation collective. À concurrence (forte) de l’histoire, ils peuvent avoir suivi des enseignements de sociologie lors de leurs premières années d’études, mais il s’agit à ce stade d’une teinture assez superficielle, de surcroît complètement externe et optionnelle. L’histoire est souvent le biais par lequel des individus en sont venus à acquérir une culture du social — mais cela dépend aussi de la façon dont l’histoire est enseignée. Dans sa version politiste et événementielle, elle ne peut pas grand-chose…

L’ensemble de ces considérations permet, du moins je l’espère, d’appréhender les obstacles de type cognitif qui font que la géographie ne s’est ouverte que très récemment à des sujets comme l’homosexualité et qu'elle demeure rétive à des objets potentiellement réprouvables. À ma connaissance, l’article de Boris Grésillon sur les lieux de la culture homosexuelle à Berlin, publié dans L’Espace géographique en 2000, a constitué une première. Sept ans plus tard, d’après ce qui a pu m’être dit, les propositions d’article sur le sujet sont de plus en plus nombreuses. En revanche, autre symptôme, j’ai cru comprendre que ce sont des hétérosexuels qui publient sur la question en France. Marianne Blidon explique ceci par les effets de stigmate qu'engendre la thématique, qui d'emblée devrait dire quelque chose sur le chercheur. Elle sait de quoi elle parle, mais c'est une situation déplorable. A-t-on jamais imaginé les géographes qui travaillent sur les paradis fiscaux ou les réseaux de la drogue en mafiosi ? Les lecteurs d’Outsiders se posent-ils la question de savoir si Howard Becker a fumé du cannabis ? Pourquoi parler d'homosexualité est générateur d'effets « classants » et pourrait-on observer des phénomènes similaires dans d’autres domaines ? L’épistémologie de la géographie présente - j'en sais quelque chose - des analogies en termes de stigmate. Mais il s’agit d’un segment au statut ambigu, à la fois pas très bien vu et doté d’un certain prestige intellectuel. D'un autre côté, je ne vois pas pourquoi l’identité sexuelle des auteurs importe, ni en quoi elle les rendrait plus ou moins aptes à parler légitimement de questions de sexualité. La seule légitimité, c'est celle que confère un travail solide. Enfin, je crois que nous n’avons pas le recul nécessaire pour savoir si à l’avenir avoir travaillé sur l’homosexualité pourra être un handicap pour devenir un géographe universitaire ou si cela va se banaliser. Je l’écris froidement tout en souhaitant vivement que le second scénario soit le bon.

 

Néanmoins, on atteint une dimension socio-culturelle qui me semble importante, et qui est assez difficile à exprimer avec délicatesse. Il me semble que les géographes français se caractérisent par une proportion assez élevée d’individus anti-intellectualistes, et/ou homophobes, et/ou éventuellement misogynes. Je fais un « paquet » parce que ce sont des traits liés d’après moi, qui correspondent à une certaine forme de culture viriliste. On a longtemps retrouvé des caractéristiques similaires chez les historiens, mais il y a eu un changement des mentalités plus précoce. Néanmoins, à titre d’anecdote, je pourrais évoquer le cas d’une historienne de Toulouse qui a quitté son mari pour une femme il y a plus de 20 ans et contre laquelle ses collègues avaient signé une pétition. Qui aurait fait de même lorsqu’un quinquagénaire succombe aux charmes d’une de ses jeunes étudiantes ?

Au moment du PACS, il paraît qu’un géographe de Paris IV bien connu s’est élevé contre le projet de loi. Voilà une manifestation singulière objectivable ; il n’en existe guère d’autres. C’est surtout par le biais des témoignages et de l’expérience personnelle que l’on peut se forger une opinion en la matière, ce qui est assez délicat. Au demeurant, quand j’énonce ce qui est affirmé à l’alinéa précédent, certains collègues s’étonnent de ce jugement, notamment ceux qui sont parisiens ou travaillent sur des problématiques assez intellectuelles. Il est fréquent qu’ils relativisent en affirmant que ça n’a guère été plus facile dans les disciplines voisines.

