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Gérard Genette (1930-2018)

J'apprends la mort aujourd'hui de Gérard Genette. Philippe Lançon a déjà sorti un très bel hommage dans Libération. Tant mieux, il n'y aura pas besoin d'en rajouter plein d'autres, notamment ici (sinon, ce blog va finir par ressembler à une chronique nécrologique). Dans le numéro 31 de la RHSH, Lucile Dumont a écrit un article très intéressant qui parle notamment de lui (et de Barthes et Todorov). J'imagine que sa thèse doit en dire encore davantage. Lorsqu'elle était venue présenter la première version de son futur article dans le séminaire de Y. Renisio et C. Orozco-Espinel, elle nous avait confié qu'il lui avait été impossible de rencontrer G. G., très réticent peut-être à l'idée de s'épancher devant une jeune sociologue. Pour autant, contextualiser la poétique est utile, ce qu'elle a commencé à accomplir. Mais n'ôtera rien à tous ces livres qu'il a écrits dans les années 1970-80, de Figures III (1972) à Seuils (1984), moment où il a défriché de vastes terrains, souvent dans une perspective étrangement typologisante. Le Genette-analyste d'une œuvre était lui-aussi souvent admirable, encore que d'une manière plus classique, disciplinaire en somme.

J'ai l'intuition que l'homme n'était pas toujours très avenant, lui par ailleurs si drôle et suggestif. De nombreux passages de ses fragments (Barbadrac, 2006 ; Codicille, 2009 ; Apostille, 2012 ; Epilogue, 2014 ; Postscript, 2016) sont vaguement (et même parfois franchement) désagréables, en particulier quand il parle de politique (et notamment de Mai-68). Ce qu'il y a de meilleur selon moi dans ces textes à substrat autobiographique plus ou moins détourné et brouillé survient quand il réfléchit sur la langue, ses usages, ses dérives. On y retrouve alors le très suggestif critique et analyste du langage et de l'expression qu'il a été. On ne peut pas exceller sur tous les tableaux, être à la fois une figure majeure de la critique littéraire française et en même temps un analyste de premier ordre du monde social. La série de ces cinq livres est fascinante, élégante, elle n'en demeure pas moins très en retrait de ce qu'il avait pu faire auparavant.

Ces réserves posées, demeure une œuvre marquante, irréductible à quelques sobriquets comme « structuraliste ». Il y a dans la lecture de bien des textes de G. Genette matière à éprouver le genre de frisson que Nabokov décrit comme le climax de l'acte de lire (reformulation pataude, pas du tout nabokovienne pour le coup). Sa poétique a souffert d'être devenue, débitée en fiches et en glossaires, une nomenclature scolaire que l'on fait ingurgiter aux élèves — c'est un peu le destin tragique qu'on fait subir aux grands défrichages quand on veut les vernaculariser. Raison supplémentaire pour retourner le lire sur pièces ?

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Un bref portrait de Roger Brunet

Je suis en train de revoir un article à paraître dans les actes du colloque de la Société d'histoire et d'épistémologie des sciences du langage (SHESL), Modèles et modélisations en sciences du langage, de l’homme et de la société. Perspectives historiques et épistémologiques (2014). Ce texte, consacré au rôle de la "graphique" dans la modélisation en géographie, est l'occasion de préciser et de rendre publiques des analyses que je développe depuis 20 ans à propos de l'histoire de l'analyse spatiale. Une fois n'est pas coutume, la perspective sémiologique n'est pas centrée sur l'expression discursive mais sur l'image. C'est aussi mon premier texte dans une perspective résolument internationale, examinant des circulations entre géographies américaine, anglaise et française.  La première partie se focalise sur l'émergence du terme "model" dans la géographie anglophone. La deuxième examine le statut et les propriétés d'un certain nombre d'élaborations graphiques associées au développement de la modélisation spatiale aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Le troisième explore la façon très particulière dont Roger Brunet a excipé de cela la proposition que l'on pouvait développer une modélisation à proprement parler graphique. Il y a un double mouvement derrière cette architecture : l'un consiste à montrer comment une virtualité relativement annexe (illustrer une élaboration mathématique par une schématisation) a été progressivement rendue iconique, du fait des propriétés de l'image et de son statut particulier en géographie ; l'autre tend à montrer que la fameuse "syntaxe spatiale" proposée par R. Brunet ne peut se comprendre que replacée dans un cadre plus large (là où trop de commentateurs myopes ont érigé sa "table des chorèmes" en table de la Loi ou en puzzle carcéral, en en gommant l'historicité).

M'adressant à des non-spécialistes, j'ai rédigé un encadré sur Roger Brunet donnant quelques informations sommaires sur sa trajectoire. C'était aussi une façon de ne pas enfermer sa vie dans le geste analytique de l'épistémologue. Il s'agissait également d'exprimer peu ou prou ma sympathie profonde pour un homme qui a profondément marqué la géographie française de la deuxième moitié du XXe siècle, alors que les jeunes générations le connaissent moins bien et que le grand public est peu au fait de son travail. L'article étant très long, il m'a été demandé de rogner ce qui pouvait l'être. Les collègues ont trouvé que cet encadré était peut-être dans une trop grande sympathie pour l'homme et c'est ce qu'ils m'ont demandé de retirer au premier chef. Comme je n'avais pas envie qu'il disparaisse complètement, je le republie sur mon blog. Je ne sais pas trop à qui cela pourra servir, mais les automates d'internet sont fouineurs.  Comme over-blog m'empêchait de présenter cela à ma guise (le texte débordait à droite), j'ai créé une page ad hoc.


Voir la page


J'ai maintes fois exprimé mon désir d'écrire un jour quelque chose de conséquent sur Roger Brunet (un livre ? une succession d'études ?). Gageons que cette brève présentation et mon travail à l'occasion de cet article seront les premières pierres apparentes de cette élaboration. J'assume en tout cas toutes les sympathies et antipathies qui s'y expriment. La seule chose qui me laisse de marbre est le prix Vautrin-Lud, qui a trop souvent couronné une notoriété plutôt qu'une œuvre conséquente (et non, je ne donnerai pas de noms !).

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Les conceptions de la science et leur traduction en géographie

Depuis septembre 2012, ma conférence introductive de master 1 s'intitule « Les conceptions de la science et leur traduction en géographie ». Cette introduction épistémologique et historique était  auparavant organisée autour des étiquettes réalisme, positivisme et constructivisme, que j'évoque encore, mais sans les mettre au premier plan. Sur le fond, il s'agit toujours de procéder à un balayage des différentes façons de faire science en géographie. Mais la dimension de mise en perspective historique s'impose plus aisément. En outre, le cours se rapproche davantage de mon texte La géographie comme sience, qui pourra servir d'approfondissement direct, en compagnie des autres textes du volume Couvrir le monde (voir la biblio plus bas). Il y a néanmoins des différences importantes entre le texte écrit et la conférence, laquelle change d'année en année en fonction de l'auditoire et de l'humeur du moment.

 

« Les conceptions de la science et leur traduction en géographie » est donc une conférence de quatre heures dont le propos est d'indiquer comment les géographes ont mobilisé différentes conceptions épistémologiques depuis que la discipline s'est institutionnalisée sous une forme universitaire (à la fin du XIXe siècle dans nombre de pays occidentaux). Ne pas parler directement de « conceptions de la science en géographie » est une façon de mettre l'accent sur le caractère hétéronome (c'est-à-dire dépendant de scènes savantes et intellectuelles plus vastes) des dites conceptions. Et parler de « traduction » met en valeur l'idée d'acclimatation ou d'hybridation par les géographes de conceptions circulant dans la société. Car les grands systèmes de normes scientifiques sont toujours l'objet d'ajustements spécifiques, écarts ou libres interprétations, qu'il est intéressant d'examiner à plusieurs titres : pour ce qu'ils révèlent des spécificités disciplinaires ; pour illustrer ce bricolage qu'est souvent la science en acte ; enfin pour mettre en relief par contraste la fonction légitimante et a priori des normes de scienticité circulant globalement dans une société ou dans un univers savant particulier.

Suivant un fil grosso modo chronologique, le développement est structuré en quatre points :

1/ La géographie à l'heure du « disciplinaire », centré sur la France et la cristallisation des valeurs scientifiques de la géographie dite parfois « classique ».

2/ La remise en cause néo-positiviste suit le mouvement de remise en cause épistémologique, d'abord  aux États-Unis durant les années cinquante, puis en Europe (pour l'essentiel dans la décennie 1970, sauf au Royaume-Uni)

3/ Concilier science et critique politique ? étudie la façon dont l'humeur contestataire de la fin des années 1960 a débouché soit sur une forte tension entre épistémologie néo-positiviste et posture dite critique (situation américaine) ou au contraire sur une convergence entre les critiques épistémologique et politique (situation française, ou encore allemande). Il s'agit en outre d'insister sur la reconstruction a posteriori qui consiste à opposer les différentes formes de géographie contestataire (marxiste et autres) et une mouvance « théorique et quantitative », supposé légitimiste et compromise avec le pouvoir.

4/ Un pluralisme ambivalent intègre les diverses injonctions (phénoménologique, culturaliste, postmoderne, constructionniste, etc.) qui sont venues diversifier davantage encore — mais avec de forts contrastes nationaux — les horizons épistémologiques des géographes. 

 

À défaut de développer plus avant un cours rédigé, je voudrais indiquer brièvement la bibliographie qui permet de faire des approfondissements sur différents aspects du cours.

Les livres qui adoptent largement la même perspective d'épistémologie historique et d'histoire de la géographie, mais exclusivement pour le cas français, sont donc :

ROBIC, M.-C., GOSME, C., MENDIBIL, D., ORAIN, O., TISSIER, J.-L., Couvrir le monde. Un grand XXe siècle de géographie française, ADPF (diff. La documentation française), 2006.

... auquel je me permets d'ajouter mon livre, d'un abord plus ardu, mais qui suit la plupart des développements du cours (sauf le dernier) (à consulter en bibliothèque le cas échéant) :
ORAIN, O., De plain-pied dans le monde. Écriture et réalisme dans la géographie française au XXe siècle, Paris, L’Harmattan, « Histoire des sciences humaines », 2009.

 

On pourra compléter avec d'autres travaux :

1°) Sur la géographie « classique », je me suis beaucoup inspiré d'un article de Catherine Rhein (1982), consultable en ligne, qui analyse magistralement la façon dont le groupe des « vidaliens » a imposé sa définition de la discipline et son leadership entre les années 1870 et le début du XXe siècle. L'analyse du programme d'écologie humaine a, elle, été menée de main de maître par Marie-Claire Robic dans sa partie du livre Du Milieu à l'environnement et quelques articles. Sur le programme idiographique ou chorographique, la littérature est moins abondante, mais on trouve des analyses éclairantes chez Jean-Marc Besse (1996). Pour un panorama plus européen, je recommande l'article d'Horacio Capel (1981). Enfin, on trouvera une grande richesse de détails et d'analyse dans le livre de Vincent Berdoulay, La formation de l'école française de géographie, même si son dernier chapitre (sur un présumé « néo-kantisme » de la géographie classique) est très discutable (dans l'idée et dans le traitement).

BERDOULAY, V., 1981, La formation de l'école française de géographie (1870-1914), Paris, Bibliothèque Nationale, C.T.H.S. ; rééd. C.T.H.S., coll. « Format », 1996.

BESSE, J.-M., 1996, « Les conditions de l’individualité géographique dans le Tableau de la géographie de la France », dans Robic, M.-C. (dir.), Le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache. Dans le labyrinthe des formes, p. 229-249.
CAPEL, H., 1981, “Institutionalization of geography and strategies of change” in STODDART, D.P., (ed.), Geography, Ideology & Social Concern, Oxford, Blackwell, VI, p. 37-69.
RHEIN C., 1982, « La géographie, discipline scolaire et/ou science sociale ? 1860-1920 », dans Revue française de sociologie, XXIII, p. 223-251.
ROBIC M.-C., 1990, « La géographie humaine, science de la vie » dans REED (Stetie info), p. 6-9.
ROBIC M.-C., 1991, « La stratégie épistémologique du mixte. Le dossier vidalien » dans Espaces-Temps, n° 47-48, p. 53-66.
ROBIC M.-C., 1992, dir., Du milieu à l’environnement. Pratiques et représentations du rapport homme/nature depuis la Renaissance, Paris, Économica, Livre II, p. 125-199.

 

2°) Sur la remise en cause néo-positiviste et l'émergence d'une géographie critique, il n'existe malheureusement pas beaucoup de textes à la fois facilement accessibles et scientifiquement satisfaisants, en particulier parce que l'historicisation de ces phénomènes n'a été réalisée que de manière très incomplète. Une thèse est en cours, consacrée au mouvement théorico-quantitativiste francophone (par Sylvain Cuyala), mais les résultats n'en sont pas publiés. Sur le cas américain, on pourra se référer aux textes, déjà anciens et très polémiques, de Derek Gregory (1978) et Ron Johnson (1979). Concernant le cas français, je complète les références générales avec quatre textes complémentaires.
Derek GREGORY, 1978, Ideology, Science and Human Geography, London, Hutchinson.
Ron JOHNSTON, 1979, Geography and geographers, London, Edward Arnold.
J.-M. BESSE, « L’analyse spatiale et le concept d’espace — une approche philosophique », dans J.-P. Auray, A. Bailly, P.-H. Derycke & J.-M. Huriot, dir., Encyclopédie d’économie spatiale. Concepts, comportements, organisations, Paris, Économica, 1994, p. 3-11.
O. ORAIN, « Démarches systémiques et géographie humaine » (disponible en ligne), dans M.-C. Robic, dir., Déterminisme, possibilisme, approche systémique : les causalités en géographie, fascicule III, Vanves, CNED, 2001, p. 1-64.
D. PUMAIN & M.-C. ROBIC, « Le rôle des mathématiques dans une « révolution » théorique et quantitative : la géographie française depuis les années 1970 », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 6, avril 2002, p. 123-144.
M.-C. ROBIC, « Walter Christaller et la théorie des lieux centraux. Die zentralen Örte in Süddeutschland », dans C. Topalov & B. Lepetit, dir, La ville des sciences sociales, Belin, « Histoire et société / Modernités », 2001, p. 151-190.

 

3°) Il me semble que les textes d'opportunité consacrés à la géographie culturelle, aux approches « humanistes », aux différents "turns" de la géographie anglophone ou au postmodernisme manifestent une assez faible distanciation par rapport à ce qu'ils ont à traiter, signe sans doute que la bonne distance historiographique n'a pas encore été trouvée. On pourra signaler un dossier assez inégal de l'Espace géographique sur la « géographie postmoderne » (2004 / n° 1), un autre des Annales de géographie intitulé « Où en est la géographie culturelle ? » (2008, n° 660/661), oscillant pour les textes se voulant « épistémologiques » entre des postures diverses (apologétique chez certains, « donneuse de leçons » chez d'autres, confuse chez d'autres encore) et souvent frustrant. Les éléments les plus intéressants (en français) se trouvent sans doute dans l'anthologie :

J.-F. STASZAK et alii, Géographies anglosaxonnes : tendances contemporaines, Belin, coll. « Mappemonde », 2001.

 

Je compte rajouter ultérieurement une rubrique "références épistémologiques générales".

 

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Cancers sur la place publique

Ces dernières semaines, on a vu fleurir d'innombrables commentaires sur internet concernant l'état de santé de plusieurs vedettes, atteintes de telle ou telle sorte de cancer. Il n'est qu'à jouer mollement de google pour se rendre compte que les nouvelles sur la maladie de l'un ou l'autre, les tentatives de pronostic vital ou les commentaires soi-disant informés, se multiplient à une vitesse exponentielle. Cette exhibition publique de la maladie touchant des personnes privées (malgré leur notoriété) aurait été inimaginable il y a encore quelques années. Une transformation culturelle majeure me semble à l'oeuvre, qui a quelques aspects positifs, mais aussi des effets terriblement pervers.

Jusque dans les années 1980-1990, quand une maladie grave frappait une personnalité publique, un dispositif d'occultation se mettait en place, qui ne cédait qu'avec le décès de la personne. Et encore était-il fréquent que l'on n'en sache guère plus après coup, hormis la sinistre tournure « décédé(e) des suites d'une longue maladie ». Dans la société française, une certaine idée de la vie privée enjoignait d'en divulguer le moins possible.

