Le Théâtre de la Colline présente du 9 au 29 novembre une mise en scène de Mendiant ou la mort de Zand de Iouriï Olécha, l'un des plus grands écrivains de langue russe du xxe siècle. Olécha (1899-1960), contemporain de Ilf et Petrov, Platonov, mais aussi de Nabokov, fut un auteur à succès sous la NEP : son conte Les Trois Gros (1924) et son roman L'Envie (1928) furent des triomphes en URSS. Avec le début de la répression politique (1928-1929), il se réfugia peu à peu dans un entre-soi inquiet, vivant de scénarios pour le cinéma et de sa participation au Soviet des écrivains de l'URSS. Une version expurgée de son merveilleux journal Ni dnia biez strotchki (Pas un jour sans une ligne) a été publiée par sa femme après sa mort, mais l'édition complète a attendu 1999.
Olécha est un merveilleux métaphoricien, l'un de ces prosateurs virtuoses enfantés par la sécularisation des lettres russes au XXe siècle (je cite en vrac : Andreï Biélyï, Isaac Babel, Evguiényï Zamiatine, Iouriï Tynianov, et aussi Nabokov, donc, qui fut leur pendant exilé), avant la mise au pas stalinienne. D'ailleurs, c'était l'un des très rares écrivains estampillés "soviétiques" qui trouvaient grâce aux yeux du créateur de L'Invitation au supplice et d'Ada.
© elisabeth carecchio
On trouvera une recension du spectacle en cliquant sur le lien ci-dessous :
www.sitartmag.com/olecha.htm
Je ne peux dire quoi que ce soit sur la mise en scène, n'ayant pas encore vu le spectacle. En revanche, je ne suis pas d'accord avec Nicolas Cavaillès sur deux points : Dostoïevskiï n'est pas la référence majeure de Olécha (ce serait plutôt Gogol' ou ses contemporains du réalisme magique : Boulgakov, Ilf, Kataïev) ; et la relation au stalinisme est très complexe chez l'écrivain. En outre, chose peu connue, il a été complètement marqué par le burlesque des films de Chaplin, qui constituent l'une des clés de son écriture. Pour ce qui est du contexte politique, on ne pourra commencer à penser correctement cette époque et les créateurs qu'elle a muselés qu'en sortant du carcan de la représentation "totalitarienne" née dans les alambics d'Hannah Arendt et pérennisée en France par François Furet. Ecrivant cela, je ne veux pas dire que le régime stalinien n'a pas été monstrueux, mais qu'il faut reconsidérer la relation sociale qui a rendu le stalinisme possible (et donc il faut lire Moshe Lewin, Nicolas Werth et Sheila Fitzpatrick...).
LE MENDIANT OU LA MORT DE ZAND
texte Iouri Olecha
mise en scène Bernard Sobel
en collaboration avec Michèle Raoul-Davis
Grand Théâtre
du 9 au 29 novembre 2007
Plus d'info
© elisabeth carecchio
En 1927, Olecha est joué au Théâtre d'Art de Moscou. Il commence à écrire La Mort de Zand, suivie d'une autre version, Le Mendiant. La pièce tarde à s'écrire, les répétitions commencent, elle ne sera pas achevée…
L'écrivain Zand, 32 ans, vient d'achever une pièce. C'est le jour de son anniversaire. Autrefois il avait des modèles, aujourd'hui il est plus âgé que ses héros et cela le terrifie : il rêverait d'avoir la force de Balzac… Son père et sa mère lui ont préparé un dîner. Sa pièce, dit-il, parle d'un imbécile et quand son père lui demande si c'est une comédie, il répond : non, il y a un meurtre. Dans la pièce de Zand, il y a Zand lui même, il appartient au nouvel appareil d'État, et Fédor, lui aussi écrivain et victime d'une purge. Fédor veut se venger de Zand en devenant son double, alter ego démoniaque, un mendiant qui, sous un réverbère, demande la charité…
© elisabeth carecchio
[+] dimanche 25 novembre à l'issue de la représentation
Débat autour du spectacle Le Mendiant ou la mort de Zand en présence de Bernard Sobel et de l'équipe artistique du spectacle.
Débat animé par François Clavier, comédien, traducteur et enseignant.
Entrée libre
Voici, collé ci-dessous, un article de René Solis publié dans Libération le 13/11/2007. J'espère que cela vous donnera envie d'aller voir la pièce.
Le chant d'Olecha
Théâtre. Bernard Sobel exhume à la Colline un auteur russe maudit des années 30.