En classes préparatoires, dans un vivier très diversifié, je n’ai jamais rien remarqué d’homophobe dans mon entourage (y ai-je pris garde ?). En revanche, dès que je suis entré à l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud j’ai été frappé par un double phénomène de visibilité des gays et d’homophobie. La seule section où il n’y avait aucun homo affiché était la géographie, et c’est là que j’ai souvent entendu des réflexions assez désagréables, du genre « chez nous, ça n’existe pas ». Le climat à l’Institut de géographie était assez similaire à celui d’une classe scientifique de lycée. Au reste, s’il y avait certainement des gays, ils étaient au placard. Il y avait deux attitudes assez différentes : le rejet primaire et le mépris distingué, teinté de commisération. Mais c’est plus tard, à Toulouse, que j’ai rencontré les comportements les plus frappants. Je me souviens notamment d’une réunion pédagogique où nous étions une dizaine et durant laquelle deux collègues quinquagénaires, un homme et une femme, se sont lancés dans une philippique contre l’historienne que j’ai déjà évoquée. Et la collègue de nous expliquer qu’elle concevrait parfaitement que son mari la trompe avec une femme, mais avec un homme, alors ça non ! Pas un seul des gens de mon âge n’a semblé s’émouvoir de ces propos. Je me suis senti bien seul quand je me suis fâché. De blagues de couloir en réflexions sur certains étudiants, incidemment, je peux attester que cette humeur était répandue. Peut-être que si je n’avais pas été marié et père de famille, je n’aurais pas eu l’honneur d’entendre ce ramassis de bêtises. Pourtant, je n’ai pas été épargné par les réflexions anti-intellectualistes, qui étaient souvent l’autre face de la médaille, même si j’en ai sans doute beaucoup moins entendu que d’autres, incarnant à mon corps défendant la figure de l’intello (donc arrogant) de service.

 

Voilà pour le témoignage. Il est clair qu’il s’agirait d’une caractéristique plutôt masculine (mais pas exclusivement), plutôt associée à des générations nées avant les années 1970, assez liée avec des comportements globalement machistes et anti-intellectualistes. Je pense que c’est en train de changer. Il y avait parmi les doctorants à Toulouse quelques gays, connus comme tels, sauf sans doute des collègues les plus réacs. Leurs recherches n’avaient strictement rien à voir avec leur identité sexuelle en revanche, ce qui n’est pas forcément explicable par la peur de la stigmatisation. Pourquoi une recherche se fonderait-elle nécessairement sur des questions d’ordre personnel ? Et pourquoi cet aspect-là d’une personnalité devrait-il mettre les autres sous l’éteignoir ?

Comment expliquer que tendanciellement les géographes aient été longtemps davantage homophobes et anti-intellectualistes que d’autres praticiens des sciences de l’homme, si mon évaluation est correcte? C’est certainement lié au recrutement socio-culturel de la discipline, analysé il y a longtemps par Pierre Bourdieu dans Homo academicus. Les géographes sont longtemps venus de milieux moins bien dotés en capital culturel initial, parce que la discipline n’en requerrait pas énormément, parce que ses systèmes de valorisation étaient proches de ceux des sciences de la nature et parce que son prestige intellectuel était faible. Ce qui fait à mes yeux un aspect sympathique de la géographie (elle n’est pas la chasse gardée des Héritiers) est en même temps sans doute à l’origine d’opinions assez conformistes en matière de mœurs et de postures de défiance par rapport aux choses de l’esprit. Par ailleurs, jusque dans les années 1970, il y a eu une sur-représentation masculine, qui depuis a cessé, même si à quelques exceptions près, les hommes continuent de truster les positions de pouvoir et à être proportionnellement en surnombre parmi les professeurs d’université et les directeurs de recherche.

Je n'ai pas parlé de l'hypothèque du communautarisme, parce qu'elle ne peut être utilisée dans un contexte comparatif français. Dans la récente émission de Sylvain Kahn (sur France Culture) consacrée au sexe dans l'espace urbain, Emmanuel Redoutey expliquait l'importance bien plus grande de la gay geography dans le monde anglo-saxon par les réticences idéologiques que suscite le communautarisme en France. Il est vraisemblable que c'est un argument qui a dû jouer pour l'ensemble des sciences humaines. En revanche, je ne suis pas certain qu'il soit différenciant entre l'histoire, la sociologie et la géographie. Cela fait partie assurément des « bonnes raisons » que se donnent les personnes qui réfutent l'intérêt de travailler sur l'homosexualité. Voilà encore un -isme disqualifiant qui stérilise à l'avance toute réflexion sérieuse.