Quand a débuté l'épidémie de SIDA, ce processus d'autocensure s'est encore accru, tant cette maladie semblait révéler davantage qu'une dévastation fatale des corps : en dissimulant le diagnostic, on occultait un autre secret, portant sur la sexualité des malades ou des morts. En quelque sorte, le tabou morbide se trouvait redoublé.

Et pourtant, je ferais l'hypothèse que les premières confessions publiques dans la deuxième moitié des années 1980, intimement liées à la culture gay et au geste d'affirmation de soi (qu'on appelle coming out), ont eu une répercussion profonde sur le rapport global de nos sociétés à la divulgation de la maladie. Pour rester dans le monde franco-français, les révélations de Jean-Paul Aron, Guy Hocquengehm, Hervé Guibert, Gilles Barbedette, Cyril Collard et tant d'autres, m'apparaissent comme un transfert dans l'univers médical du geste de sortie du placard, consubstanciel à l'émancipation croissante des gays. En rendant public le fait qu'ils étaient malades, voire en se faisant les chroniqueurs de leur maladie, ils ont fait voler en éclat le tabou médical comme ils avaient auparavant fissuré le tabou homosexuel.

Ils n'ont pas été les seuls : Pierre Desproges a été le chroniqueur terrifiant de son cancer à la même époque, signe — peut-être — qu'un changement plus global dans le rapport à la maladie (supposément) mortelle était en train de se jouer. En revanche, cette attitude nouvelle a mis à jour un clivage double sinon triple : les victimes du SIDA d'un âge plus avancé (Michel Foucault par exemple), ou procédant d'un univers socio-politique plus conservateur (Michel Le Luron), ou sans accès à la sphère publique, sont restés à l'écart de cette révélation « extime » de la maladie (pour pasticher Michel Tournier).

Sur de nombreux plans, on sait — notamment grâce aux travaux de Michael Pollak — que l'épidémie de SIDA a profondément changé les rapports entre soignants et malades. L'exigence de mettre fin à l'infantilisation des patients et la revendication d'une information partageable ont eu des répercussions bien au-delà du seul SIDA, avec des effets de rebond pour d'autres maladies réputées mortelles — les cancers au premier chef.

Un autre effet « collatéral » a été de desserrer l'omerta qui contingentait la divulgation de la maladie. Bien entendu, celle-ci ne pesait pas de la même façon selon le type de pathologie, mais atteignait des niveaux particulièrement élevés concernant certaines affections symboliquement mortelles (mais pas toutes) : le SIDA et le cancer plus que les hépatites ou les maladies neuro-dégénératives, tandis que les maladies du coeur ou le diabète bénéficiaient d'un statut assez particulier. Je serais bien en peine de fournir des explications convaincantes sur cette échelle du tabou. Toujours est-il qu'elle tend à se tasser lentement, avec me semble-t-il une accélération depuis le début des années 2000.

En revanche, internet a offert une spectaculaire caisse de résonance à cette libération de la parole. En offrant pléthore de sites d'information ou de témoignage, en déclenchant des effets de forum plus ou moins spontanés, le web a selon moi amplifié de manière phénoménale la désacralisation des maladies graves.

Le principal aspect positif de cette évolution est d'avoir sorti nombre de malades de leur isolement, en leur permettant à la fois de partager et de témoigner (dans la mesure où ils avaient accès à internet — ce qui pose le problème des inégalités de toutes sortes qui perdurent en la matière). Il ne s'agit pas non plus de considérer ce décloisonnement comme une quelconque panacée, mais comme l'un des aspects les plus visibles d'un mieux. En effet, mon expérience personnelle me suggère que pour nombre de patients (mais pas tous), la possibilité de prendre la parole, d'exprimer ce que l'on traverse, a un rôle au minimum cathartique, voire thérapeutique.

Par ailleurs, j'ai l'intime conviction que la panique terrible que suscitent les maladies réputées létales est largement entretenue par le silence, le manque d'informations, les rumeurs, etc. Plus elles font l'objet d'un traitement informatif banal, profane et raisonné, et meilleur c'est pour éviter les processus de repli sur soi, d'enfermement dans la fatalité. En ce sens, qu'elles basculent dans l'espace de ce qui peut se discuter publiquement me semble un progrès indiscutable (même s'il est fragile et sensible).

Dans cet état d'esprit, j'ai trouvé admirable la façon dont un Nanni Moretti a parlé du sujet dans son Journal intime.

En revanche, il en va tout autrement quand la maladie d'une personne se retrouve exposée et disséquée sur internet. J'ai assisté en avril à un concert de Florent Marchet, Arnaud Cathrine et Valérie Leulliot à l'occasion de la sortie du livre-disque Frère animal. Dans la file d'attente, il y avait un journaliste culturel, qui dissertait savamment sur le dernier album d'Alain Bashung. À cette occasion, il a digressé en évoquant à mot couvert le fait que celui-ci avait un cancer, et pareil pour David Bowie. S'agissant d'artistes que j'aime depuis longtemps, ce cancan m'a inquiété.

J'ai un soir googlisé sur le thème. J'ai ainsi découvert que l'on trouvait partout sur internet des notices sur le cancer des poumons de Bashung (« cancer du fumeur »), le cancer du foie de Bowie, sans parler du pancréas de Patrick Swayze... On trouve des communiqués de presse, des séquences vidéos, des « brèves » recopiées d'un site à l'autre et, surtout, une noria de forums où tout un chacun se livre à des diagnostics sauvages.

Je me suis imaginé l'un de ces artistes lisant ces mots plus ou moins anonymes où l'on pronostique si souvent leur mort prochaine. De parfaits inconnus qui glosent en cercle dans un geste où la commisération le dispute à une sourde satisfaction de savoir à l'avance l'issue de maladie réputées fatales.

Je dois dire que je trouve ça horrible. Horrible parce que le malade est dépossédé de sa maladie, « chosifié » par un « savoir » médical standardisé. Pire que certains médecins, ces diagnosticiens d'opérette se basent sur des statistiques effectivement effrayantes, en négligeant l'infinie variété des réponses des malades, et le rôle si important du combat.

Combien d'années gagnées quand on peut et veut ne pas baisser les bras ?

Comment faire comprendre que ces propos macabres ne servent à rien, qu'ils sont pathogènes, même ?

Car si le droit de parler de sa maladie est une avancée, la captation de ce droit par des tiers gloseurs est une aliénation publique. L'avancée se commue alors en quelque chose de régressif. Le mieux portait à l'état latent son avers pathologique.

Le problème est que je ne vois pas bien comment on pourrait freiner cette dérive. La transparence est une conquête démocratique, mais elle est porteuse de si gros risques.

 

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Positivisme : notes de cours

Un cours sur le positivisme

Une collègue de Paris 1 m’a demandé il y a déjà plusieurs mois de faire un cours sur le positivisme aux étudiants de M1. Je m’en suis acquitté le mardi 18 septembre. J’ai promis aux étudiants de publier sur mon blog la biblio du cours, ce que j’ai fait à l’occasion de ce double post. Pour des lecteurs tiers, il ne me semble pas inutile de préciser quelles ont été mes orientations pour faire ce travail, même si je n’ai pas le temps de rédiger l’ensemble de mes notes ou de mettre par écrit un compte-rendu exhaustif de mes lectures.

 

Précautions

Il ne s’agissait pas de réaliser un cours d’histoire de la philosophie, compte tenu de mon public de géographes — dont une majorité n’avait pas fait d’épistémologie à l’occasion de son cursus universitaire. Par ailleurs, peu ou prou, la géographie universitaire française (ce que je connais bien) n’a jamais été très directement concernée par le positivisme comme doctrine rigide, rectrice des pratiques savantes. Par voie de conséquence, il était difficile de faire un cours intitulé « positivisme et géographie », qui aurait exploré quelque chose comme un dialogue entre deux groupes aisément identifiables, avec une intersection à somme non nulle.
    La question du « positivisme » a commencé à me préoccuper après une interpellation de Gilles Ferréol au colloque Représentation(s) de Poitiers, en mai 1999. Il m’avait en effet objecté que le « réalisme » que je prétendais décrypter chez les élèves de Paul Vidal de la Blache était en fait du « positivisme ». À l’époque, ça m’avait un peu affolé. Depuis, j’ai appris à prendre ce débat sur les catégorisations avec flegme. Réalisme est un moindre mal pour désigner ce que j’ai appréhendé inductivement chez la plupart des postvidaliens (à l’exception, assez instructive, de Camille Vallaux et, dans une moindre mesure, de Jean Brunhes). Par rapport à n’importe quelle lecture, historicisante ou sémantique, de ce couple de termes, je pense plus que jamais les postvidaliens comme des réalistes par leur projet. Maintenant, que cette posture se heurte à leurs pratiques effectives est un autre problème !
    Pour autant, je remercie Gilles Ferréol de m’avoir fait lire et réfléchir sur ces catégories. Dans la foulée, j’ai lu entre autres Concevoir et expérimenter (1989) de Ian Hacking. Je peux dire rétrospectivement que ça m'a beaucoup ouvert de pistes pour caractériser ce qui est commun aux différents groupes de penseurs réunis sous l’étiquette de « positivisme ». Je renverrai par conséquent en première intention au chapitre III de Concevoir et expérimenter, précisément intitulé « Le positivisme » (au singulier). Et je regrette, aussi, que ce livre soit aujourd’hui introuvable ailleurs qu’en bibliothèque, car c’est à la fois un exercice de vulgarisation éblouissant. [note ultérieure (mars 2019) : je suis de moins en moins convaincu par l'usage historiquement assez fantaisiste que Hacking fait de « positivisme », étiquette à laquelle il donne une signification qui est très idiosyncrasique.]

 

Fil directeur

    Au départ, je comptais organiser mon exposé en trois temps, et j’avais bâti mes notes sur ce canevas.

  1. 1. Le positivisme, histoire d'un gros mot — Je voulais d’abord insister sur le fait que la doctrine exposée dans le Cours de philosophie positive d’Auguste Comte (1830-1842) avait connu une postérité spectaculaire, mais que très vite les éléments centraux du corpus comtien s’étaient dilués, voire métamorphosés, aussi bien chez ses continuateurs immédiats (Émile Littré, Louis Lafitte) que chez ses interlocuteurs les plus éminents (comme John Stuart Mill). Et ne parlons pas des acceptions du positivisme au XXe siècle, qu’elles soient valorisantes (notamment le « positivisme logique » hérité du cercle de Vienne) ou péjoratives (ce qui est devenu la règle)... Je voulais aussi dissiper l’idée qu’Auguste Comte aurait été un phénomène unique dans la philosophie des sciences de son temps : le précédent de Bernard Bolzano (1781-1848) et l’influence ultérieure d’Ernst Mach (1838-1916) sont là pour nous montrer que Comte n’a pas été le seul à insister sur la valeur cruciale de la vérification, l’importance de l’histoire des sciences et à rejeter hors de la science toute espèce de « métaphysique » (entendue comme énoncé en généralité non étayé par des preuves). Cette partie essentiellement historique visait à démontrer qu’il est très difficile, surtout aujourd’hui, de déterminer une signification tout à la fois précise et historiographiquement correcte du positivisme.
  2. 2. Qu'est-ce qu'être positiviste ? — Je voulais ensuite (et de manière quelque peu paradoxale) tenter de dégager tout de même un noyau dur du positivisme, grosso modo les points de blocage avec d’autres corpus doctrinaux relativement voisins. Il s’agissait tout particulièrement de préciser ce qui pourrait être significatif par rapport aux débats actuels dans les sciences humaines (les plus « complexes » et les plus éminentes pour Comte), et en géographie en particulier.
  3. 3. Positivisme et géographie — Je voulais enfin discuter de la pertinence du label positiviste quand il est appliqué en géographie, par le passé ou aujourd’hui. Je voulais entre autres évoquer ce qui me semble une incompatibilité profonde entre les valeurs des postvidaliens et un positivisme, fût-il light. À ce titre, je comptais évoquer la critique des thèses des élèves de Vidal par François Simiand dans L’Année sociologique (1909) comme révélatrice des points de blocage entre l’école française et les « positivistes » de leur temps. Par la suite, je souhaitais discuter du qualificatif « positiviste » accolé à la géographie « théorique et quantitative », qu’elle soit américaine ou française. En effet, s’il y a un air de famille entre les conceptions des théoriciens-quantitativistes et le positivisme (dans sa version historique ou dans celle héritée de Rudolph Carnap), il y a en revanche des différences fondamentales, qu’on ne peut dissimuler sauf à critiquer à la truelle un supposé scientisme (en fait) de l’analyse spatiale.

Voilà ce que je comptais faire. Concrètement, l’exposé historiographique a pris beaucoup plus de temps que prévu, et j’ai été amené à développer un « noyau dur » plus tôt que prévu.

Je n’ai pas le temps de tout reprendre ici, mais je souhaite renseigner quelques points précis.

 

Remarques

Quant on réfléchit à la position du positivisme dans l’histoire des doctrines épistémologiques, on néglige souvent de signaler en quoi il s’inscrit dans une tradition qui remonte, au moins, au chancelier Francis Bacon (1560-1626), et dans quelle mesure il rompt avec elle. La principale continuité, qui résistera jusqu’à The Structure of Scientific Revolutions (1962) de Thomas Kuhn, consiste à placer au centre de la science le couple faits empiriques / théories, et à examiner les modalités d’articulation entre les uns et les autres. L’empirisme baconien est souvent considéré comme inductiviste : au départ est l’observation des phénomènes, purifiée des idolae (représentations préconçues), qui dégage la « forme exacte de la chose » et débouche sur l’établissement rigoureux de relations de causalité. « En outre, il a fondé la recherche scientifique sur l'idée que la nature est régie par des lois, lois qui existent antérieurement à et indépendamment des fictions que l'esprit peut inventer » (M. Le Doeuff). Bacon fut aussi l’un des premiers à penser la division du travail scientifique et l’idée de progrès.
    Le cadre se retrouve deux siècles et demi plus tard chez Comte, mais avec des différences majeures, pour partie héritées de David Hume : « Hume est ainsi le premier a avoir parlé du critère de vérifiabilité permettant de distinguer le non-sens (la métaphysique) du discours sensé (la science principalement). » (Hacking, 1989, p. 86). Après Newton et Hume, Comte rejette également (dans l’esprit de son temps) la notion de cause, jugée trop métaphysique, et lui préfère l’idée de « lois naturelles invariables », qu’il considérait comme des productions purement anthropologiques, la recherche de causes en soi étant une idée métaphysique. Par ailleurs, Comte rejetait l’inductivisme baconien, qui lui semblait chimérique. Il faut dire que la position du père du positivisme dans le débat entre vérification déductive (faisant suite à une induction) et (ce qu’on appellera plus tard) falsification est pour le moins ambiguë. Il estimait que l’on ne peut chercher à vérifier une loi par des régularités phénoménales si l’on ne dispose pas de préconceptions théoriques. Et les « lois naturelles invariables » ne sont pas ontologiquement naturelles : elles sont un effort de l'humanité qui ne vaut que par les faits qu'elles permettent d'articuler. Elles sont en ce sens « des fictions que l'esprit peut inventer », qui ne trouvent leur intérêt que ratifiées par les seules choses réelles : les phénomènes. De toutes façons, le positivisme rompt sur ce point avec la tradition empiriste, même si seuls les phénomènes observables permettent de donner une assise à la recherche de lois.

 

Ian Hacking a formulé des hypothèses très fortes  sur ce qui lie les différentes formes de positivisme, qui recompose un ensemble d'auteurs qui sont loin cela dit d'avoir eu un usage de l'étiquette. Citons :

Le positivisme peut se définir par quelques idées forces. (1) L’importance accordée à la vérification (ou à une variante comme la falsification) : une proposition n’a de sens que si l’on peut, d’une quelconque manière, établir sa vérité ou sa fausseté. (2) La priorité accordée à l’observation : ce que nous pouvons voir, toucher ou sentir fournit, sauf pour les mathématiques, la matière ou le fondement le plus appréciable de la connaissance. (3) L’opposition à la cause : dans la nature, on ne trouve pas de causalité dépassant ou surpassant la constance avec laquelle des événements d’un certain type sont suivis par des événements d’un autre type. (4) Le rôle mineur joué par l’explication : expliquer peut contribuer à organiser des phénomènes mais le pourquoi reste sans réponse. On peut seulement remarquer que le phénomène se produit régulièrement de telle ou telle manière. (5) Opposition aux entités théoriques : les positivistes ont tendance à être non réalistes parce qu’ils limitent la réalité à ce qui est observable mais aussi parce qu’ils s’opposent à la causalité et se méfient des explications. Leur rejet de la causalité les fait douter de l’existence des électrons simplement parce que ces derniers ont une action causale. Ils soutiennent qu’il s’agit là seulement de régularités constantes entre phénomènes. (6) L’opposition à la métaphysique est finalement le dénominateur commun entre les points (1) à (5) ci-dessus. Propositions invérifiables, entités inobservables, causes, explications profondes, tout cela, dit le positiviste, est objet de métaphysique et doit être abandonné. (Hacking, 1989, p. 82).

