À propos de Grimpret, M. et Delsol, C., dir., Liquider Mai 68 ?, Presses de la renaissance, 2008.
Durant mes semaines de travail à la BNF, j’ai voulu lire toutes sortes d’opuscules parus sur Mai-68, et pas seulement la littérature savante. J’avais ainsi découvert en librairie la parution de l’ouvrage Liquider Mai 68 ?, dirigé par Matthieu Grimpret et Chantal Delsol aux Presses de la renaissance. J’avais déjà pu me faire une idée de son contenu par son casting : on y trouve notamment Denis Tillinac (écrivain néo-« hussard », ami de Jacques Chirac), Jean Sévillia (rédacteur au Figaro magazine), Paul-Marie Coûteaux (souverainiste connu pour ses positions très droitières). Mais il est toujours préférable d’aller y regarder d’un peu plus près.
La quatrième de couverture annonce fièrement :
On peut être hostile, sur le fond, à l’esprit de 68 et refuser en conscience, de jeter le bébé avec l’eau du bain : au slogan « liquider Mai 68 », le point d’interrogation s’impose.
À l’approche du quarantième anniversaire, il est temps de faire le point sur ces événements qui ont changé la société française en profondeur. Une romancière juive spécialiste de Barrès, un ancien dignitaire communiste, un pionnier de la presse gay, une psychologue qui pratique la volothérapie, un député européen souverainiste, une philosophe franco-polonaise néo-conservatrice, un curé conseiller d’un ministre. Aurait-on vu pareille diversité sur les barricades de Mai 68 ? Non, sûrement pas.
Dans ce livre, Mai 68 est clairement mis en examen. Le moindre de ses faits et gestes est retenu contre lui. Mais il bénéficie aussi de la présomption d’innocence.
Cette diversité proclamée masque quand même ce qui unit l’ensemble de ces auteurs : « liquider Mai 68 » en faisant semblant de mettre un point d’interrogation. En ce sens, ce prière d’insérer est profondément trompeur, sinon hypocrite, car on ne saurait dire que le propos est nuancé.
Le préfacier, Patrice de Plunkett, cofondateur du Figaro magazine, auteur d’ouvrages sur Benoît XVI ou l’Opus Dei, cite libéralement Joseph Ratzinger et Pierre Legendre. Sur le fond, il reprend la thèse qui fait de Mai-68 un tournant « libéral-libertaire » annonçant le « triomphe absolu de la [société de consommation] » (p. 15). Bref, les appréciations inaugurées par les essayistes Régis Debray (1978) et Gilles Lipovetsky (1983) sont bien là, même s’ils ne sont pas cités. À la place, on retrouve une des références centrales de la « pensée anti-68 » (cf. Serge Audier, 2008) : Jean-Claude Michéa et aussi (plus insolite) Le Nouvel Esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Ève Chiapello. Pas de doute pour notre néo-hussard, « l’esprit de 68 » a été « destruction », « incendie », « pulvérisation » (et autres formulations). L’auteur, pour sa part, « préfère être avec Benoît XVI » et « avec les évêques de la planète catholique » pour un monde plus juste. Qu’il soit en toute chose un authentique croyant ne fait pas de doutes, comme en témoigne cet acte de foi dans l'avant-dernière phrase : « Oui, 68 a changé la vie. »
Par la suite, Denis Tillinac tire le « Rideau ! » « sur cette longue imposture » et sur une « génération » qui « n’a pas rendu la France plus généreuse ». Tout aussi convaincu que le précédent, il conclut : « En tout cas, balançons au plus vite cette séquence foireuse dans les poubelles de l’histoire de France ; elle a asséché les cœurs, pétrifié les esprits et condamné les âmes à l’exil. Dieu veuille qu’elles retrouvent leur patrie ! ».