René SOLIS
Libération QUOTIDIEN : mardi 13 novembre 2007
Mais qu'est-ce qui se passe ? Le plateau tourne en sens inverse des aiguilles d'une montre. Sur cette scène circulaire, paravents et meubles peints délimitent des espaces précaires: telle porte est-elle de placard ou d'entrée ? Telle pièce la chambre ou la cuisine ? Où est-on ? Dans un appartement collectif ? Dans un immeuble entier, façon la Vie mode d'emploi ? Et qui est qui ?
Pères, mères et fils se ressemblent. On patauge, comme au début d'un roman russe aux dizaines de personnages. Ils ne sont pas si nombreux pourtant, mais on n'est pas sûr qu'ils n'échangent pas leurs rôles. Ni que les scènes suivent un ordre chronologique. On n'est sûr de rien, d'ailleurs on s'en fiche et c'est formidable.
© elisabeth carecchio
On est à Moscou en 1931. La vie est absurde, la promiscuité épuise. Comment construire le communisme quand votre femme vous trompe ? Qu'on attend le tramway une heure et que les ampoules sont grillées ? Que la peur rôde ? Et est-ce qu'on peut rêver d'être Balzac et présider une commission d'épuration ? Ce n'est pas un cauchemar, mais une farce, écrite par un homme qui s'apprête à passer trente ans dans le silence forcé et la vodka. Pilier pathétique du bar de l'hôtel Metropole et du Café national à Moscou, Iouri Olecha est mort dans l'oubli, en 1960.
Ivrogne. Il a 28 ans en 1927 quand il publie l'Envie(1), roman phare des jeunes lettres soviétiques. L'histoire de la rencontre entre un fabricant de saucisson et un jeune ivrogne. Il en a 32 quand il écrit le Mendiant ou la mort de Zand(2), pièce qui ne sera jamais jouée. Son chant du cygne. Où il se met lui-même en scène sous le nom de Modest Zand, écrivain à la poursuite de sa femme qui l'a quitté. De cuisine partagée en chambre douteuse, Zand multiplie les rencontres : des voisins, un médecin, un tailleur, un écrivain, un graphologue, un prolétaire condamné pour meurtre, et surtout Fédor, le mendiant posté devant la pharmacie dont il voudrait faire l'instrument de sa vengeance. Mais l'auteur se projette sans doute tout autant en Macha, l'épouse volage, femme libre s'adaptant aux situations nouvelles.
© elisabeth carecchio
Olecha a le sens du détail et de l'ellipse, passe du robinet qui fuit à l'interprétation des rêves, du débat philosophique à la recette du poulet, en un tourbillon hyper réaliste qui tourne à la comédie fantastique. C'est cette merveille que Bernard Sobel exhume aujourd'hui, nouvelle pépite dans une mine théâtrale qu'on redécouvre. Daniil Harms, Nicolaï Erdmann, Victor Chklovski, Andrei Platonov et bien d'autres figurent parmi les contemporains d'Olecha, à l'œuvre anéantie par le stalinisme. Dans cette liste, le Mendiant ou la mort de Zand est un chef-d'œuvre de fantaisie et d'élégance. La mise en scène de Sobel aussi, qui n'appuie sur rien, fait tout entendre, et d'abord la liberté d'une écriture affranchie de toute contrainte. A l'image des dix acteurs, mus par une folie douce où chacun s'attache à offrir sans prouver. Sur cette soirée joyeuse planent bien sûr aussi les ombres à venir.
« Statue brisée ». Dans son journal, publié bien après sa disparition(3), Olecha revient sur sa mort littéraire : « La littérature a pris fin en 1931. Je me suis pris de passion pour l'alcool. Je ne serai plus écrivain. De toute évidence, dans mon corps vivait un artiste de génie que je n'ai pas pu soumettre à ma force vitale. » Et il évoque aussi « la statue brisée » qui vit en lui.
Dans un autre texte, il revient sur ce qu'il a tenté de réaliser par l'écriture : « A l'encontre de tous, à l'encontre de l'ordre et de la société, je crée un monde qui ne se soumet à aucune loi […]. Il y a deux mondes : l'ancien et le nouveau, mais alors qu'est-ce que ce monde que je crée ? Un tiers monde ? Il y a deux voies ; mais alors, qu'est cette tierce route ? » C’est précisément à ces questions que répond Bernard Sobel. Le tiers monde et la tierce route, « soumis à aucune loi », c'est le théâtre. Et c'est magnifique.
(1) L'Age d'Homme/Points Seuil
(2) L'Age d'Homme
(3) Le Livre des adieux, éd. du Rocher.