Par rapport à la vulgate qui en a été tirée, le positivisme comtien se distingue sur plusieurs points. Il n’est pas du tout un réalisme « naïf », qui considérerait que les faits et choses dans le monde nous sont « données » de manière brute. Plus encore, le positivisme adopte une position fondamentalement critique et historiciste à propos des théories scientifiques humaines — même si ces dernières sont pensées comme l’expression d’un progrès continu. Par ailleurs, Auguste Comte était loin de penser que la science était le seul horizon de l’action humaine (à la différence de ce qu’on appellera plus tard scientisme), même si elle constitue en quelque sorte le préalable à la constitution d’une société positive (pour laquelle elle aurait valeur d’exemple). Enfin, par la place accordée à l’histoire des sciences, le positivisme interdit une naturalisation radicale des visées de l’activité scientifique, toujours ressaisie dans son épaisseur « sociologique ».

Deux aspects du positivisme sont également peu connus, qui revêtiraient un écho particulier dans le contexte de ce début du XXIe siècle.
Le premier est le rejet absolu d’une connaissance de soi, ou par soi, en rupture complète par rapport à Descartes. Le scientifique comtien ne se connaît pas lui-même et ne saurait établir de savoir subjectif. L’une des conditions essentielles de la vérification est l’objectivation des phénomènes, c’est-à-dire leur mise à distance. Par conséquent, les effets d’amalgame entre « esprit cartésien » et « positivisme » sont problématiques à la base. La posture comtienne déboucherait plutôt sur l’éviction des régimes cognitifs fondés sur une perspective subjective. Nombre ont pourtant éclos bien au-delà de la mort de Comte : la psychologie (comme connaissance fondée sur l’intersubjectivité), la phénoménologie, etc.
    Le second est un rejet de la mathématisation, corollaire chez Auguste Comte de sa croyance en la spécificité méthodologique de chaque type de science. En effet, contrairement aux positivistes logiques du XXe siècle ou aux poppériens, il n’a jamais considéré la science comme une, bien au contraire, attribuant à chaque science historiquement constituée des procédures de vérification spécifiques. Il était en outre violemment hostile aux probabilités et notamment à leur importation en médecine et dans les sciences humaines, ce qui l’a conduit à rejeter l’économie naissante. À la différence de son contemporain Cournot, du fait notamment de son affiliation à l’école mathématique de Lagrange et de son adhésion aux idées de Bichat, il a évacué la possibilité de fonder une économie mathématisée à base probabiliste. Il y va en outre (mais ce serait à explorer davantage) d’une conception binaire des lois scientifiques, qui ne peuvent être que vraies ou fausses, vérifiées ou infirmées, ce qui fait leur valeur positive. Il n'y a pas de place pour le « peut-être » dans les sciences, qui résistsent ou qui cassent. En cela, Comte annonce davantage Popper que les positivistes logiques !

Ce qui rend tout examen du legs positiviste épineux est la cascade de réinterprétations de la pensée de Comte qui fait écran entre ce dernier et les entreprises ultérieures — et ce dès la correspondance avec John Stuart Mill, dont certains exégètes contemporains (Juliette Grange, Annie Petit) ont pu dire qu’elle était un monument d’incommunicabilité. Or c’est précisément par le filtre de J. S. Mill que de très nombreux penseurs et philosophes ultérieurs ont eu « accès » au positivisme. Or, sur au moins trois aspects, il y a une rupture majeure : la méthode scientifique universelle que Mill dégage, fondée sur ce qu’on appelle le « modèle inductif des variations concomitantes » (dont Émile Durkheim, entre autres s’est inspiré), est dans son principe comme dans son inspiration, incompatible avec les idées de Comte ; ensuite, la valeur du point de vue individuel dans la doctrine du philosophe anglais — et ses répercussions pour fonder une psychologie scientifique — se heurtent frontalement à l’objectivisme anti-individualiste de son inspirateur français ; enfin, l’idée de causalité est réintroduite dans l'ensemble du « positivisme hétérodoxe » à partir des écrits de Mill.
    En somme, dès la deuxième moitié du XIXe siècle, il y a eu séparation entre un positivisme dérivé, largement transformé, et hautement diffusé, et un positivisme puriste — qui est resté confiné dans des « églises » confidentielles (Comte était très attaché à l’idée d’une communion positiviste, substitutive aux religions traditionnelles). Il y a sans doute là une difficulté majeure pour toute historiographie qui voudrait dégager quelque chose comme une essence du positivisme.

Dans la tradition française de philosophie des sciences, A. Comte a exercé une influence majeure, notamment au travers du postulat que la science a pour activité d’énoncer des lois (visée nomothétique) et de les soumettre à des vérifications, mais aussi par l’importance donnée à l’historicisation et à la particularisation des disciplines. Dans ce sens, des épistémologues aussi importants que Gaston Bachelard, Georges Canguilhem et Jean Piaget sont pour partie comtiens. En revanche, per exemple, la conception discontinuiste que l’on trouve chez Bachelard (autour du thème de la « rupture épistémologique ») et l’importance du formalisme logico-mathématique chez Piaget, font que l’on ne peut plus véritablement parler de « positivisme » à propos de ces auteurs.

 

Positivisme et géographie classique

Ce que je vais aborder ici est l’aspect le moins renseigné du sujet. Les recherches empiriques sur l’influence de positivismes divers en géographie sont quasi inexistantes. En revanche, depuis au moins deux décennies (sinon davantage), le terme a surtout valeur péjorative. Je ferais l’hypothèse que c’est massivement un gros mot dans les sciences humaines depuis les années 1970, même si l’usage dévaluant est attesté depuis beaucoup plus longtemps (sans doute depuis l’invention du terme, ou presque). Déjà pour Wilhelm Dilthey, le positivismus était l’ennemi, même si J. Grange (2003) a pu montrer que le philosophe des « sciences de l’esprit » (geistenwissenschaften) n’avait connu le comtisme que dans le miroir déformant de J.S. Mill. (Je ne fais pas innocemment référence à Dilthey, mais dans la mesure où il est souvent identifié comme le fondateur du schème des deux formes de rationalité scientifique pensées comme irréductibles, sciences de la nature vs sciences qu’on appelle aujourd’hui « sociales »).
Ce qui suit a donc en l’état une valeur conjecturale. Ce sont des hypothèses qu’il serait nécessaire (dans un esprit rigoureusement positif) de mettre à l’épreuve…

Quant s’est accentué le processus de légitimation universitaire de la géographie en France (1890-1910), le grand « moment » positiviste (les années 1880), avec toutes ses ambiguïtés, était déjà dissipé. Il n’empêche que rétrospectivement il y a quasiment synchronie. L’idée qu’une science se légitime par sa capacité à dégager des lois dans un certain ordre de phénomènes, et qu’elle doit pour ce faire développer une méthode spécifique, est tout à fait positiviste. Dans un texte-vitrine comme « La géographie humaine, ses relations avec la géographie de la vie » (1903), Paul Vidal de la Blache se soumet à un ensemble de schèmes du positivisme post-comtien. Comme la plupart de ses contemporains, il a réintégré la notion de causalité dans la sphère du scientifiquement légitime. Il insiste aussi sur les procédures de classification des phénomènes, et met en avant un comparatisme méthodologique assez proche de celui de Durkheim. En revanche, il fait montre d’un holisme cognitif plus proche de Comte que des positivistes de son époque : « Ce n'est pas de telle société ou de tels groupes de sociétés, mais d'une image d'ensemble de l'humanité qu'il faut s'inspirer dans l'appréciation des cas multiples et divers que rencontre notre étude. » L’insistance mise sur la complexité des « faits » rappelle la hiérarchisation comtienne des sciences par complexification croissante, même si l’inspiration théorique est en fait multiple :

La géographie humaine mérite donc ce nom, parce que c'est la physionomie terrestre modifiée par l'homme qu'elle étudie ; elle est en cela géographie. Elle n'envisage les faits humains que dans leur rapport avec cette surface où se déroule le drame multiple de la concurrence des êtres vivants. Il y a donc des faits sociaux et politiques qui ne rentrent pas dans sa compétence, ou qui ne s'y rattachent que si indirectement, qu'il n'y a pas lieu pour elle de s'en occuper. Malgré cette restriction, elle garde avec cet ordre de faits de nombreux points de contact. Mais cette branche de la géographie procède de la même origine que la géographie botanique et zoologique. C'est d'elles qu'elle tire sa perspective. La méthode est analogue ; bien plus délicate seulement à manier, comme dans toute science où l'intelligence et la volonté humaines sont en jeu.

 

La géographie classique partage aussi avec le positivisme une répugnance à aborder « l’homme » et « l’humain » autrement que sous un angle collectif et objectivé. C’est ce que rappelle Albert Demangeon dans « Une définition de la géographie humaine », un texte tardif (1942) : « Renonçons à considérer les hommes en tant qu'individus » (p. 28). À tort ou à raison, cette invite a été longtemps considérée comme l’explicitation d’une règle majeure de la géographie postvidalienne. Sous réserve d’inventaire, cette restriction peut être considérée comme pertinente pour décrire une dimension (parmi d’autres) du paradigme classique. Pour autant, il est difficile de considérer celui-ci comme exclusivement influencé par des préceptes positivistes. Bien au contraire…
    Je ne développerai pas ce point ici, mais ce que j’ai examiné ailleurs comme un réalisme de la géographie classique s’oppose sur de nombreux points à une inspiration positiviste. La prévalence de la « restitution » exhaustive sur la recherche de généralités (sans même parler de lois) est un élément-clé. À ce titre, dans une conception positiviste, la géographie postvidalienne serait plutôt de la compilation d’informations qu’une science. Par ailleurs, la prédilection de Vidal et de nombre de ses élèves pour les causes relatives (sous-déterminées ?) ou circulaires, allait complètement à l’encontre du déterminisme inscrit dans le post-positivisme de leur époque. Il serait à ce titre utile de replonger dans la magnifique recension par François Simiand de cinq thèses d’élèves de Vidal (1909, déjà évoquée), superbe cas d’incommunicabilité entre un sociologue durkheimien « positiviste » et des travaux qui échappent (à plusieurs titres) aux canons de la scientificité de leur temps. La réticence assez systématique des postvidaliens (et de leurs héritiers) à l’encontre des conceptions préalables et des généralités à priori s’inscrit aussi dans un cadre assez peu positiviste.

 

Dans ce panorama à grands traits, il faudrait faire un sort à ces deux hétérodoxes du classicisme que sont Jean Brunhes et Camille Vallaux. Par leur propension (très relative) à la généralisation préalable et leur goût pour les « classifications positives », ils constituent certainement la frange la plus perméable au « positivisme » de l’école française de géographie. L’extrait qui suit des Sciences géographiques (1925) de Camille Vallaux est éloquent :

La Géographie ne se contente pas de décrire, elle explique. Il serait plus exact de dire qu'elle croit avoir conquis, depuis un siècle, le droit à l'explication ; de toutes ses conquêtes, c'est assurément la plus brillante. Décrire des montagnes, des rivières et des côtes, aligner des chiffres de populations, de villes et d'États, sonder les profondeurs des mers, voilà sans doute des travaux intéressants. Mais si ces travaux et les autres recherches géographiques ne nous menaient pas à l'explication scientifique, ils auraient juste autant de valeur, au point de vue de la connaissance, qu'une collection de faits divers empruntée aux journaux. La Géographie a conquis son droit de cité scientifique depuis qu'elle explique ou veut expliquer les choses : De quel ordre sont les explications tentées par elle ?
La Géographie prend tous les accidents de la surface terrestre qu'il est possible de représenter sur des cartes, et elle tâche de découvrir entre ces masses et ces lignes des liens rationnels. À ce titre, elle s'appelle la Géographie physique et fait partie des sciences naturelles.
La Géographie prend aussi les masses et les groupes humains en rapport avec les nécessités physiques où ils vivent, leur expansion sur le globe et les modifications de diverse nature qu'ils font subir à la surface terrestre. À ce titre, elle s'appelle la Géographie humaine et fait partie des sciences sociales. (Vallaux, 1925, p. 4)

 

Faute de temps pour commenter cet extrait, je laisserai à la sagacité du lecteur le soin d’extraire ce qu’il y a de positiviste dans ce passage… Dans ma thèse, j’ai également mis l’accent sur une autre dimension que l’on pourrait qualifier de positiviste chez C. Vallaux, à savoir sa conviction que « l'écran des représentations symboliques et schématisées » s’interpose entre le savant et le monde. Sous l’influence des hommes de science de son temps, il allait jusqu’à affirmer que « les procédés [descriptifs] ne varient pas en fonction de l'infinie complexité des choses, mais en raison des besoins particuliers et de la structure de notre entendement, d'après des règles pour lesquelles, sans doute, il n'y a guère d'autre critérium que celui de la commodité, franchement reconnu par Henri Poincaré pour des sciences beaucoup mieux outillées et plus sûres de leur objet que la nôtre. » (Vallaux, 1925, p. 176). Cette posture sceptique sur la conformité au monde des procédures cognitives et la logique fondamentalement anthropologique de « l’entendement » est un thème par excellence comtien, qui ne diminue en rien le réalisme par ailleurs affiché.
Je ferais volontiers l’hypothèse que l’appétence de Brunhes et Vallaux pour les « généralisations » a beaucoup contribué à leur discrédit auprès de leurs contemporains (ils ont été régulièrement éreintés dans les revues ou la correspondance d’auteurs comme Albert Demangeon, Jules Sion ou Lucien Febvre).

 

Positivisme et géographie théorique et quantitative

En revanche, et inversement, c’est le manque d’appétit des classiques pour la recherche de « lois » qui a été épinglé dans un premier temps aux États-Unis (Schaefer, 1953 ; Harvey, 1969), puis en France (à partir de 1972). L’émergence d’une critique de l’exceptionnalisme, adossée à une posture nomothétique (il faut rechercher des lois en géographie) a été lu à posteriori comme un « néo-positivisme » (parmi d’autres) — notamment par les contempteurs précoces de la géographie théorique et quantitative. Pourtant, les sources d’inspiration épistémologique de l’analyse spatiale sont parfois très éloignées de la tradition positiviste. Ainsi que l’ont perçu précocement des auteurs comme Pierre George ou Jean Labasse, la quantitative geography américaine devait beaucoup au pragmatisme, courant philosophique qui a des aspects anti-réalistes, mais pas du tout similaires au positivisme. L’idée d’une recherche finalisée par des objectifs (fussent-ils cognitifs) est complètement anti-comtienne, pour le coup, et très peu conforme aux canons de l’épistémologie européenne (avant les années 1970 au moins). Par la suite, c’est surtout la référence à Karl Popper qui s’est imposée, lequel ne peut apparaître positiviste qu’à des personnes ignorant tout de l’histoire de la philosophie anglo-saxonne (cf. Hacking, 1989, sur le sujet).