Une étrange lacune dans la table des matières mérite d’être corrigée : elle masque une lettre parodique intitulée « à l’attention de… » (M. Daniel Cohn-Bendit / Les révoltés de 68 & Co / Service après-vente / Parlement européen / Avenue du président Robert-Schuman / 67000 STRASBOURG) et signée Jo Letilleul (aidé par « Christophe Durand », pseudonyme d’un « jeune cadre (dynamique !), titulaire d’un DEA de stratégie, d’un MBA de la Sorbonne et responsable des ressources humaines d’une grande entreprise française. »). Dans ce texte absolument drôlatique, le personnage de « Jo Letilleul », paysan aveyronnais, raconte ses désillusions sexuelles, son isolement et ses exploits contre-culturels. Satire bon-enfant digne du comique de patronage ? Pourquoi pas, sauf que ça fait mauvais genre avant défilé d’intellectuels supposés « mettre en examen » Mai 68, et « faire le point » (avec sérieux, peut-on espérer) « sur ces événements qui ont changé la société française en profondeur. »
Tous les textes ne sont pas uniformément hostiles : dans « La quête spirituelle derrière la révolte des jeunes de Mai-68 » de Jean-Marie Petitclerc (59-65) ou « Fragments d’une esthétique du chagrin contemporain » de Sarah Vajda (95-112), le propos est relativement nuancé (avec néanmoins un dispositif de condamnation à la fin du premier). En revanche, Jean Sévillia ou Paul-Marie Coûteaux reprennent des antiennes de l’idéologie (catho-)conservatrice : 68 aurait dissout les valeurs collectives, intronisé la « dictature du relativisme », imposé « le « bloc historique » consumériste, matérialiste, individualiste et liberalo-libertaire » (p. 84), une morale soumise à « l’air du temps » (même la Halde y passe !). Le second, après s’être placé sous les auspices de Régis Debray (il date d’ailleurs le « petit pamphlet » de ce dernier de 1988, sic !) multiplie les attaques ad hominem, notamment contre Bernard-Henri Lévy (4 pages). Cet acte de détestation n'a pas grand chose à voir avec le sujet, mais passons...
L’ouvrage donne lieu à plusieurs règlements de compte, dont certaines étonnent par leur caractère tardif : contre Sartre (« l’anti-Socrate de 68 », par Antoine-Joseph Attaf, p. 113-122), les réformes Edgar Faure (« Université 68 : trahison des clercs, trahison de la nation » de J. Garello, p. 127-139), la destruction de l’autorité familiale (« Que reste-t-il de la famille après 68 ? » de E. Godart, p. 153-167), les accords de Grenelle (« Le « Grenelle » originel : du danger de figer les « acquis » », de J.-L. Caccomo, p. 181-200), les mouvements contestataires américains (S. Frankel, « 1968 : l’année de la tragique illusion aux Etats-Unis », p. 211-232). On retrouve aussi des critiques sur l’aveuglement de la gauche (ici incarnée par les acteurs de mai 68) à des événements survenus dans les Pays de l’Est : « Langue de coton, cerveau de plomb : l’insoutenable légèreté des soixante-huitards » de Joanna Nowicki (p. 243-253), « Le Printemps de Prague ou l’illusion réformatrice » de Ilios Yannakakis (p. 267-279).
Une sensibilité « vaticane » domine l’ensemble, qui se traduit par de très nombreuses références à Joseph Ratzinger ou à des positions actuelles de la hiérarchie catholique. Pour contrebalancer ce qui pourrait sembler monolithique, il y a aussi une « juive » abondamment revendiquée telle (S. Vajda), une « évangéliste » (M. d’Astier de la Vigerie) et un entretien avec un « homosexuel », Pierre Guénin. Néanmoins, si le texte de Sarah Vajda est un tour de force pour noyer le poisson (difficile de déterminer ce qu’elle peut penser de Mai 68), le témoignage de Michelle d’Astier de la Vigerie est tout à fait éloquent :
Les CRS avaient reçu l’ordre de ne pas répliquer quand ils recevaient des pavés, car à l’époque (ça ne devait pas durer !) beaucoup d’avenues parisiennes étaient pavées. Les manifestants les transformaient en missiles contre tout ce qui portait un uniforme. Alors que j’étais au centre de cette place, régulièrement, des CRS venaient déposer à mes pieds leurs compagnons groggys. Ils avaient souvent été contraints d’asséner à ces derniers un bon coup sur la tête, seul moyen de les calmer et d’éviter qu’ils ne tirent sur la foule et désobéissent ainsi, par réflexe, aux ordres reçus. Les CRS ne pouvaient effectivement que faire barrage avec leur bouclier en plastique transparent, jamais tirer, par crainte de déclencher ce qui mettrait tout Paris, et même toute la France, à feu et à sang. Cela a duré toute la nuit : on m’a ramené aussi plusieurs victimes de crises de nerfs ou des blessés, en me demandant de les surveiller ! (p. 235-236)
J’étais aussi chaque soir dans le grand amphi de la Sorbonne où se succédaient les orateurs révolutionnaires, et surtout Cohn-Bendit. Un jour, juste après lui, alors qu’il venait de conduire la salle surchauffée de 5000 jeunes à crier « à bas la bourgeoisie ! », j’ai demandé à prendre la parole. Et me voici dans le même amphi que Dany le Rouge, haranguant le même public, expliquant qu’il ne fallait pas se mettre les bourgeois à dos (j’étais de la grande bourgeoisie et même une aristo !), et conduisant peu après la même assemblée à scander : « les bourgeois avec nous ! ». Dany me lançait des regards noirs ! (p. 237)