Il va de soi que l’on ne peut que souhaiter la disparition des singularités structurelles de la géographie. La tenue, le mardi 22 mai à Bordeaux 3, d'une journée d’étude intitulée « sexe de l’espace, sexe dans l’espace », organisée par l’Association des doctorants de géographie (relevé sur le site de France culture), est sans doute un signe supplémentaire que certains tabous sont en train d'être levés. Il ne faudrait pas non plus considérer que l'on fait la même chose quand on travaille sur la territorialisation de pratiques sexuelles ou quand on s'intéresse à la géographie d'un groupe s'identifiant selon des modalités spécifiques. Quant au « sexe de l’espace », je confesse que cela me laisse pour le moins perplexe, comme formule ou comme programme. Sans doute faudra-t-il du temps aussi pour que la réflexion se décante. Sans doute une place réelle accordée à la formation aux sciences sociales aiderait-elle les géographes à dépasser certaines opinions communes, tandis qu'un minimum de recul rationnel les aiderait à éviter les slogans qui menacent de verser dans le non sens. Je ne considère pas non plus la sociologie comme une panacée.

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la génétique n'explique pas les comportements humains

Après les propos tenus par Nicolas Sarkozy dans Philosophie magazine lors de la campagne présidentielle, on a vu ressurgir une polémique sur l'inné et l'acquis, formulée dans des termes qui me semblent complètement simplistes. Je ne souhaite pas revenir sur les incohérences de la posture de celui qui était déjà donné alors comme futur président (sic), car d'autres l'ont fait, et bien, comme Eric Fassin dans Le Monde. En revanche, pour des raisons diverses, je voudrais pointer quelques problèmes soulevés par l'interprétation qui a été faite de plusieurs phrases dudit candidat à l'époque, auquel - je tiens à le préciser d'emblée - je n'ai pas donné ma voix, tant je le considère comme une catastrophe pour la société française.

"J'inclinerais, pour ma part, à penser qu'on naît pédophile, et c'est d'ailleurs un problème que nous ne sachions soigner cette pathologie. Il y a 1200 ou 1300 jeunes qui se suicident en France chaque année, ce n'est pas parce que leurs parents s'en sont mal occupés ! Mais parce que, génétiquement, ils avaient une fragilité, une douleur préalable. Prenez les fumeurs : certains développent un cancer, d'autres non. Les premiers ont une faiblesse physiologiqué héréditaire. Les circonstances ne font pas tout, la part de l'inné est immense."