Pour ce qui est de la France, les références épistémologiques des géographes en révolution des années 1970 étaient Gaston Bachelard, Jean Piaget et Louis Althusser, autant d’auteurs que l’on peut difficilement qualifier directement de « positivistes » (cf. supra). Au reste, l’attitude de nombreux « nouveaux géographes », par la référence au rôle médiateur du langage ou par l’insistance sur « l’inaccessibilité du réel », évoquent plutôt le nominalisme — qui est un anti-réalisme beaucoup plus radical que celui des positivistes, notamment parce qu'il jette le doute sur l'autonomie des phénomènes. Sur ce sujet assez délicat, je renvoie à ce que j’ai pu écrire ici et là, notamment dans « La géographie comme science » (2006) et dans Le Plain-pied du monde (2003 et à paraître). L’exigence nomologique est commune à un grand nombre de doctrines épistémologiques. J’aurais même tendance à considérer qu’il s’agit du dénominateur de presque tous les discours qui attachent de la valeur à la science, à l’exception (partielle) de la tradition héritée de Wilhelm Dilthey, Heinrich Rickert et Max Weber.
    S’il est un aspect sur lequel l’analyse spatiale peut sembler « positiviste », c’est dans un certain style d’objectivation, qui a semblé exclure durablement la prise en compte des individus et de leurs représentations singulières. Longtemps, les modèles canoniques de la locational analysis (von Thünen, Christaller, Alonso, écologie urbaine factorielle) ont accrédité l’idée d’une interprétation mésoscopique, objectivée et forcément collective de la production de l’espace par les sociétés. Pourtant, la généralisation récente des systèmes multi-agents est peut-être la preuve qu’il n’y a pas d’incompatibilité irréductible entre le souci de l’individuel, l’intérêt pour les représentations subjectives et l’analyse spatiale. Celle-ci n’est sans doute pas « consubstantiellement » objectiviste — pas davantage que positiviste… En revanche, rabattre toute connaissance de l’homme en société sur une « connaissance de la connaissance » n’est pas non plus sans risques en termes de possibilités cognitives. Il serait à mon avis mutilant de s’interdire toute investigation sur des objets qui n’ont pas fait l’objet de représentations collectives préalables.
    Par ailleurs, le traitement du « social spatialisé » par la modélisation accrédite pour certains une conception de l’espace comme un ordre de phénomènes autonome, opération typique du « positivisme à la Durkheim » (« traiter les faits spatiaux comme des choses », indépendamment de leur signification sociale, pourrait-on pasticher !). Il convient de noter que les controverses sur le sujet ont été violentes parmi les géographes théoriciens-quantitativistes, et ce dès les années 1970 (dans un cadre largement marxiste). « Fétichiser l’espace » n’était déjà pas bien porté alors, et un auteur comme Franck Auriac, pourtant ostensiblement (ou rétrospectivement) « positiviste », a consacré des pages lumineuses à la question. J’ai déjà écrit sur le sujet dans mon blog intitulé « Du spatialisme et du pluralisme ».
    Peut-être certains géographes particuliers (Henri Reymond ? Georges Nicolas ? Roger Brunet ?) se reconnaîtraient-ils davantage dans le sobriquet de « positiviste » que d’autres ? Mais il y aurait toujours un ou plusieurs critères les éloignant drastiquement des « positivismes » officiels, de sorte que l’exercice aurait vite un caractère scholastique…

 

Conclusion et envoi

En définitive, entre l’élaboration comtienne et un épistémologue du début du XXIe siècle, ce sont presque deux siècles de reformulations, déplacements, dilutions, subversions, etc., qui s’interposent. Comme doctrine singulière, le positivisme est une dépouille dont il nous reste des héritages épars. S’il en reste des traces, c’est par la médiation de doctrines qui l’ont partiellement incorporé tout en le subvertissant, comme le constructivisme piagétien, le falsificationnisme, l’« empirisme constructif » de Bas van Fraassen, etc. Toutes n’ont pas eu le même retentissement en géographie. Si on considérait cette dernière comme un domaine d’épreuve de la rémanence des thèses positivistes, nul doute que l’expérience serait particulièrement parlante, en termes d’éparpillement, de contresens, de flou… Mais la géographie n’est sans doute pas la science institutionnelle la plus commode pour parler de positivisme ! En revanche, on y use et abuse de l’étiquette comme d’une insulte, en dépit du bon sens, souvent.
    Je clos cet envoi avec le sentiment d’avoir expédié en 7 pages word et un jour et demi de rédaction un sujet qui mériterait un traitement bien plus long et bien moins contingent. Il s’appuie toutefois sur des semaines de lecture et quelques années d’expérience. Je ferai sans doute des remaniements à l’avenir, et suis ouvert à toutes les objections et critiques.
    Sur le positivisme, je demeure foncièrement convaincu que l’excès d’indignité et les lazzis actuels mésestiment les vertus d’une doctrine honorable. Après tout, dans notre monde « virtuel » où la com’ et le symbole se sont substitués à l’exigence de vérification scrupuleuse, rien de plus has been que de réclamer des preuves, et pourtant… Appliquer les préceptes de Comte aux baratins et aux effets de manche afin de les dégonfler comme des baudruches, quoi de plus nécessaire, si l’on veut redonner un peu de tangibilité à notre monde ?

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Positivisme et géographie : une bibliographie

Le commentaire accompagnant cette bibliographie est intitulé "notes de cours". J'ai consacré une journée à l'écrire, en dépit des autres tâches qui m'incombent. Comme tout ceci procède d'un cours récent, je ne voulais pas laisser trop traîner l'exercice.

 

 

Positivisme et géographie

 

Une bibliographie de travail

1°) Éléments d’initiation

Besse, J.-M., « Généralités épistémologiques », dans M.-C. Robic, dir., Géographie. Déterminisme, possibilisme, approche systémique, Vanves, Cours CNED, 2001, fascicule I, p. 1-21 (1ère partie) et 1-22 (2e partie).

Grange, J., Comte (1798-1857) : Sciences et philosophie, Ellipses, « Philosophie », 2006.

Hacking, I., Concevoir et expérimenter. Thèmes introductifs à la philosophie des sciences expérimentales [trad. B. Ducrest], Christian Bourgois, « Épistémè essais », 1989, spéc. ch. III, p. 81-106.

Ulises Moulines, C., La philosophie des sciences fin xixe / début xxie siècle. L’invention d’une discipline, Éditions ENS rue d’Ulm, 2006.

Vatin, F., « Comte et Cournot. Une mise en regard biographique et épistémologique », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 8, p. 9-40.

Wagner, P., dir., Les philosophes et la science, Gallimard, folio essais inédit, 2002.

 

2°) Approfondissements historiques et épistémologiques

Bourdeau, M., Braunstein, J.-F. & Petit, A., Auguste Comte aujourd’hui, Kimé, « Philosophie-épistémologie », 2003.

Braunstein, J.-F., « La philosophie des sciences d’Auguste Comte », dans P. Wagner, dir., Les philosophes et la science, Gallimard, folio essais inédit, 2002, p. 787-822.

Collectif, « La Réception du positivisme (1843-1928 », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 8, 2003.

Comte, A., Philosophie des sciences (anthologie préparée et présentée par Juliette Grange), Gallimard, « Tel », 1997.

Durkheim, É., Les règles de la méthode sociologique, Félix Alcan, 1895 ; Rééd. Flammarion, « Champs », 1988.

Garreta, G., « Ernst Mach : l’épistémologie comme histoire naturelle de la science », dans P. Wagner, dir., Les philosophes et la science, Gallimard, folio essais inédit, 2002, p.624-658.

Grange, J., La Philosophie d’Auguste Comte, PUF, 1996.

Grange, J., « Expliquer et comprendre de Comte à Dilthey », dans N. Zaccaï-Reyners, dir., Explication-compréhension. Regards sur les sources et l’actualité d’une controverse épistémologique, éditions de l’université de Bruxelles, « Philosophie et société », 2003, p. 13-34.

Jacob, P., L’Empirisme logique, ses antécédents, ses critiques, Minuit, « Propositions », 1980.

Jacob, P., De Vienne à Cambridge. L’héritage du positivisme logique de 1950 à nos jours précédé de Comment peut-on ne pas être empiriste ?, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1980.

Langlois, C.-V. & Seignobos, C., Introduction aux méthodes de recherche historique, Librairie Hachette, 1898 ; rééd. : Paris, éds Kimé, 1992.

Lepenies, W., « Les métamorphoses d’Auguste Comte. Science et littérature aux origines du positivisme », dans Les trois cultures. Entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, éds de la M.S.H., 1990, p. 17-44.

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Petit, A., dir., Auguste Comte. Trajectoires positivistes. 1798-1998, L’Harmattan, « Épistémologie et philosophie des sciences », 2003 ;

Petit, A., « Contributions positivistes à l’enseignement des sciences », dans H. Gispert, N. Hulet et M.-C. Robic, dir., Science et enseignement. L’exemple de la grande réforme des programmes du lycée au début du xxe siècle, Vuibert, INRP, 2007, p. 81-102.

Van Fraassen, B., The Scientific Image, Oxford University Press, 1980.

3°) Textes « positivistes » en géographie

Auriac, F., « Analyse spatiale et matérialisme : introspection », Géocarrefour, n° spécial « Les références des géographes », F. Durand-Dastès, dir., LXXVIII, 2003, n° 1, p. 7-11.

Brunhes, J., La Géographie humaine, t. I : « les faits essentiels, groupés et classés » ; t. II : « Monographies », Paris, Félix Alcan, 1910, 2e rééd. : 1925.

Chamussy, H., Charre, J., Durand, M.-G., & Le Berre, M., « Espace, que de brouillons commet-on en ton nom ! », Brouillons Dupont, n° 1, 1977, p. 15-30.

Demangeon, A., « Une définition de la géographie humaine », Problèmes de géographie humaine, Paris, A. Colin, 1942, p. 25-34.

Dauphiné, A., « Mathématiques et concepts en géographie », dans Groupe Dupont, Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, p. 7-24.

Gallois, L., « Conclusion II » dans Régions naturelles et noms de pays. Étude sur la région parisienne, Paris, A. Colin, 1908, p. 216-235.

Gottmann, J., « De la méthode d'analyse en géographie humaine », Annales de géographie, LVI, n° 301, janv.-mars 1947, p. 1-12.

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Pumain, D., Saint-Julien, T. & Vigouroux, M., « Jouer de l’ordinateur sur un air urbain », Annales de géographie, vol. XCII, n° 511, p. 331-346.

Reymond, H., « Une problématique théorique pour la géographie : plaidoyer pour une chorotaxie expérimentale », dans H. Isnard, J.-B. Racine & H. Reymond, Problématiques de la géographie, Paris, P.U.F., 1981, p. 163-249.

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    Vallaux, C., Les sciences géographiques, Paris, Alcan, 1925.

4°) Textes « antipositivistes » en géographie

Berque, A., Médiance, de milieux en paysages, Montpellier, Gip Reclus, coll. « Géographiques », 1990.

Claval, P., « Du point de vue fonctionnaliste au point de vue culturel », L’Espace géographique, XV, 1986, n° 2, p. 90-96.

Chamussy, H., « Les géographes au risque de la complexité », Géocarrefour, n° spécial « Les références des géographes », F. Durand-Dastès, dir., LXXVIII, 2003, n° 1, p. 61-70.

Dardel E., L'homme et la terre, 1951, Réédition : Bibliothèque Nationale, CTHS, 1990.

Debarbieux, B., « L’exploration des mondes intérieurs », dans R. Knafou, dir., L’état de la géographie, autoscopie d’une science, Belin, « Mappemonde », 1997, chap. X, p. 371-384.

Ferrier, J.-P., « Le territoire de la vie quotidienne et le référentiel habitant », dans Groupe Dupont, Géopoint 82, Les territoires de la vie quotidienne, Avignon, 1982, p. 71-199.

Ferrier, J.-P., Raffestin, C & Racine J.-B., « Vers un paradigme critique : matériaux pour un projet géographique », L’Espace géographique, VII, 1978, n° 4, p. 291-297.

Ferrier, J.-P., Antée I. La géographie, ça sert d’abord à parler du territoire ou le métier du géographe, Aix en Provence, Édisud, 1983.

Ferrier, J.-P., « Habiter / Penser la Terre : géographie et idée de l’avenir (Nouveau Moyen Âge et sortie de "crise" », Méditerranée, 1986, n° 3, p. 3-10.

Frémont, A., La Région, espace vécu, PUF, 1976 ; rééd. Flammarion, « Champs », 1999.

Groupe Dupont, Géopoint 82, Les territoires de la vie quotidienne. Recherche de niveaux signifiants dans l’analyse géographique, Avignon, 1982.

Harley, J.-B., « Déconstruire la carte », dans Le pouvoir des cartes. Brian Harley et la cartographie [trad. P. de Lavergne], A.S. Bailly et P. Gould éds, Anthropos, « Géographie », 1995, p. 61-85.

Lussault, M., « Reconstruire le bureau (pour en finir avec le spatialisme) », dans Chivallon, C., Ragouet, P. & Samers, M., Discours scientifiques et contextes culturels : géographies britanniques et françaises à l’épreuve postmoderne, Bordeaux, M. S. H. d’Aquitaine, 2000, p. 225-251.

Racine J.-B. & Bailly, A. S., « La géographie et l’espace géographique : à la recherche d’une épistémologie de la géographie », L’Espace géographique, VIII, 1979, n° 4, p. 283-291.

Racine, J.-B. & Ptéroudis, É., « Argumentation et géographie humaine », Revue européenne des sciences sociales, XXXV, 1997, n° 107, p. 87-108.

Raffestin, C., « Pourquoi n’avons-nous pas lu Éric Dardel ? », Cahiers de géographie du Québec, XXI, n° 84, décembre 1987, p. 471-481.

Raffestin, C., « Théories du réel et géographicité », EspacesTemps, n° 40-41, 1989, p. 26-31.

Raffestin, C., « Géographie et écologie humaine », dans A. Bailly, R. Ferras & D. Pumain, dir., Encyclopédie de géographie, économica, 1995, chap. II, p. 23-36.

5°) Réflexions sur positivisme et géographie

Auriac, F., & Brunet, R., dir., Espaces, jeux et enjeux, Fayard-Fondation Diderot, 1986.

Besse, J.-M., « Sociologues et géographes au début du xxe siècle : un mauvais débat », Cahiers de philosophie, Lille III, 1982.

Chamussy, H., « Le groupe Dupont ou les enfants du paradigme », dans R. Knafou, dir., L’état de la géographie, autoscopie d’une science, Belin, « Mappemonde », 1997, chap. X, p. 134-144.

Collectif, « Les références des géographes », F. Durand-Dastès, coord., Géocarrefour, LXXVIII, 2003, n° 1, p. 3-77.

Orain, O., « La géographie comme science. Quand « faire école » cède le pas au pluralisme » dans M.-C. Robic, dir., Couvrir le monde. Un grand xxe siècle de géographie française, Ministère des affaires étrangères, Association pour la diffusion de la pensée française (ADPF), 2006, p. 81-115.

Pumain, D. & Robic, M.-C., « Le rôle des mathématiques dans une « révolution » théorique et quantitative : la géographie française depuis les années 1970 », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 6, avril 2002, p. 123-144.