Même nos revendications de liberté des mœurs allaient déboucher sur le « business de l’exhibitionnisme » : dans les années qui suivirent, il investit la mode, la publicité, le cinéma, la télévision, et fit déferler sur nos enfants des tas d’immondices. La pornographie installa son emprise sur la société, non seulement par le biais des images impudiques qui s’étalent aujourd’hui sous les yeux de nos enfants, mais aussi par la croissance vertigineuse de ce qui allait devenir le quotidien de milliers d’enfants : les incestes et les abus sexuels. Mais cela nous ne le savions pas encore, bien que nous sentions le mouvement nous échapper. » (p. 238)
Quant à l’entretien avec Pierre Guénin, il a été mené par M. Grimpret, l’un des deux directeurs de l’ouvrage. Il est l’occasion de légitimer une posture « homo de droite », réclamant une certaine acceptation sociale, mais refusant « une société du coming out » (les guillemets sont de l’intervieweur) et l’« homoparentalité » (au profit du « droit d’être des beaux-parents »). Derrière cette guerre des mots se cache un acquiescement à une forme de modérantisme social qui confine l’homosexualité en tant que pratique sexuelle : elle ne saurait en aucun cas obtenir une dimension publique (ce sont des affaires privées, et on doit s’en tenir là). Autrement dit, dépolitisée elle est tolérable, ce qui permet à l’intervieweur d’adopter une posture « ouverte ».
Au reste, la position des deux directeurs, M. Grimpret et C. Delsol, est particulièrement ambiguë dans leurs écrits respectifs. Dans « Mai-68 et le désir d’histoire(s) », le premier semble contourner la posture critique en dissertant sur « le besoin d’être situé dans le temps » d’une « génération » [celle de 68] qui a été « la première à n’avoir jamais eu à craindre sérieusement la mort » (p. 68), au nom de quoi elle aurait eu besoin de « compenser » en satisfaisant quelques besoins élémentaires : « accumul[er] les expériences et les émotions, d’où lui vient l’impression de bouger » (p. 72), rechercher une « liturgie » et un « art hétéronome » (i. e. venu d’ailleurs) : Sibelius, Dali, Tolkien. Notre plumitif semble ignorer qu’en 68, la crainte de la mort pouvait notamment s’incarner dans le risque d’une guerre nucléaire. Pour le reste, le texte est trop court et trop sibyllin pour construire une réelle position sur 68, l’auteur préférant les belles tournures aux laborieuses analyses.
Ce penchant lui a d’ailleurs été reproché par ceux qui ont lu ses derniers écrits : Dieu est dans l’isoloir (2007) et Traité à l'usage de mes potes de droite qui ont du mal à kiffer la France de Diam's (2008) (avant, il y avait eu en 2000 La Révolution de Dieu puis J’ai vu une porte ouverte dans le ciel). Je n’ai hélas ni le temps ni l’envie de me plonger dans des ouvrages aussi inspirés, mais l’enquête que j’ai menée sur internet m’a permis de recouper les informations suivantes : ce jeune homme (28 ans) est un catholique fervent, qui prêche une transformation de ses coreligionaires en « lobby communautaire » et une alliance avec Juifs, Protestants et Musulmans pour défendre les intérêts des religions. Il se définit lui-même comme « intellectuel de droite ». Au vu de l’épaisseur et du modus operandi de ses « idées », je pense qu’il est davantage publiciste qu’autre chose. En tout cas, son irrésistible ascension dans le monde catho-conservateur (pour rester courtois) est validée par sa position de directeur de l’ouvrage et j’aurais tendance à penser que ce n’est pas un hasard.
Dans la conclusion, « Un père dans les maisons » (p. 283-290), Chantal Delsol se pose doctement la question du « prix [que] nous sommes prêts à payer pour le progrès » (p. 284), avec passage par une référence à la « terreur révolutionnaire » qui a enfanté l’État de droit au prix de l’extermination des Vendéens. Dans un style vulgaire chic, elle nous explique alors que « Au-delà de toutes les foutaises, le mouvement de Mai voulait répondre à une vraie question. Et il y a répondu. Au prix fort […] ». Néanmoins, elle croit que « le mouvement de Mai, sous toutes ses expressions et dans tous les lieux divers, a servi une amélioration historique » en traduisant une « crise de l’autorité ». Suite une vaste reconstruction historique d’une presque page, faisant usage de la Lettre au père de Kafka pour conclure qu’il « aurait mieux valu une transformation sereine, qui n’aurait pas jeté le bébé avec l’eau du bain. » (p. 287) Après quoi, on plonge dans des considérations sociétales (hum) qui connectent les « banlieues en feu » avec le « père-copain » devenu « un vieux bébé pathétique ». La farandole des idées donne le tournis.