Au-delà de la pédophilie et des tendances suicidaires, de nombreux problèmes de société pourraient tomber sous le coup de ce type de discours : l'obésité, la schizophrénie, l'incivisme, la violence, etc. Tout le monde a hurlé devant cette posture naturaliste. Ce faisant, on associait au naturel ou à l'inné (ce serait la même chose) un caractère de contrainte entièrement opposable à l'idée de liberté humaine. Grosso modo, on passait de l'opposition inné/acquis à subi/voulu ou contraint/non contraint. Pourtant, il s'agit à mes yeux d'une confusion regrettable. En outre on a pu avoir l'impression que l'inné était de droite et l'acquis de gauche... encore une confusion, liée à la précédente, mais qui en plus frise le ridicule. C'était sans doute vrai aux Etats-Unis dans les années 1920, quand régnait un darwinisme adorné de l'adjectif "social". Cela n'a plus aucun sens aujourd'hui.
Je vais commencer par l'argumentaire sur lequel je me sens le moins à l'aise, mais pour lequel j'ai lu deux-trois bricoles. La génétique est une aide précieuse pour comprendre un certain nombre de processus biologiques, y compris parfois dans leur expression chez un individu. Pourtant, les choses se compliquent immédiatement, quand plusieurs gènes sont impliqués ou quand on prend en compte l'expression (ou non) de tel ou tel gène. En effet, il est déjà terriblement difficile (et long) de prouver qu'un codage d'une séquence d'ADN ou d'ARN est lié à l'expression d'une pathologie biologique. En cancérologie, on commence à peine à faire des découvertes en la matière, sur le sarcome d'Ewing, qui ferait partie des maladies orphelines s'il n'avait pas l'avantage de la simplicité... "génique". Dans bien d'autres cas, il n'y a pas une séquence en cause, mais plusieurs, du moins le suppose-t-on, tant l'administration de la preuve devient compliquée. Par ailleurs, s'agissant de l'ADN d'un individu particulier, on sait que la présence de tel ou tel gène n'implique pas forcément son expression. Les travaux du Dr Yoav Gilad (Nature, 9 mars 2006) tendent à montrer qu'il y a une différencialité intrinsèque dans l'expression d'un gène, celle-ci étant influencée par des facteurs environnementaux... Au secours, Lamarck revient !
En tout cas, quand on passe de processus biologiques à des comportements humains, la gageure devient véritablement redoutable. En effet, un comportement n'est pas intrinséquement un processus biologique. Il requiert dans la majorité des cas une interprétation qui fait écran entre le biologique et le comportemental, si tant est que l'on veuille donner une signification médicale ou biologique à un comportement. Le fait de se gratter l'oreille ou de cligner des yeux a l'avantage d'être un signe simple. Il en va autrement quand on parle de tempérament suicidaire, d'obésité, de "maniaquerie", etc. Les régimes cliniques sont nombreux pour interpréter les comportements, depuis la vox populi, qui n'est pas monolithique, jusqu'aux cliniques savantes (psychiatries, sociologies, etc.). Ian Hacking a souligné, après les sociologues de Chicago, combien de surcroît l'interprétation rétroagissait sur l'interprété. En outre, il a admirablement montré à quel point les cliniques psychiatriques n'avaient cessé de varier depuis un siècle, manifestant une instabilité redoutable des catégories... Par voie de conséquence, j'ai le soupçon que l'origine génétique d'un comportement est proprement inscrutable (pour pasticher Quine).
Cela liquide-t-il pour autant toute explication naturaliste ou "innéiste" ? Certainement pas, mais sans vulgate pan-génétique derrière. Et faut-il refuser la naturalisation au prétexte qu'elle serait contraire à la liberté humaine ? La seule raison de la refuser serait à mon avis parce qu'elle serait tout bonnement impossible à établir, à démontrer ou à réfuter. Refuse-t-on d'expliquer des caractéristiques non comportementales par la biologie ? Non, car un pied bot, un diabète, ça se traite... Dès lors qu'il s'agit de comportements, cela devient plus compliqué. Néanmoins, quand des médecins ont commencé à affirmer qu'il y avait du biologique dans l'autisme et dans certaines formes de schizophrénie, ils ont soulagé des millions de parents qu'on avait accusés d'être responsables des souffrances de leurs enfants. Pour autant, je ne suis pas compétent pour dire si l'on soigne mieux aujourd'hui un enfant déclaré "autiste" ou un jeune homme "schizophrène" avec des pilules qu'avec des procédures psychothérapeutiques. La seule chose qui me semble certaine est que cet enfant ou cet adolescent subissent une contrainte dont on peut difficilement estimer qu'ils l'ont choisie, et peu importe sur le fond de résoudre la question - métaphysique - de son origine, naturelle ou environnementale, si on ne peut pas desserrer cette contrainte.