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Le présentisme dans son contexte

Ainsi que je l'ai annoncé ici et ailleurs, la Société française pour l'histoire des sciences de l'homme (SFHSH) a tenu jeudi 31 mai et vendredi 1er juin un colloque pour les 20 ans de sa création. Je n'en ferai pas un compte-rendu, car je n'ai vraiment pas le temps nécessaire pour me livrer à ce genre d'exercice. En revanche, j'ai été rasséréné de voir évoquer deux sujets qui me semblent particulièrement importants : Christian Topalov est revenu sur le problème du présentisme et divers intervenants (Daniel Becquemont, Jacqueline Carroy, Bertrand Müller) ont, selon des voies diverses, repris la quetion du régime épistémologique des sciences de l'homme.
Rares sont les géographes qui réfléchissent au statut de leur discipline hors des topiques construites dans les années 1970 (induction vs falsification, approche nomothétique vs idiographique, etc.). Rares sont les références aux différentes traditions qui envisagent un statut épistémologique particulier pour les sciences de l'homme : celle héritée de W. Dilthey, H. Rickert et M. Weber, revivifiée par P. Ricoeur, les réflexions de J.-C. Passeron sur l'irréductibilité historique des sociétés humaines et l'approche clinique, les propositions de I. Hacking concernant les effets de feedback des sciences de l'homme sur les personnes et les groupes étudiés. En quelque sorte, l'épistémologie anglosaxonne unitaire, telle qu'elle s'est imposée depuis les années 1930, demeure l'horizon indépassable. Présentement, ce n'est pas ce sujet que je souhaite développer, mais celui du présentisme (comme symptôme).
Je prends date pour revenir sur les épistémologies non standard. Le sujet est suffisamment complexe pour que je ne veuille pas l'expédier en quelques lignes.
Je veux donc essayer de dire quelques mots sur ce que les historiens des sciences appellent le "présentisme" et qu'ils sont à peu près les seuls à nommer et figurer ainsi. Il y a plusieurs pages sur la question dans les deux versions du Plain-pied : la thèse et le livre. Ce que j'essaierai de dire ici sera différemment formulé et plus général.
Toute lecture (au sens large) que nous entreprenons est une expérience ici et maintenant, ancrée dans notre présent d'individu. Mais nous ne sommes pas des sujets immunisés à toute influence. Nous sommes tous insérés dans diverses cultures et marqués par une inscription sociale. Ceci posé, il y a forcément un écart entre tout lecteur et tout auteur : temporel, social, culturel, "mondain" (au sens de N. Goodman). Le texte est un objet transactionnel à travers lequel les intentions signifiantes de celui qui l'a écrit rencontrent plus ou moins le regard du lecteur, qui accommode ce qu'il trouve. Trois disciplines universitaires ont plus ou moins pour projet d'éduquer notre regard pour qu'il colle à l'intention originelle de l'auteur : l'histoire, la philosophie et les Lettres. Je dis bien : plus ou moins. Les philosophes ont un rapport assez ambigu à ce qu'on pourrait appeler la littéralité. J'y reviendrai. Les littéraires s'affranchissent souvent de celle-ci, dans la mesure où ce sont les moyens du message plus que sa dénotation qui les intéressent. L'interprétation, en tant qu'elle vise un sens irréductible à la "tyrannie de l'auteur" (M. Couturier), considère la compréhension simple comme un degré élémentaire de la lecture. En revanche, les erreurs manifestes sont impardonnables : le contresens est la faute la plus lourdement sanctionnée par les disciplines du texte, et le faux-sens vient juste après.
L'histoire a une position assez particulière. Elle n'est pas simplement travail sur du texte, car elle utilise également diverses archives non textuelles et produit des formes d'objectivation qui n'ont pas ou peu à voir avec une herméneutique : inventaires, séries statistiques, cartographie, etc. En revanche, elle est la discipline qui prescrit le plus rigoureusement une conscience de l'écart cognitif entre une archive et celui qui l'aborde. En l'occurrence, le fossé temporel est la synecdoque des diverses sortes de distance qui peuvent séparer notre ici et maintenant d'une situation historique donnée. Il n'est pas étonnant que le présentisme soit d'abord et avant tout un concept élaboré par une sensibilité historienne. C'est un -isme du genre disqualifiant qui dénonce la projection de notre monde dans le passé en faisant comme si l'on pouvait de la sorte comprendre les actions et les raisonnements d'individus (ou de groupes) plus ou moins éloignés de nous. L'anachronisme est la forme naïve du présentisme, celle qu'on stigmatise chez l'élève ou dans la culture populaire, prompte à s'emparer du passé sans la moindre précaution. D'un certain point de vue, la mise à l'index du présentisme est une façon pour les historiens de maintenir leur position hégémonique dans tout ce qui a trait à leur domaine de compétence. Hors de l'université, cette critique est pourtant assez peu entendue par tous ceux qui trouvent dans la référence à des temps anciens un intérêt économique (agents touristiques, producteurs "de qualité", sites de visite), récréatif (usagers des festivals "médiévaux" par exemple), socio-politique (acteurs du "patrimoine" et de la "mémoire"), etc. En effet, la référence au passé a très fréquemment une fonction légitimante, même si c'est loin d'être sa seule efficacité dans le présent et même si cela peut aussi être a contrario un argument de disqualification.
Pour contrer le présentisme, les historiens se revendiquent d'une posture de compréhension, qui a été travaillée aussi bien dans sa dimension intersubjective par Wilhelm Dilthey que dans sa codification sociale par Max Weber. Je vais comprendre tel auteur du passé parce que mon érudition concernant son époque, ma connaissance du contexte, etc., vont me permettre de décentrer mon point de vue et de le redéployer au service d'une perspective qui n'est pas la mienne. Il est assez facile de critiquer ce que ce projet a de chimérique, sauf à considérer qu'il s'agit d'une visée et d'une visée seulement, le point de vue de l'autre étant l'asymptote de notre effort.
Dans le domaine de l'histoire des sciences, et notamment des sciences de l'homme, le présentisme est une épine dans le pied des spécialistes. Face à ce groupe assez peu nombreux et peu audible, innombrables sont les mobilisations du passé et des grands auteurs qui se soucient peu d'une scrupuleuse littéralité ou fidélité. Il y a déjà dix ans, les membre de la SFHSH avaient reconnu que l'historicisme était inaudible et que les lectures réactualisant les corpus étaient sans doute davantage qu'un mal nécessaire : qu'elles avaient leur intérêt propre, plus heuristique qu'herméneutique. De toutes manières, quelle que soit la discipline, il est très difficile d'exister institutionnellement comme historien de celle-ci. Il est encore plus ardu d'obtenir un recrutement à ce titre. Par conséquent, l'historien des sciences humaines sait d'avance ou découvre rapidement qu'il devra faire avec une double marginalité, numérique (il est minoritaire) et statutaire (il est à la marge). En outre, il ne peut guère se prévaloir d'un écart de compétence important à l'égard de ses collègues "présentistes", là où par exemple le médiéviste peut facilement relever les clichés de la réappropriation vernaculaire d'un moyen-âge de mythologie.
Je voudrais aussi élargir le problème à d'autres formes de distance "mondaine" que celles qui sont historiquement significatives. A mes yeux, le présentisme est l'une des modalités de ce que l'on pourrait appeler plus largement "focalisation interne" et qui réunirait ethnocentrisme, égocentrisme et toute lecture de l'autre qui plaque sur celui-ci des schèmes propres à un "sujet" connaissant. On est là dans une problématique très sensible. D'un côté, force est de constater qu'un processus de connaissance est toujours situé, partiellement déterminé et forcément contraint. De l'autre, on peut refuser de considérer cette contrainte comme un absolu qui nous empêcherait d'accéder à l'autre indépendamment de nous-même. Entre l'universalisme métaphysique et le postmodernisme stérile, comment trouver un moyen terme qui nous épargne à la fois les naïvetés réalistes et les ornières rédhibitoires d'un relativisme généralisé ? La question est trop lourde et trop large par rapport au propos présent. Je l'énonce uniquement pour manifester qu'elle encadre mon propos.
La focalisation interne est sans doute une condition paradoxale de l'objectivation des connaissances. En effet, la mise à distance du regard, en d'autres termes un point de vue critique, rend la présomption de vérité d'une assertion pour le moins problématique. Ne pas adhérer à ce que l'on dit est une expérience limite (ironiser, prêcher le faux, simuler), en particulier en ce qui concerne les discours savants. Quand ceux-ci portent sur d'autres discours, le problème est dédoublé, puisqu'il concerne à la fois la source et le commentaire. Autant la critique du discours rapporté est la plupart du temps supposée légitime, sinon nécessaire, autant le discours critique s'immunise facilement quand il s'agit de sa propre justification.
J'aurais tendance à regrouper sous le vocable épistémologie l'ensemble des examens que l'on peut appliquer à une pratique savante. Cela équivaudrait à ce que les anglosaxons appellent science studies, englobant philosophie, sociologie, histoire et poétique des sciences, sans préjuger d'une norme unique de scientificité. Dans ce contexte, le présentisme serait une modalité particulière de ce que j'ai appelé ailleurs une épistémologie opératoire, c'est-à-dire un ensemble d'analyses constituant un moment dont la finalité échappe à l'épistémologie comme activité. Elle a très souvent pour elle-même cette paradoxale immunité à la réflexion critique que je soulignais précédemment. Faire l'état de l'art d'une question pour défendre son point de vue, relire un auteur ancien pour en tirer appui, examiner les présupposés d'un discours que l'on veut démonter, etc., sont autant de façons de pratiquer une épistémologie opératoire. Grosso modo, il s'agit d'une séquence dans la construction d'une légitimité. Dans son très beau livre L'Arbre et la Source, Michel Charles utilise l'expression "méthode des autorités" pour désigner l'ensemble des dispositifs intertextuels qui s'adossent à un corpus légitime pour en tirer des effets de justification. Quand Patrick Pharo dans sa Sociologie de l'esprit ou Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification consacrent un chapitre à une relecture de Durkheim, malgré la distance considérable qui semble les séparer, nous sommes en plein dans un processus de ce type. Une partie considérable de la philosophie relève de ce type d'opération. On pourrait en dire autant d'une large part de l'historiographie.
En tant que telle, l'épistémologie opératoire ne me semble pas dénonçable. Dans la mesure où sa visée est d'innover en mobilisant pour partie des précédents, lui reprocher une quelconque forme d'illégitimité me semble ridicule et pour tout dire assez vain. La seule chose qui importe est l'oeuvre de médiation qui réactualise un corpus et contribue à le maintenir vivant. On a souvent dit que la lecture qu'Yves Grafmeyer et Isaac Joseph avaient faite de L'école de Chicago était une machine de guerre contre la sociologie marxiste, et notamment Manuel Castells. Quand on la relit, c'est indéniable. Il n'empêche que leur préface et la sélection qu'opère leur anthologie contribuèrent à reconfigurer un cadre de pensée pour la sociologie et la géographie urbaines. En somme, l'épistémologie opératoire trouve son intérêt dans son pouvoir de rebond.
Par contraste, l'épistémologie disciplinaire refuse cette échappée. Sa vocation n'est pas le dépassement de l'activité critique mais sa clôture, c'est-à-dire une acceptabilité rationnelle maximale des opérations effectuées sur une archive ou une pratique scientifiques. Dans le domaine de l'histoire des sciences, par exemple, le présentisme est inacceptable, en tant qu'il projette des schèmes actuels au lieu de reconstruire les catégories propres à un raisonnement ou à une activité historiquement datés. De même, elle récusera ces lectures philosophiques qui ne sont ni plus ni moins qu'une phagocytose de la pensée d'un auteur par un autre (Heidegger fut un maître en la matière). On peut supposer que la neutralité axiologique, le "principe de charité" putnamo-davidsonien et l'exigence de contextualisation constituent les pierres de touche d'une telle façon de pratiquer l'épistémologie. Cela ne veut pas dire que l'on s'interdit tout jugement, pour peu qu'il porte sur la cohérence interne ou la robustesse d'un propos ou d'un programme.
La question que les épistémologues "de circonstances" posent toujours aux épistémologues disciplinaires est quelque chose comme : "à quoi servez-vous ?" Ils seront prompts à pointer chez l'historien d'une discipline la propension à établir des "généalogies" suspectes de légitimisme. Travailler sur Frédéric le Play, Paul Vidal de la Blache ou Auguste Comte, c'est prendre le risque d'être étiqueté au mieux comme un étroit spécialiste de détails microscopiques, au pire comme le tenant d'un discours ringard que l'on chercherait subrepticement à restaurer. Pourtant, il s'agit d'une critique ethnocentrique de la part de ceux qui la formulent, en ce sens qu'ils prêtent aux autres une motivation qui est davantage la leur. Pour autant que je puisse en juger, la relation de l'épistémologue disciplinaire à ses objets est rarement légitimante, dans la mesure où c'est la manière de travailler qui le justifie et non le corpus ou les pratiques auxquels elle s'applique. Il est difficile d'opérer un travail doublement critique sur un auteur ou des textes, et de les porter au pinacle. L'adulation ou la détestation franches sont des postures non réflexives, des attitudes combattantes. L'épistémologie de combat est forcément instrumentale.
La question de l'utilité d'un historien des sciences ou d'un épistémologue disciplinaire reste posée. Il me semble qu'une réponse forte est fournie pas les effets de doxa qu'une épistémologie opératoire génère. Dans nos domaines, il existe une circulation rapide entre cette dernière et les manuels qui présentent le champ aux étudiants. Parce qu'elle a un style essayiste prononcé et un abord tranché, elle percole rapidement dans la littérature pédagogique, quand ce ne sont pas les mêmes auteurs qui rédigent pamphlets, théories et manuels. Raymond Boudon a eu une stratégie assez exemplaire de ce point de vue, visant à impatroniser sa conception des sciences et de la sociologie via un discours épistémologique à portée vulgarisante. La quasi totalité des manuels historico-épistémologiques en géographie défendent une vision unitaire et conservatrice de la discipline, avec éventuellement un regard favorable sur les mouvances "humanistiques" anti-spatialistes. Si les épistémologues disciplinaires ont une utilité, c'est bien quand ils interrogent la construction d'une doxa et, le cas échéant, la remettent en cause. L'effort de Laurent Mucchielli pour démystifier la réhabilitation soi-disant "objective" de Gabriel Tarde par les boudoniens allait bien dans ce sens.
Je n'aurai pas l'ingénuité de prétendre qu'un épistémologue disciplinaire n'a pas d'opinions et échappe à toute inscription dans les controverses de son époque. Néanmoins, j'ai tendance à penser qu'il ne peut se laisser enfermer dans des logiques partisanes et que son indépendance d'esprit est ce qui lui permet de trouver une place, voire de devenir une ressource.

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Olivier Dollfus sauvé des eaux

Dans mon opération de réécriture du Plain-pied pour publication, les pages sur Olivier Dollfus sont passées à la trappe. Ce n'était pas le passage le plus central, dans un chapitre au demeurant très long. D'un autre côté, j'ai passé beaucoup de temps à travailler pour écrire ces lignes. En voici une version réaménagée à la va-vite.

Parmi les ouvrages des années 1960-1972 qui expriment un « malaise » dans la géographie classique, les deux ouvrages d’O. Dollfus, L’espace géographique (1970) et L’analyse géographique (1971) ne sont pas ceux où cette caractéristique est la plus apparente. À première vue, le ton est largement didactique, voire autoritaire. Qu’on en juge par les premières lignes de L’analyse géographique :

Le géographe étudie les modes d'organisation de l'espace terrestre ainsi que la répartition des formes et des populations (au sens de collections d'individus) sur l'épiderme de la Terre. Sa démarche procède d'une dialectique entre la description et l'explication ; elle pose en permanence des questions qui s'enchaînent, et commencent par où, comment, pourquoi. Au départ le géographe localise et situe ce qui constitue l'objet de sa recherche, il décrit et définit les formes, ce qui le conduit à analyser leur agencement, leur répétition, leur similitude et leur singularité. Il s'efforce de les classer, de les ordonner d'une façon qui soit logique, compréhensive et cohérente. Comme l'indique Darby, la géographie est une science dans la mesure où les données que nous percevons sont examinées et mesurées avec soin ; elle est un art dans la présentation des données qui sont choisies, sélectionnées, ordonnées et jugées. Les classements se font en interprétant les faits localisés, selon une échelle, et en les replaçant dans des perspectives différentes en relation avec des niveaux de perception distincts qui, chacun, apportent à l'objet de l'étude un éclairage qui lui est propre. Des traits s'effacent ou au contraire sont mis en valeur en fonction de l'échelle de l'observation. On sait qu'un même élément apparaît fort différent selon qu'il est vu à l'œil nu, à la loupe ou au microscope. (Dollfus, 1971 : 5-6)

Ces lignes ne sont pas un programme qui se trouverait justifié ou étayé dans la suite de l’ouvrage, mais la première occurrence d’une « formule » de caractérisation de la pratique géographique répétée à plusieurs reprises par la suite, à propos de divers sujets et dans différents contextes. Dès l’incipit, l’emblème de ce petit ouvrage de 126 pages est « le géographe » — figure qui apparaît 50 fois dans le texte pour normer les pratiques disciplinaires légitimes. Le ton est d’emblée assertif. La norme est donnée à travers des catégories qui sont posées et non discutées (« art », « science », « données », etc., et, à un autre niveau, « forme », « description », «explication», etc.). Des formules du type « on sait que » construisent l’évidence légitime, selon un mode propre à l’exercice doxique qui consiste à présupposer évident et légitime ce qui est en fait donné performativement comme tel par le discours. Des analyses du même type révéleraient des formulations analogues dans L’Espace géographique, bien que moins fréquentes et enserrées dans un matériau plus descriptif (car il est question d’un objet plutôt que de pratiques).
Quoi qu’il en soit, et même si la mise en exergue des dispositifs dogmatiques à l’œuvre pourrait être développée bien plus abondamment encore, y compris à propos du seul fragment cité ci-dessus, le didactisme apparaît comme une caractéristique éminemment partagée, et non pas comme le seul fait des opuscules d’O. Dollfus.