Le nom de cette dame me disait vaguement quelque chose, mais j’étais absolument incapable de me rappeler dans quelles circonstances j’avais entendu parler d’elle. Professeure de philosophie à l’université de Marne-la-Vallée, j’ai découvert peu à peu qu’elle était au civil un pilier de cette mouvance catholique qui s’est beaucoup agitée au moment du PACS. D’ailleurs, elle donne des conférences pour Famille et liberté, une officine qui sympathise avec Christian Vanneste, et pour laquelle elle reprend des thèses façon Tony Anatrella : « En revendiquant le droit de changer de genre ou de faire comme si le genre n’existait pas l’homme commet une transgression anthropologique fondamentale. L’action en faveur de la famille appelle une réflexion différente sur cette question. » Présentée comme une « non-conformiste » de droite sur certains sites (c’est un peu le cas aussi de son camarade Grimpret), elle « a été viscéralement hostile à l'esprit de 1968 — elle a milité, en réaction, au sein du Mouvement autonome des étudiants lyonnais (Madel) — et renvoie dos-à-dos extrême gauche et extrême droite. » (article dans Le Monde du 15/06/2002, reproduit sur internet). Ou l’on apprend également : « Mais Chantal Delsol, c'est aussi Chantal Millon-Delsol, l'épouse de Charles Millon, réélu en 1998 à la présidence du conseil régional de Rhône-Alpes avec l'appoint des voix du Front national. Il s'ensuivra, pour elle, une période d'ostracisme au cours de laquelle on a prétendu qu'elle serait membre de l'Opus Dei, invention qui la fait beaucoup rire, ou qu'elle serait "l'égérie" de son mari, ce qu'elle récuse avec force. Elle ne l'en a pas moins soutenu dans des choix : « Le Front national avait donné son soutien sur un programme précis », justifie-t-elle. « De plus, il y a comme une imposture à faire d'un côté du FN un parti légal, et de l'autre à ériger une sorte d'ordre moral au nom duquel accepter ses voix serait inadmissible. » »
En somme, et pour conclure, j’ai surtout essayé dans cette présentation 1°) de recontextualiser la position des contributeurs de cet ouvrage (dire « d’où ils parlent » !) et 2°) de montrer qu’ils partagent un certain nombre de représentations situées sur Mai 68. Maintenant, leurs opinions sont ce qu’elles sont. Mais qu’on ne vienne pas prétendre à un quelconque bilan raisonné, tant ce livre est dénué de toute recherche empirique ou d’idées neuves. Par choix éditorial ou par tropisme, ces textes sont extrêmement pauvres en références à la « littérature » (de tous bords) sur le sujet. Il en résulte que l’air du temps fait office de référentiel partagé, comme si les clichés pouvaient tenir lieu de matériau sérieux. En outre, l’habituelle imputation causale qui fait de Mai 68 l’origine des transformations sociales qui lui ont succédé est considérée comme allant de soi (or parfois cette succession dans sa seule dimension chronologique est elle-même trompeuse). Pire : elle fonctionne ici comme un ressort mécanique à priori.
J’aimerais lire un travail de droite sur Mai 68 qui aurait le niveau de sérieux des textes écrits à chaud par Raymond Aron, à commencer par La Révolution introuvable. Ici, les mini-pamphlets voisinent avec des vaticinations égocentrées, dans un désert d’idées qui m’a sidéré. Quand les effets de style (pour ne pas dire « de manche ») et l’essayisme m’as-tu-vu font office de pensée, on ne va pas très loin. Dire qu’il est des endroits où l’on qualifie cet opuscule de « scientifique » ! C’est faire peu de cas de la science. Ce livre n’a rien de savant ni de rigoureux. Il ne vaudrait même pas la peine qu’on en parle s’il n’était de bonnes âmes pour le prendre au sérieux. Sachant que ce blog est pas mal lu, je me dis que ça contribuera peut-être à dégonfler la baudruche dans un public non universitaire, si tant est que ce soit nécessaire.
Aron, R., La Révolution introuvable, Fayard, 1968.
Audier, S., La pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, La Découverte, « Cahiers libres », 2008.
Boltanski, L., & Chiapello, È., Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, « NRF Essais », 1999.
Debray, R., Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, François Maspero, 1978 ; rééd. ss le titre Mai 68. Une contre-révolution réussie, Mille et une nuits, « Essai », 2008.