Car l'avantage des problèmes "biologisables" sur ceux qui ne le sont pas, c'est qu'on arrive assez souvent (mais pas tout le temps) à trouver des traitements. Bref, ce qui est "naturel" est plus facilement corrigeable ou réversible que ce qui ne l'est pas ! On rectifie les pieds bots, on fait des implants sur des têtes de chauves, on arrive à soulager certaines psychoses grâce à la chimie. A contrario, combien de choses non biologisables sont absolument incurables : la mauvaise foi, la cupidité, un goût pour les apéritifs sucrés... Toute blague à part, je me demande si les comportements strictement "environnementaux" ou acquis ne sont pas tout aussi contraignants que ceux qui pourraient être biologiques. En faisant l'hypothèse que l'alcoolisme ou la consommation de tabac n'ont rien à voir ab initio avec la biologie d'un individu (hypothèse raisonnable), il n'empêche que ce sont des comportements redoutables, dont il est extrêmement difficile de se débarrasser, et qui de surcroît se biologisent à travers les effets d'accoutumance. Le culturel se naturalise, en quelque sorte, pour utiliser des grands mots sous la forme d'un pied de nez.
S'agissant du tempérament suicidaire, de l'obésité ou d'autres problèmes mettant en danger la vie d'une personne, il me paraît évident que pouvoir les biologiser avec succès, c'est-à-dire les "soigner" ou les "contenir" serait une bénédiction pour les personnes qui en souffrent. Je crains malheureusement que cela ne suffise pas, de même que la prise en charge médicale du tabagisme ne l'a pas fait disparaître, ni le cortège de cancers qui vont avec... En revanche, dans de nombreux cas, la biologisation a eu un effet moral indéniable : les explications par l'environnement ou la responsabilité individuelle ont un effet stigmatisant, direct ou indirect, ce qui n'est pas le cas quand on mobilise la médecine. J'ai déjà évoqué le cas de l'autisme. Il est assez évident qu'expliquer les tendances suicidaires d'une personne par l'inné devrait déculpabiliser son entourage familial. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? On dit que la droite américaine est "naturaliste". C'est faux ! Outre qu'elle veut chasser la théorie darwinienne des écoles, elle affirme que les homosexuels et les transexuels ont choisi d'avoir "a lifestyle", souvent sous influence, et que l'on peut les débarrasser de leur mauvaise habitude. Il existe là-bas de nombreux centres de réhabilitation, sur le modèle des alcooliques anonymes, où l'on entreprend de les réadapter... D'après des études récentes, ce sont surtout des hauts lieux de mutilation de la personnalité. Ce sont les mouvements de défense des gays et la gauche du parti démocrate qui défendent le caractère naturel (ou inné) de l'homosexualité. De fait, quand monsieur Sarkozy dit qu'il est "né hétérosexuel", il tient un discours que l'on dirait de gauche aux Etats-Unis, mais qui fait hurler en France. Franchement, il n'y a pas de quoi. C'est juste un peu idiot. On dirait qu'il veut faire la nique aux héritiers de Simone de Beauvoir, qui affirmait qu'on ne naissait pas femme, mais qu'on le devenait...
Sur le sujet ô combien épineux de la pédophilie, en revanche, il a carrément dit des bêtises. Il est notoire que nombre de pédophiles sont d'anciens enfants abusés : il y a là quelque chose de totalement non-biologique et de profondément événementiel. Dire que l'on naît pédophile n'a aucun sens, au minimum pour ces pédophiles-là. Par ailleurs, il me semble que la seule question qui vaille la peine est celle des agissements : ce qui rend la pédophilie dangereuse, c'est le passage à l'acte, action sur des enfants ou achat de matériel pédophile. Savoir si c'est inné ou acquis n'a pas d'importance, alors qu'il faudrait pouvoir dire si c'est une contrainte dont on peut, d'une manière ou d'une autre, se débarrasser. Le pédophile est-il en mesure de se retenir ? Encore faudrait-il qu'il s'identifie lui-même comme ça. Dans nos sociétés où il incarne la figure du monstre absolu, il y a fort à parier que c'est rarement le cas. Qui se dépeindrait spontanément en Dutroux ? Un traitement "biologique" de la pédophilie est impossible, car elle se focaliserait forcément sur ceux qui sont passés à l'acte et ont été dénoncés, parmi lesquels une forte proportion d'ex-enfants abusés, qu'on peut mettre sous camisole chimico-hormonale (c'est déjà un peu le cas), mais dont je suis prêt à parier qu'ils n'ont aucun gêne commun...
Même si l'on oublie que c'était idiot, la position de notre vibrionnant candidat n'en demeure pas moins très éloignée sur ce sujet de celles de la droite et de l'église catholique, si on lit ce discours biologisant comme une manière de disculper les pédophiles d'avoir fait un choix délibéré. Quid, si le pédophile virtuel, à la manière de l'alcoolique ou du fumeur, pouvait se déclarer afin d'être pris en charge sans subir de stigmatisation sociale ? C'est exactement le contraire qui est en train de se passer. Mais notre lumineux candidat veut peut-être créer un fichier des enfants abusés sexuellement, afin de les surveiller à l’âge adulte, voire leur attribuer un bracelet identificateur et leur interdire toute profession en contact avec des enfants ? Déjà, il veut faire dépister les apprentis sauvageons dans les crèches... Après tout, dans nos sociétés prudencielles, ce serait sans doute une efficace prophyllaxie !
 