Sur l’hétéronomie à l’œuvre dans ces textes
Les deux ouvrages d’O. Dollfus, L’espace géographique (1970) et L’analyse géographique (1971) manifestent une hétéronomie épistémologique homologue à celle que l’on trouve dans La géographie, méthodes et perspectives (1971) de Jacqueline Beaujeu-Garnier. Formulés à partir d’une sensibilité différente (plutôt sud que nord américaine, « tropicaliste », proto tiers-mondiste, nourrie de références plus ethnologiques et beaucoup moins économico-aménagistes), ils essaient eux-aussi d’opérer une synthèse entre la tradition postvidalienne et les nouveaux courants quantitativistes. Ainsi, dans le premier de ces deux ouvrages, trouve-t-on, au chapitre III, consacré aux très incontournables relations homme-milieu, le paragraphe suivant :

Le géographe, analysant un espace, doit intégrer l’ensemble des données, rechercher des corrélations aux différents niveaux, mesurer les interactions. L'utilisation des mathématiques peut alors se révéler indispensable pour manier un nombre très important de données, calculer de multiples corrélations, faire jouer les interactions. Mais les mathématiques ne sont qu'un instrument, neutre comme tout instrument ; les résultats obtenus dépendent d'une part de la qualité des données traitées et de l’autre des méthodes employées. Les mathématiques peuvent aussi servir de langage pour raccourcir la démonstration et abréger le discours. À ce titre, la connaissance des mathématiques rend les plus grands services dans l'analyse de l'espace géographique, mais leur usage est bien plus délicat que dans le traitement des espaces économiques où la plupart des relations peuvent être chiffrées. Ceci explique un certain retard dans l’emploi des mathématiques de la plupart des géographes, surtout français, par rapport à leurs collègues économistes. Bien des données jouant dans l'espace géographique ne sont que difficilement quantifiables, d'où une approche plus qualitative des questions, une interprétation plus historique des phénomènes. (Dollfus, 1970 : 48-49).

Si l’on perçoit clairement à partir de quelle prémisse (l’étude des corrélations) émerge le thème de l’usage des mathématiques, il est important de souligner que ce paragraphe constitue un hapax pour le moins surprenant au sein et du chapitre et de l’ouvrage. En effet, rien dans ce qui précède et ce qui suit ce modeste alinéa n’a de rapport nécessaire avec lui : il est totalement contingent, à tel point que sa suppression n’entraînerait aucune modification de la compréhension du texte. C’est une pure parenthèse digressive, du moins en apparence. La position de l’auteur est très nettement favorable, au niveau des principes en tout cas. Le mouvement argumentaire mérite toutefois que l’on s’y attarde un peu : dans un premier temps est affirmé le caractère « indispensable » des mathématiques pour l’étude des corrélations complexes, après quoi l’auteur semble vouloir désacraliser (dédramatiser ?) ce qui n’est « qu’un instrument, neutre... » — ce qui revient à suggérer que l’outil n’est ni bon ni mauvais en soi. Dans la proposition suivante, l’«instrument» devient « langage », dont le mérite éminent est de permettre une sorte de condensation du discours. Mérite ? La fin de l’alinéa met en avant la délicatesse du « chiffrage » (on est en deçà du langage) en géographie, d’où le « retard », surtout « français », avant de conclure au caractère non quantifiable de « bien des données » du géographe. Le mouvement du texte est assez peu éloigné d’un authentique retournement argumentatif : la mathématisation est nécessaire, mais il y a plusieurs aspects (on dissocie), et certains sont « délicats » (i. e. difficiles), et nous avons du retard, et dans certains cas c’est impossible. Après quoi le thème disparaît complètement, pour le restant du livre.
Tout ceci traduit à mon avis une certaine ambivalence à l’endroit des préoccupations quantitativistes alors émergentes : l’auteur entend leur accorder une place et dire leur nécessité, mais c’est à l’occasion d’un alinéa isolé, sans aucune portée, qui fonctionne un peu comme une clause de style. Et ce qui en est dit est pour partie renié par l’évocation des pratiques effectives dans la discipline, à une époque où de surcroît il se lisait très peu de littérature étrangère... Pour autant, l’exercice est-il vain ? En termes d’accroche d’un lectorat étudiant toujours volatil, certainement. Mais comme indice d’une attitude un peu trouble, esquissant une ouverture sans en tirer de conséquences immédiates, il y a là un mode d’expression assez original, différent de ce qui est à l’œuvre chez les autres géographes « en malaise ». L’hétéronomie, quant à elle, se situe dans l’externalité remarquable de cette digression au regard de l’ouvrage qui la contient.
Mais bien plus encore que L’espace géographique, très classique à bien des égards, c’est L’analyse géographique (1971) du même O. Dollfus qui manifeste les plus forts signes de superpositions paradigmatiques non réductibles. Il s’agit d’un livre fort insolite, en dépit ou du fait même de son ton catégorique (cf. supra) : strict contemporain de La Géographie : méthodes et perspectives (cité en bibliographie), extrêmement court (6 chapitres, 125 courtes pages, 176 000 caractères), écrit de toute évidence à la hâte, et en même temps d’une ambition extrême. Son objectif théorique consiste ni plus ni moins qu’à unifier le legs classique (la description explicative des conditions de site et du fait régional) avec des schèmes structuralo-systémiques (inférés pour l’essentiel de J. Piaget (cité 4 fois), Cl. Lévi-Strauss (3 fois), ou par référence à G. Bertrand (7 fois) et R. Brunet, cité 8 fois) et des emprunts (avant tout lexicaux) au spatialisme anglo-saxon (P. Haggett, W. Bunge). Les titres des chapitres annoncent la couleur de la modernité : « Les structures géographiques » (chapitre II), « Systèmes, réseaux et fonctions » (chapitre III), « La différenciation spatiale » (chapitre IV), « Le temps » (chapitre V), « Les modèles et la géographie » (chapitre VI, le dernier). À chaque fois, il s’agit dans un premier temps de donner des définitions de ces termes conceptuels — encore largement exotiques en 1971 — puis de les décliner, au travers de typologies, d’exemples et de discussions sémantiques générales. Pourtant, si l’on exclut les références aux travaux de G. Bertrand et de R. Brunet, les matériaux utilisés pour imager le propos sont strictement classiques. Ainsi, par exemple, pour justifier l’emploi de structure en géographie, O. Dollfus donne l’exemple de la structure géomorphologique des Alpes (p. 31-32), avant d’opposer la structure des «données naturelles» et les « structures régionales » du Languedoc (p. 32-33). D’une manière générale, l’abondance des innovations lexicales abstraites, très originale pour un manuel de l’époque, fait contraste avec un matériau «empirique» qui porte la marque indélébile de l’École française de géographie ; nombre de « cas d’école » ou d’exemples paradigmatiques y figurent : le Limousin, la région lyonnaise, la Champagne crayeuse... L’abondance d’exemples et de « cas » tropicaux pourrait sembler plus spécifique. Le traitement de ces derniers est néanmoins d’inspiration classique et fait d’ailleurs abondamment référence aux travaux de Pierre Gourou, Henri Monbeig, etc. Par ailleurs, l’ouvrage atteste d’un effort manifeste pour traiter symétriquement géographies physique et humaine, auxquelles les catégories théoriques générales sont appliquées suivant un strict régime d’équivalence. Cette indistinction résolument unitaire permet de mobiliser des précédents hérités de la géographie physique daviso-martonnienne (notamment à propos de «structure», de « forme » et de « temps »), mais fait apparaître par contraste de fortes difficultés à donner sens à cet appareillage conceptuel en géographie humaine. Au final, on pourrait presque parler d’un découplage entre le répertoire théorique — qui puise son inspiration dans un vaste ensemble de références, souvent extra-géographiques, et ancre ce livre dans un effort de modernisme — et les possibilités de résonance empirique, qui rabattent le propos sur une tradition riche en exemplars particulièrement prégnants...
L’hétéronomie fonctionne également à un autre niveau dans le dernier chapitre, « Les modèles et la géographie », fort curieux à bien des égards : très court (9 pages de « Que sais-je »... soit un peu plus de 12 000 caractères), conclusif (faute de conclusion), complètement neuf, en ce sens qu’il s’agissait d’une tentative inédite en français que de consacrer un chapitre de manuel à la modélisation (et à elle seule), sous les auspices du Models in Geography de R. Chorley et P. Haggett. Or, que trouve-t-on dans ce chapitre ? S’il n’y a rien qui ressemble à un travail de pédagogie par l’exemple, on trouve quelques définitions de ce qu’est un modèle, la démonstration du caractère ancien des pratiques de modélisation, une critique typiquement (et citationnellement) « georgienne » des sources statistiques (qui « rendent mal compte de la diversité des situations géographiques »), des réflexions confuses sur la réduction mathématique comme illusion de « langage commun », une réfutation en sourdine de l’utilité des modèles et, au final, ces paragraphes conclusifs (puisqu’ils terminent l’ouvrage) :

 

Deux écueils menacent le géographe. L'un consiste à nier la valeur théorique, épistémologique et surtout didactique des modèles dont les difficultés de construction ne font que refléter l'absence de données de base ou, ce qui est plus grave, la déficience de la réflexion conceptuelle. L'autre repose sur l'établissement de modèles sans que soit creusée la question des concepts et des sources. On débouche alors non plus sur des recherches originales mais sur l’application de techniques et d'instrumentations devenues banales (emplois de programmes déjà éprouvés et d'ordinateurs). Parfois aussi, une observation un peu attentive permet de parvenir à des résultats aussi satisfaisants que ceux obtenus à la suite de longs calculs mobilisant un outillage coûteux. Dans la recherche comme dans la vie économique, on reste soumis à des contraintes de rentabilité et notamment à la rentabilité du temps de travail qui est incompressible.

Il paraît vain d’opposer les tenants d'une « nouvelle géographie » recourant systématiquement à l'emploi de modèles, mais qui se fonderaient sur la croyance que les mathématiques donnent rigueur et exactitude à tout ce qu'elles touchent, aux tenants d'une géographie qui, par opposition, serait « ancienne » ou « traditionnelle », et dont la démarche reste empirique, l'analyse plus qualitative que quantitative et dont la réflexion serait fondée sur une vaste culture aux contours un peu flous. Poser ainsi le problème ce n’est pas opposer les « modernes » aux « anciens », c'est amorcer une querelle de cuistres et de sacristains ; ce serait pour les uns risquer de se dévoyer sur un chemin sans issue jalonné par les échecs du scientisme du siècle passé, pour les autres se priver de la confrontation de la théorie et de la réalité, confrontation indispensable aux progrès de toute discipline.

Le géographe doit savoir jouer sur plusieurs claviers auxquels correspondent les clefs qui commandent les partitions. Il sait que chaque note a sa place dans le concert, qu’elle intervient dans les accords instantanés et que la succession des notes jouées sur plusieurs claviers ou par plusieurs instruments permet le déroulement de la ligne mélodique. Il n'y a pas une géographie qualitative qui s'oppose à une géographie qui serait quantitative ; les mathématiques ne sont d'ailleurs pas la science de la quantité. L'expression « géographie logique » m'apparaît préférable à celle de « géographie quantitative ». Il n'y a, pour la compréhension des espaces organisés et la connaissance des répartitions à la surface de la Terre, qu'une seule et même recherche qui peut être affinée par des analyses qui ne sont pas nécessairement quantifiables mais dont certains résultats peuvent parfois être obtenus plus rapidement et exposés d'une façon plus claire grâce à un raisonnement logique et une formulation mathématique. Le géographe suit le conseil que le peintre Klee donnait à un élève « en apprenant à regarder plus loin que les apparences pour atteindre la racine des choses » et il fait sienne la remarque de Paul Valéry à propos de l'Histoire : « Il faut se tirer de l'infini des faits par un jugement de leur utilité ultérieure relative. » (Dollfus, 1971 : 122-124).

Jusqu’au bout, l’attitude d’O. Dollfus vis-à-vis des « modèles » et de la « géographie logique », comme il l’appelle, est ambiguë : au nom d’un certain pragmatisme méthodologique, il convient de ne pas la rejeter, mais à tout le moins de la surplomber : la renommer, connaître ses limites, éviter les gaspillages (de temps en particulier) qu’elle occasionne tout en appréciant les gains de temps [sic] et de clarté qu’elle permet. À certains égards, le paragraphe antépénultième pourrait se lire comme une charge féroce contre la modélisation : isolé et sorti de son contexte, il s’insérerait admirablement dans un florilège antiquantitativiste. Mais il n’est pas isolable ; et en définitive, c’est à une tâche ancillaire que semble un peu dévolue cette « géographie logique », pourvoyeuse d’un nouveau registre davantage que d’une nouvelle façon de jouer (pour filer la métaphore de l’auteur).
 
Ce final éminemment métaphorique et lettré figure à son avant-dernier paragraphe une opposition entre « tenants d'une nouvelle géographie » et « tenants [...] d’une géographie [...] traditionnelle » totalement absente du livre et soudain récusée, puisque « vain(e) », à la clausule. Ce surgissement ultime d’un spectre schismatique, récusé (exorcisé ?) plutôt que réfuté, sur le mode du refus têtu, a quelque chose d’étrange : en 1964, Paul Claval évoquait dans son avant-propos une possible division des géographes, pour quasiment l’oublier après. Ici, au dernier trimestre 1971, alors que se préparait le premier numéro de L’espace géographique et qu’avaient eu lieu les Journées géographiques d’Aix-en-Provence, se produit le mouvement textuel inverse : c’est à l’issue d’un vaste effort d’innovation théorique et anhistorique, largement hétéronome, que survient le malaise, dans le déni non argumentable (à moins de considérer l’analogie métaphorique comme un argument). Sorte de prétérition dédaigneuse qui tourne à l’échec ? Symptôme d’une impossibilité patente à tenir ensemble deux (trois ?) cités incommensurables, sinon incompatibles ?

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Sur l’appréhension des problèmes de société par les géographes

Récemment, une jeune collègue dont je trouve le travail remarquable est venue nous parler de ses recherches. Elle avait intitulé son exposé « Au bord de la falaise. Faire une géographie des homosexualités ». Le titre, emprunté à Roger Chartier, tentait d’exprimer le sentiment de difficulté qu’elle éprouve face à des auditoires de géographes. Il lui appartiendrait plus qu’à moi de développer ce point. Il est aussi des gens pour lui dire combien ils la trouvent «courageuse» de s’être lancée dans une thèse sur ce sujet. Je ne saurais dire si ce genre de jugement me semble sympathique ou inutilement effrayant.

À travers ce sujet précis, mais aussi plus largement, se pose une question d'importance. Les géographes universitaires sont supposés être des travailleurs de l’esprit, exerçant leur activité majoritairement dans des facs de Lettres et/ou dans le champ des sciences humaines. Ils ont passé des thèses après un long parcours de formation. Comment se fait-il qu’un sujet comme « la géographie des homosexualités » puisse poser problème en 2007 ? Et à qui ? Faut-il en outre y voir quelque chose de spécifique ou le reflet d’une difficulté plus large sur ce que l’on appelle parfois les problèmes de société ? Je ne prétends pas apporter de réponses définitives, mais exprimer une opinion, éventuellement pour nourrir un débat.

Épousant ce qui n’est peut-être qu’un préjugé, j’ai tendance à penser que l’appréhension des questions de société est grosso modo d’autant plus libérale (au sens américain) que l’on a atteint un niveau d’études élevé. En outre, les « littéraires » sont réputés comme le groupe le plus typé de ce point de vue. Sur des sujets aussi divers que la consommation de drogue, la politique à mener à l’endroit des jeunes délinquants, les droits des homosexuels, la lutte contre le racisme, la démocratie participative, etc., tendanciellement, on pourrait supposer que le monde des chercheurs et universitaires a des opinions nettement plus favorables que la moyenne de la population. Bien entendu, en fonction de leur obédience politique ou de leurs vues morales, des individus formant un effectif plus ou moins important peuvent incarner d’autres valeurs. C’est notoire en ce qui concerne les professeurs de droit ou de médecine. On se souvient aussi des positions tenues un temps par des anthropologues et des psychanalystes à propos du PACS. Une autre variable importante serait l’âge : des positions conservatrices sont d’autant plus répandues que l’on « monte » en âge. Il me semble toutefois que c’est moins pertinent dans les milieux universitaires qu’ailleurs. Enfin, il est vraisemblable que les origines socio-culturelles ont une importance non négligeable, en particulier pour ce qui est de la perception de l’homosexualité : c’est dans la moyenne bourgeoisie et les milieux cultivés qu’elle suscite le moins de réactions d’hostilité. Là encore, il ne s’agit pas d’un déterminisme strict, mais d’une règle probabiliste.