On en revient finalement toujours au problème des systèmes de catégorisation, à leurs effets parfois stigmatisants, souvent rétroactifs, et indiscutablement patauds. On a besoin d'eux, mais il faudrait arrêter de les fétichiser. Finalement, la bonne vieille méfiance des positivistes pour les classifications, auxquelles ils ne prêtaient aucune valeur intrinsèque, me semble une attitude assez saine. Sans cesse réinterroger nos catégories et les remettre sur le métier.
Les adolescents suicidaires, par exemple. On a besoin du syntagme, parce que lutter contre le suicide d'adolescents est peut-être (sans doute) une cause qui en vaut la peine. Il y a un intérêt programmatique à conserver cette catégorie. Mais il est tout aussi important d'éviter d'en rester là, notamment en recherchant la "cause essentielle" qui très certainement n'existe pas. La seule posture raisonnable consiste à ne rien négliger, facteurs environnementaux, psychologiques, sociaux, événementiels, et, pourquoi pas, biochimiques... D'un autre côté, par quel protocole de recherche pourrait-on traiter de ce sujet là "en gros" ? Et sur quelle cohorte ? Ceux qui sont morts ? Les survivants ? Qu'est-ce qu'une tentative de suicide ? la volonté de se donner la mort ? un geste à la con sans conscience de ses conséquences ? un appel à l'aide ? J'ai pris délibérément des régimes explicatifs simplets car déjà à ce stade ils dessinent des configurations très compliquées... La seule chose qui m'importe est de montrer que dans cette affaire, la distinction inné/acquis est un faux débat, qui plus est racorni.
Dernier aspect que je voudrais évoquer dans mon plaidoyer, en me situant explicitement dans la filiation de Simone de Beauvoir et de Michel Foucault : quel que soit le "donné" initial, qu'il soit inné (être une femme) ou environnemental (être un enfant ayant grandi dans une famille d'ouvriers) ou acquis (avoir développé une compétence dans l'interprétation de la pensée des autres) ou actuellement inscrutable (se sentir homme dans un corps de femme), la seule chose qui importe est la "construction de soi", trajectoire faite d'itérations et d'interactions, de verbalisations et de dénis, de socialisations et de replis. Ceci n'est certainement pas du "naturel", comporte de fortes contraintes structurelles - dont l'oubli actuel est agaçant -, mais aussi des marges de manoeuvre. C'est là que le candidat de la droite me gêne le plus : par son fatalisme, comme si nos vies étaient programmées à l'avance et ne pouvaient pas se renégocier.

 

Pour conclure, ce qui m'a géné dans toute cette polémique, c'est qu'elle s'est arc-boutée sur des distinctions confuses, des associations de sens douteuses et des procès hatifs. En matière de comportement, il me semble qu'il y a deux critères décisifs : leur caractère plus ou moins contraignant et plus ou moins nocif (pour autrui et pour soi). Dans les deux cas, on a affaire à des gradients et non à des dualismes. En outre, la contrainte et la nocivité peuvent être plus ou moins universelles. Dans une société qui ne considérerait pas qu'il importe coûte que coûte de vivre le plus longtemps possible, selon quels critères l'obésité pourrait-elle apparaître comme nocive ? Qu'on ne se méprenne pas : je ne cherche en aucun cas à prôner un relativisme moral absolu. Je cherche simplement à rappeler que nous sommes toujours inscrits dans un certain contexte. Cela ne m'empêche pas de considérer certaines règles comme devant à terme devenir universelles. Cela fait une décennie que je soutiens Amnesty international, Aides et Médecins sans frontières. Cela donnera une idée des valeurs qui me semblent universelles.

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