J’ai discuté du sujet avec plusieurs collègues pour tester certaines de mes analyses concernant la communauté des géographes. Il faut sans doute aborder les choses au niveau le plus global pour commencer. Il est assez évident que les questions ayant trait aux individus dans leur singularité sont longtemps restées hors champ disciplinaire. Ce n'était pas un problème de savoir-faire technique : dès le XIXe siècle, on savait étudier avec profit des populations construites par agrégations et différenciant les territoires. Il en va ainsi précisément des problèmes sociaux, dont Gilles Palsky a montré qu’ils avaient intéressé d’abord des médecins, des statisticiens ou des commis de l’État du point de vue de leur distribution dans l’espace national. La cartographie et l’analyse spatiale de l’alcoolisme, de la nuptialité ou de la «divorcialité», etc., furent longtemps l’apanage des hygiénistes puis des services sociaux, les universitaires classiques ayant tendance à penser que ce n’était « pas de la géographie ». À partir des années 1960, le spectre des curiosités thématiques de la discipline n’a cessé de s’élargir. Dans le sillage de Renée Rochefort, les questions sociales ont progressivement cessé d’être taboues. Pourtant, on peut observer la persistance de blocages concernant les comportements individuels. La géographie des luttes sociales a quarante ans, comme celle des personnes âgées. Et quand les individus sont devenus rois, dans les années 1990, le verrou de la vie intime n'a pas sauté. Les groupes sociaux, les pratiques culturelles, les institutions sociales (comme l’école) sont devenus des objets légitimes de la géographie. En revanche, les questions de mœurs, en particulier quant elles renvoient aux pratiques sexuelles, sont de facto un angle mort de la discipline, en France en tout cas.

Marie-Claire Robic relevait récemment que d’autres sujets de société sont laissés en friche alors qu’une lecture géographique aurait indéniablement du sens — à propos de la pauvreté par exemple. Je persiste à penser que les questions engageant l'intimité des individus et des familles sont plus systématiquement hors-champ. Sous réserve que ce soit réalisable, je suis persuadé qu’une étude géographique de la culture domestique de cannabis, ou de la fraude fiscale, ou de la violence familiale, donnerait des résultats intéressants. Baptiste Coulmont, sociologue convaincu de la valeur heuristique des analyses spatiales, développe des réflexions très intéressantes sur les sex-shops. Emmanuel Redoutey, urbaniste, s'intéresse aux lieux de prostitution et aux processus écologiques (au sens de Park et MacKenzie) qu'ils engendrent. Par contraste, il faut dire que les géographes répugnent, bien davantage que les sociologues, à plonger dans des sujets traitant (pour tout ou partie) de phénomènes illégaux. Ils aiment Les Fourmis d’Europe d’Alain Tarrius, mais sont-ils prêts à étudier les travailleurs clandestins comme l’a fait le sociologue de Perpignan ? Il en va sans doute pour partie des systèmes de légitimation scientifique : les terrains des géographes doivent être localisés pour être décrits, là où les sciences sociales se servent du déréférencement géographique pour protéger l’anonymat des enquêtés ; la règle du grand nombre (d’entretiens par exemple) est impitoyable en géographie, alors que certains ethnologues (comme Florence Weber) récusent l’idée qu’il faut nécessairement un large panel pour qu’un travail soit représentatif, donc pertinent. Quand il s'agit d'analyse spatiale, ce sont d'autres types de problèmes qui émergent, relatifs aux sources de données et à leur robustesse pour un traitement statistique. Même si les normes de validation pèsent incontestablement pour disqualifier certaines thématiques, même si les problèmes méthodologiques sont réels, il y a des obstacles d'une autre nature.

Même si les premières affirmations datent des années 1970, ce n’est qu’au milieu de la décennie suivante que s’est établi un consensus apparent sur le positionnement de la discipline parmi les sciences sociales. Et adhésion ne veut pas dire acculturation. Vingt ans plus tard, s’il existe une indéniable culture sociologique chez des individus ou dans certains réseaux, des pans entiers de la discipline y demeurent hermétiques : c’est assez frappant en géographie physique (au sens large). Lorsque figurait aux concours la question des «risques», j’avais été frappé par le caractère extrêmement naturaliste de l’abord de la question par la plupart de mes collègues toulousains, pourtant élèves de Georges Bertrand. Dans la littérature ad hoc produite sur la question, rares étaient les références aux travaux d’Ulrich Beck. Tout se passait comme si la question de savoir comment les sociétés occidentales avaient fait émerger cette préoccupation devait forcément céder le pas à une évaluation des types de risques dans leur apparente objectivité. À quelques exceptions notables, la géographie de l’environnement me semble marquée par le naturalisme et par un évitement du caractère socialement signifiant de ses objets de recherche et de la question environnementale en général. Souvent, la dimension « anthropique » renvoie essentiellement au rôle négatif, amplificateur ou destructeur, des activités humaines. En outre, j’avais été effaré par le développement d’un discours sur les « risques sociaux » vers lesquels avait été étendue la question de concours précédemment évoquée, qui dans une logique quasi sécuritaire construisait les quartiers « sensibles » dans un voisinage avec les volcans et les inondations… Au reste, de larges pans de la géographie que l’on dit humaine ne sont guère mieux lotis : les géographes qui font de l’aménagement, même s’ils parlent d’acteurs, utilisent très peu la sociologie comme ressort explicatif. Ils ont un faible pour l’histoire des politiques publiques et le détail des opérations, avec souvent une neutralité politique et un évitement des registres de la critique ou de la déconstruction. Bien entendu, il s’agit encore d’une tendance, marquée par de nombreuses exceptions.

Je n’ai pas fait ce long détour par plaisir de la digression, mais pour essayer d’exposer ce qui me semble un symptôme : il existe encore un objectivisme géographique rétif à toute mise en perspective socio-logique des objets disciplinaires. Il s’atténue lentement, mais je ne serais pas étonné qu’il soit encore assez majoritaire. Or je ferais l’hypothèse qu’il y a une congruence forte entre la réticence à aborder certains « problèmes de société » et cet objectivisme cognitif. Je pense que les cursus de formation ont une responsabilité importante : si des géographes de plus en plus nombreux lisent des sciences sociales, c’est de leur propre initiative, et non pas dans la logique d’une formation collective. À concurrence (forte) de l’histoire, ils peuvent avoir suivi des enseignements de sociologie lors de leurs premières années d’études, mais il s’agit à ce stade d’une teinture assez superficielle, de surcroît complètement externe et optionnelle. L’histoire est souvent le biais par lequel des individus en sont venus à acquérir une culture du social — mais cela dépend aussi de la façon dont l’histoire est enseignée. Dans sa version politiste et événementielle, elle ne peut pas grand-chose…

L’ensemble de ces considérations permet, du moins je l’espère, d’appréhender les obstacles de type cognitif qui font que la géographie ne s’est ouverte que très récemment à des sujets comme l’homosexualité et qu'elle demeure rétive à des objets potentiellement réprouvables. À ma connaissance, l’article de Boris Grésillon sur les lieux de la culture homosexuelle à Berlin, publié dans L’Espace géographique en 2000, a constitué une première. Sept ans plus tard, d’après ce qui a pu m’être dit, les propositions d’article sur le sujet sont de plus en plus nombreuses. En revanche, autre symptôme, j’ai cru comprendre que ce sont des hétérosexuels qui publient sur la question en France. Marianne Blidon explique ceci par les effets de stigmate qu'engendre la thématique, qui d'emblée devrait dire quelque chose sur le chercheur. Elle sait de quoi elle parle, mais c'est une situation déplorable. A-t-on jamais imaginé les géographes qui travaillent sur les paradis fiscaux ou les réseaux de la drogue en mafiosi ? Les lecteurs d’Outsiders se posent-ils la question de savoir si Howard Becker a fumé du cannabis ? Pourquoi parler d'homosexualité est générateur d'effets « classants » et pourrait-on observer des phénomènes similaires dans d’autres domaines ? L’épistémologie de la géographie présente - j'en sais quelque chose - des analogies en termes de stigmate. Mais il s’agit d’un segment au statut ambigu, à la fois pas très bien vu et doté d’un certain prestige intellectuel. D'un autre côté, je ne vois pas pourquoi l’identité sexuelle des auteurs importe, ni en quoi elle les rendrait plus ou moins aptes à parler légitimement de questions de sexualité. La seule légitimité, c'est celle que confère un travail solide. Enfin, je crois que nous n’avons pas le recul nécessaire pour savoir si à l’avenir avoir travaillé sur l’homosexualité pourra être un handicap pour devenir un géographe universitaire ou si cela va se banaliser. Je l’écris froidement tout en souhaitant vivement que le second scénario soit le bon.

 

Néanmoins, on atteint une dimension socio-culturelle qui me semble importante, et qui est assez difficile à exprimer avec délicatesse. Il me semble que les géographes français se caractérisent par une proportion assez élevée d’individus anti-intellectualistes, et/ou homophobes, et/ou éventuellement misogynes. Je fais un « paquet » parce que ce sont des traits liés d’après moi, qui correspondent à une certaine forme de culture viriliste. On a longtemps retrouvé des caractéristiques similaires chez les historiens, mais il y a eu un changement des mentalités plus précoce. Néanmoins, à titre d’anecdote, je pourrais évoquer le cas d’une historienne de Toulouse qui a quitté son mari pour une femme il y a plus de 20 ans et contre laquelle ses collègues avaient signé une pétition. Qui aurait fait de même lorsqu’un quinquagénaire succombe aux charmes d’une de ses jeunes étudiantes ?

Au moment du PACS, il paraît qu’un géographe de Paris IV bien connu s’est élevé contre le projet de loi. Voilà une manifestation singulière objectivable ; il n’en existe guère d’autres. C’est surtout par le biais des témoignages et de l’expérience personnelle que l’on peut se forger une opinion en la matière, ce qui est assez délicat. Au demeurant, quand j’énonce ce qui est affirmé à l’alinéa précédent, certains collègues s’étonnent de ce jugement, notamment ceux qui sont parisiens ou travaillent sur des problématiques assez intellectuelles. Il est fréquent qu’ils relativisent en affirmant que ça n’a guère été plus facile dans les disciplines voisines.

En classes préparatoires, dans un vivier très diversifié, je n’ai jamais rien remarqué d’homophobe dans mon entourage (y ai-je pris garde ?). En revanche, dès que je suis entré à l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud j’ai été frappé par un double phénomène de visibilité des gays et d’homophobie. La seule section où il n’y avait aucun homo affiché était la géographie, et c’est là que j’ai souvent entendu des réflexions assez désagréables, du genre « chez nous, ça n’existe pas ». Le climat à l’Institut de géographie était assez similaire à celui d’une classe scientifique de lycée. Au reste, s’il y avait certainement des gays, ils étaient au placard. Il y avait deux attitudes assez différentes : le rejet primaire et le mépris distingué, teinté de commisération. Mais c’est plus tard, à Toulouse, que j’ai rencontré les comportements les plus frappants. Je me souviens notamment d’une réunion pédagogique où nous étions une dizaine et durant laquelle deux collègues quinquagénaires, un homme et une femme, se sont lancés dans une philippique contre l’historienne que j’ai déjà évoquée. Et la collègue de nous expliquer qu’elle concevrait parfaitement que son mari la trompe avec une femme, mais avec un homme, alors ça non ! Pas un seul des gens de mon âge n’a semblé s’émouvoir de ces propos. Je me suis senti bien seul quand je me suis fâché. De blagues de couloir en réflexions sur certains étudiants, incidemment, je peux attester que cette humeur était répandue. Peut-être que si je n’avais pas été marié et père de famille, je n’aurais pas eu l’honneur d’entendre ce ramassis de bêtises. Pourtant, je n’ai pas été épargné par les réflexions anti-intellectualistes, qui étaient souvent l’autre face de la médaille, même si j’en ai sans doute beaucoup moins entendu que d’autres, incarnant à mon corps défendant la figure de l’intello (donc arrogant) de service.

 

Voilà pour le témoignage. Il est clair qu’il s’agirait d’une caractéristique plutôt masculine (mais pas exclusivement), plutôt associée à des générations nées avant les années 1970, assez liée avec des comportements globalement machistes et anti-intellectualistes. Je pense que c’est en train de changer. Il y avait parmi les doctorants à Toulouse quelques gays, connus comme tels, sauf sans doute des collègues les plus réacs. Leurs recherches n’avaient strictement rien à voir avec leur identité sexuelle en revanche, ce qui n’est pas forcément explicable par la peur de la stigmatisation. Pourquoi une recherche se fonderait-elle nécessairement sur des questions d’ordre personnel ? Et pourquoi cet aspect-là d’une personnalité devrait-il mettre les autres sous l’éteignoir ?

Comment expliquer que tendanciellement les géographes aient été longtemps davantage homophobes et anti-intellectualistes que d’autres praticiens des sciences de l’homme, si mon évaluation est correcte? C’est certainement lié au recrutement socio-culturel de la discipline, analysé il y a longtemps par Pierre Bourdieu dans Homo academicus. Les géographes sont longtemps venus de milieux moins bien dotés en capital culturel initial, parce que la discipline n’en requerrait pas énormément, parce que ses systèmes de valorisation étaient proches de ceux des sciences de la nature et parce que son prestige intellectuel était faible. Ce qui fait à mes yeux un aspect sympathique de la géographie (elle n’est pas la chasse gardée des Héritiers) est en même temps sans doute à l’origine d’opinions assez conformistes en matière de mœurs et de postures de défiance par rapport aux choses de l’esprit. Par ailleurs, jusque dans les années 1970, il y a eu une sur-représentation masculine, qui depuis a cessé, même si à quelques exceptions près, les hommes continuent de truster les positions de pouvoir et à être proportionnellement en surnombre parmi les professeurs d’université et les directeurs de recherche.

Je n'ai pas parlé de l'hypothèque du communautarisme, parce qu'elle ne peut être utilisée dans un contexte comparatif français. Dans la récente émission de Sylvain Kahn (sur France Culture) consacrée au sexe dans l'espace urbain, Emmanuel Redoutey expliquait l'importance bien plus grande de la gay geography dans le monde anglo-saxon par les réticences idéologiques que suscite le communautarisme en France. Il est vraisemblable que c'est un argument qui a dû jouer pour l'ensemble des sciences humaines. En revanche, je ne suis pas certain qu'il soit différenciant entre l'histoire, la sociologie et la géographie. Cela fait partie assurément des « bonnes raisons » que se donnent les personnes qui réfutent l'intérêt de travailler sur l'homosexualité. Voilà encore un -isme disqualifiant qui stérilise à l'avance toute réflexion sérieuse.

Il va de soi que l’on ne peut que souhaiter la disparition des singularités structurelles de la géographie. La tenue, le mardi 22 mai à Bordeaux 3, d'une journée d’étude intitulée « sexe de l’espace, sexe dans l’espace », organisée par l’Association des doctorants de géographie (relevé sur le site de France culture), est sans doute un signe supplémentaire que certains tabous sont en train d'être levés. Il ne faudrait pas non plus considérer que l'on fait la même chose quand on travaille sur la territorialisation de pratiques sexuelles ou quand on s'intéresse à la géographie d'un groupe s'identifiant selon des modalités spécifiques. Quant au « sexe de l’espace », je confesse que cela me laisse pour le moins perplexe, comme formule ou comme programme. Sans doute faudra-t-il du temps aussi pour que la réflexion se décante. Sans doute une place réelle accordée à la formation aux sciences sociales aiderait-elle les géographes à dépasser certaines opinions communes, tandis qu'un minimum de recul rationnel les aiderait à éviter les slogans qui menacent de verser dans le non sens. Je ne considère pas non plus la sociologie comme une panacée.

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Misère du possibilisme

Ceci n'est qu'une esquisse. Si c'était plus que cela, ce serait un article, proposé à telle ou telle revue. Je ne fais qu'amorcer la mise noir sur blanc d'une opinion qui mûrit depuis plusieurs années maintenant.

Qu'est-ce que le possibilisme ? Un mot qu'on trouve dans un nombre incalculable d'articles et d'ouvrages de géographie. Il est supposé décrire la position de l'école française de géographie sur une question centrale : la pensée des relations homme/nature. Version résumée : « la nature propose, l'homme dispose ». En cela, il y aurait rupture avec leurs contemporains allemands, tout particulièrement Friedrich Ratzel, qui auraient été « déterministes », c'est-à-dire convaincus de l'influence directe de la nature sur l'homme. La géographie française réintroduirait le libre-arbitre de l'homme, ramenant les « conditions naturelles » à un statut nécessaire mais insuffisant.

Ma proposition consiste à dire : le « possibilisme » est un descripteur a posteriori de l'attitude des vidaliens, au pouvoir explicatif faible, et ce d'autant plus qu'il n'y a pas eu de posture stable, y compris chez nombre de représentants fameux de cette « école ». Ce faisant, le rabâchage de la vulgate du possibilisme a pour effet d'impatroniser une représentation simpliste et pour partie erronée de ce que pensaient les « classiques ». Il y aurait un intérêt certain à déconstruire tout cela, ne serait-ce que par respect pour des défunts qui n'en peuvent plus mais. C'est aussi un exemple typique de manipulation de grandes catégories génériques, «la nature», «l'homme», qui nous donne un sentiment d'ivresse philosophique, quand bien même le baratin en généralité serait justement à éviter.

Georges Bertrand, dans son fameux texte « Pour une histoire écologique de la France rurale » (1975), avait déjà exprimé tout le mal qu'il faudrait penser du possibilisme comme doctrine épistémologique.

À la fin du xixe siècle, le problème du possibilisme a été placé au centre du débat géographique... et il semble y être resté pour beaucoup d'historiens. Or, l'humanisme vidalien intervenant au nom de la « liberté » humaine ne peut se comprendre, sinon se justifier, que dans l'environnement scientifique et politique du moment. Il s'agissait de réagir contre l'écologie allemande naissante, encore simpliste sur le plan scientifique et surtout chargée de sous-entendus ethniques et politiques (où l'on devine certaines des bases « scientifiques » du racisme nazi). Si Vidal de La Blache a combattu le déterminisme écologique de Haeckel, il n'a jamais jeté les bases d'une théorie contradictoire. Il a simplement, à l'aide d'exemples précis, montré que les grandes civilisations, passées ou actuelles, se développent indépendamment des milieux naturels où elles éclosent mais en utilisent les éléments naturels. A notre connaissance, il n'a jamais évoqué l'attitude « possibiliste » en tant que telle. Le schéma possibiliste a été vulgarisé par L. Febvre, écho sonore amplifiant - mais aussi déformant - de la pensée vidalienne. On ne soulignera jamais assez l'impact de L. Febvre sur le mouvement historique français, en particulier dans ses rapports avec l'école géographique française. Il a débloqué une situation et permis d'insérer, à bon compte, le facteur géographique dans l'analyse historique. Certes, pendant un demi-siècle, le « possibilisme » (ou du moins l'attitude qui y correspond) semble avoir fait ses preuves dans la mesure où il constitue l'une des pierres angulaires de l'interprétation historique et aussi géographique. Dans les grandes thèses de géographie régionale de la première partie du xxe siècle, l'analyse des rapports entre les sociétés humaines et les conditions naturelles est conduite avec beaucoup de logique à l'intérieur de ce système de pensée qui permet toutes les nuances. [50]

Ce sont justement ces nuances qui marquent les limites scientifiques du possibilisme. Il s'agit en effet de l'application « littéraire » d'un principe philosophique vague, sorte d'attitude d'esprit dont l'humanisme a priori sert en quelque sorte de caution morale. De la prise de position non formalisée de Vidal de La Blache contre une théorie débile et dangereuse, les historiens sont passés à une sorte de position de principe peu réfléchie et lourdement frappée d'apriorisme que l'on peut considérer, avec un certain recul, comme une fuite élégante devant les responsabilités. Le possibilisme tel qu'on le pratique n'est plus pour l'historien ou le géographe qu'une façon d'éluder le problème des relations entre les sociétés humaines et les milieux dits naturels. Les inconvénients sont d'une exceptionnelle gravité :

• tout d'abord, le possibilisme n'est pas autre chose que la forme « scientifique » du laxisme. Par exemple, on affirmera, d'un côté, que la « polyculture aquitaine est une garantie contre les incertitudes du climat », de l'autre, que les cultures fruitières de la vallée du Rhône n'ont pu se développer que grâce à la mise en place du réseau de chemins de fer. Ces affirmations contradictoires dans leur principe ne sont pas fausses, mais elles ne sont pas exactes non plus : elles sont indifférentes, car elles posent chaque problème écologique à un niveau différent, ce qui permet de retenir l'hypothèse que l'on souhaite, consciemment ou non. La prise en compte du facteur écologique, par son manque de rigueur, est devenue comme facultative et marginale: on la confie au géographe qui n'est souvent pas mieux armé pour trancher le débat ;

• surtout, l'erreur fondamentale a été de confondre les niveaux de résolution et d'appliquer directement un principe quasi métaphysique à l'analyse d'un cas historique, borné par définition dans le temps et dans l'espace : le « possibilisme » ne se discute pas de la même manière à l'échelle de l'espèce humaine et à l'échelle d'une communauté villageoise du xie siècle ! Ce qui démontre bien que le « possibilisme » n'a jamais été considéré par personne comme une théorie scientifique. Il n'en est pas de même du déterminisme naturel. [51]


Plus récemment, Marie-Claire Robic, à l'occasion d'un cours du CNED (2001) intitulé « À propos de « possibilisme » et de « déterminisme » : modalités et variantes de l’explication géographique classique », a montré (si je la lis correctement) que ce que l'on appelle actuellement « possibilisme » recouvre en fait une très grande variété de régimes causaux chez les classiques. On pourrait rajouter que le "possibilism" est une invention américaine des années 1930, reprenant la polémique déclenchée par Lucien Febvre dans La terre et l'évolution humaine (1922) dans un tout autre contexte. Celui-ci avait écrit (p. 33) : «Ne nous demandons pas si, dans le bloc des idées géographiques, il n’y a pas, réellement, de fissures et si l’on peut suivre à la fois, avec la même sécurité paisible, les "déterministes" à la Ratzel et ce que l’on pourrait appeler, peut-être, les "possibilistes" à la Vidal.» Le néologisme, qui n'existait qu'en une occurrence, sous forme d'adjectif, chez l'historien français, devient un substantif chez les Américains et un descripteur de posture. La topique déterminisme/possibilisme trouve un sens nouveau chez des auteurs américains des années 1930 (Carl Sauer, Robert Burnett Hall, Harry Estil Moore). Elle fait retour sous cette forme en France après-guerre, et trouve une cristallisation systématique dans l'Essai sur l'évolution de la géographie humaine (1963) de Paul Claval. De là date certainement la vulgate, sous sa forme française. Elle n'a fait dès lors que prendre de la surface (sociale), lors même que Vidal et consorts étaient morts et enterrés, et parfois depuis longtemps. On pourra toujours me rétorquer que c'est notre droit le plus strict de coller aux défunts des étiquettes. Je suis entièrement d'accord. Le hic, c'est que précisément ça ne marche pas, ni pour Vidal, ni pour d'autres vidaliens notoires. Les opérateurs descriptifs qui correspondent au label possibiliste sont un contresens par rapport à ce que pensaient la plupart des vidaliens. C'est ce que je voudrais essayer de montrer.

L'article « La géographie humaine. Ses rapports avec la géographie de la vie », publié par Vidal de la Blache dans la Revue de synthèse en 1903 me servira de premier appui pour étayer mon argumentaire. Il s'agit d'un article doctrinal très important, publié dans l'une des principales revues savantes de l'époque, où se croisaient historiens et philosophes. Il s'agissait de donner substance à un syntagme encore rare, «géographie humaine», et d'accréditer l'idée d'un fécond domaine de recherche. Deux « paragraphes » (au sens classique) sont particulièrement importants: le II, qui explique ce que doit être la géographie humaine et les précédents méthodologiques sur lesquels elle peut s'appuyer ; le V, juste avant la conclusion et intitulé «oecologie», qui positionne la géographie humaine parmi les sciences et opère une discussion sur «l'étude des influences que le milieu ambiant exerce sur l'homme au physique et au moral».

A vrai dire, les deux passages mettent en discussion ce thème. Dans le II, Vidal se sert des acquis des géographies botanique et zoologique pour dessiner ce que serait une géographie humaine : étude des « faits généraux de répartition » qui recherche des « causes » susceptibles d'expliquer l'inégal peuplement de la terre. Et l'auteur d'affirmer : « Les conditions qui ont présidé à la répartition de l'espèce humaine, à la composition des principaux groupes, à leur adaptation aux différents milieux, sont analogues à celles que révèlent les flores et les faunes. » A ce stade de son argumentaire, Vidal est indéniablement dans une posture naturaliste, c'est-à-dire qui pose la légitimité d'expliquer des phénomènes humains par des causalités « naturelles ». Pour le coup, on pourrait dire qu'il est parfaitement « déterministe » ou plus exactement environnementaliste, comme on dirait maintenant. Au reste, il développe par la suite une thèse qui articule le niveau de développement des sociétés avec la richesse floristique et faunistique de leur environnement:

Dans l'effort rétrospectif qui s'impose ainsi, comme il s'impose à l'étude géographique des animaux et des plantes, c'est toujours à des faits biologiques que l'attention est ramenée. Si l'activité humaine a pu renouveler en partie la physionomie de la terre, c'est grâce à la composition déjà très variée du monde vivant, qu'avait engendrée une immense évolution antérieure. C'est de la variété éparse autour d'elle que s'est fortifiée l'intelligence humaine. Un patrimoine lentement accumulé lui a fourni la matière et servi de stimulant. Partout, en effet, où il reste possible de suivre sur place la marche de civilisations indigènes, on voit un rapport entre les conditions locales de la vie et le degré de développement que ces sociétés ont atteint.

Peu importe ici que cette thèse soit complètement réfutable et réfutée. Ce qui importe est ailleurs, en ce sens qu'elle nous montre deux choses essentielles : Vidal était environnementaliste en gros et, à la différence de ses épigones, ce ne sont pas le climat ou le relief qu'il retenait comme facteurs décisifs, mais ce que l'on pourrait appeler le « capital biologique » d'un milieu. On est loin des stéréotypes. Peu après, afin de bien se faire comprendre, il en rajoute une louche:

L'œuvre géographique de l'homme est essentiellement biologique dans ses procédés comme dans ses résultats. De vieilles habitudes de langage nous font souvent considérer la nature et l'homme comme deux termes opposés, deux adversaires en duel. L'homme cependant, n'est pas « comme un empire dans un empire » ; il fait partie de la création vivante, il en est le collaborateur le plus actif. Il n'agit sur la nature qu'en elle et par elle. C'est en entrant dans la lice de la concurrence des êtres, en prenant parti, qu'il assure ses desseins.

L'hypothèse du « possibilisme » implique de penser les catégories « nature » et « homme » comme deux ensembles distincts. Or c'est précisement ce que Vidal récuse ici ! On notera la touche de darwinisme stéréotypé et la métaphore anthropomorphique (ou plutôt sociomorphique) qui peuvent nous sembler un peu étranges aujourd'hui. Il n'empêche : le cadre de pensée vidalien est ici foncièrement environnementaliste, même si l'auteur apporte quelques correctifs par la suite, par des exemple qui confortent la phrase célèbre : «Son intervention (celle de l'homme) consiste à ouvrir la porte à de nouvelles combinaisons de la nature vivante.» Mais après avoir évoqué ces transformations humaines, qui ne diffèrent des transformations végétales ou animales que par leur ampleur et leur intensité, il en revient au fait que « cette œuvre terrestre de l'homme rencontre ses limites » en de nombreux secteurs peu hospitaliers.

La partie V reprend la réflexion au même point, mais pour lui donner une dimension nouvelle, d'autant que Vidal s'est montré prudent à plusieurs reprises, invoquant la « délicatesse » de ce sujet. S'il semble confirmer ce qu'il avait dit auparavant, le recentrage de la question «oecologique» sur un « milieu » donné génère un curieux système de concession:

Que l'homme n'échappe point à l'influence du milieu local, que lui-même dans sa constitution physique et morale, que les œuvres qui sortent de ses mains contractent une empreinte particulière en conformité avec le sol, le climat, les êtres vivants qui l'entourent : rien de plus généralement et de plus anciennement admis. Telle contrée, tels hommes, entend-on dire.

Mais c'est pour nuancer très rapidement : « Il est en vérité très difficile de démêler dans nos grandes sociétés civilisées l'influence du milieu local. » Il moque la « façon trop simple » les « généralisations hâtives », les « comparaisons boiteuses » de l'opinion commune et des Anciens. Face à l'opinion reçue, le savant perce l'armure et se pose en défenseur de la modération argumentaire. Dans un contexte géographique particulier, il en vient même à poser que « aux causes locales s'ajoutent ici une foule d'influences apportées du dehors, qui n'ont pas cessé depuis des siècles d'enrichir le patrimoine des générations, d'y introduire avec de nouveaux besoins le germe d'initiatives nouvelles ». Bref, si en généralité Vidal de la Blache tenait un discours environnementaliste, sur une situation géographique donnée, il va tenir un tout autre discours. « Parmi les correctifs à opposer aux influences locales, il faut tenir grand compte du commerce et de l'esprit d'imitation qu'il suscite. » In situ, le déterminisme environnemental est à corriger, à commencer par la circulation humaine, qui en quelque sorte déjoue les conditions locales. On remarquera que notre auteur fait jouer deux ressorts explicatifs : un économicisme de bon aloi et un sociologisme à mon avis inspiré des thèses de Gabriel Tarde, très à la mode en ces années-là (à travers l'invocation de « l'esprit d'imitation ».)

En définitive, ce qui émerge ici et qui va être développé par la suite, ce n'est pas un discours sur l'aménagement des conditions naturelles, mais une correction qui en quelque sorte déjoue le déterminisme dans les sociétés humaines, ou, si l'on veut bien me passer le néologisme, un indéterminisme, dès lors qu'on examine des milieux humains particuliers, qualifiés peu après par Vidal de « genres de vie ». Par voie de conséquence, la géographie humaine de Vidal n'est en aucun cas « possibiliste » mais déterministe en généralité et indéterministe dans l'étude des cas particuliers. Ceux-ci ne sauraient fournir la trame d'un discours sur les influences de la nature sur l'homme, puisqu'ils ne sont que des modulations dans lesquelles les sociétés déjouent les contraintes environnementales par leur mobilité.

On voit apparaître un autre élément susceptible d'ébrécher la vulgate sur Vidal : ici, on va du général au particulier, et non en sens inverse. Il n'y a rien d'inductiviste dans ce texte. D'ailleurs, le début de la conclusion le confirme : « C'est dans cette alliance intime avec la cartographie, la statistique et l'ethnographie, dans cette vue plus compréhensive de l'ensemble des rapports des peuples, dans cette conception plus géographique de l'humanité, que puisent leurs sources les progrès récents de la science qui nous occupe » (c'est moi qui souligne). Dans d'autres textes, on pourrait trouver des conceptions différentes, voire contraires (Vidal de la Blache n'était pas un « méthodologue » rigide). Il n'empêche que cela nécessite de mettre à jour notre représentation de l'épistémologie vidalienne, fût-elle considérée défaillante.

 

Cette petite manipulation sur un texte avait pour vocation de montrer que le descriptif «possibiliste» ne correspondait pas à la pensée du présumé fondateur de l'école de géographie. Je voudrais ensuite montrer que chez quatre disciples du même, on trouve quatre façons différentes d'aborder la question des régimes de causalité nature/humanité : environnementaliste stricte chez de Martonne, multi-déterministe chez Jules Sion, proto-systémique chez Maximilien Sorre et « febvrienne » (« possibiliste » ?) chez Albert Demangeon.

à reprendre un jour dans une publication ou à refaire entièrement...

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