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billet d'humeur

Assez déplaisant

À propos de Grimpret, M. et Delsol, C., dir., Liquider Mai 68 ?, Presses de la renaissance, 2008.

Durant mes semaines de travail à la BNF, j’ai voulu lire toutes sortes d’opuscules parus sur Mai-68, et pas seulement la littérature savante. J’avais ainsi découvert en librairie la parution de l’ouvrage Liquider Mai 68 ?, dirigé par Matthieu Grimpret et Chantal Delsol aux Presses de la renaissance. J’avais déjà pu me faire une idée de son contenu par son casting : on y trouve notamment Denis Tillinac (écrivain néo-« hussard », ami de Jacques Chirac), Jean Sévillia (rédacteur au Figaro magazine), Paul-Marie Coûteaux (souverainiste connu pour ses positions très droitières). Mais il est toujours préférable d’aller y regarder d’un peu plus près.

La quatrième de couverture annonce fièrement :

On peut être hostile, sur le fond, à l’esprit de 68 et refuser en conscience, de jeter le bébé avec l’eau du bain : au slogan « liquider Mai 68 », le point d’interrogation s’impose.

À l’approche du quarantième anniversaire, il est temps de faire le point sur ces événements qui ont changé la société française en profondeur. Une romancière juive spécialiste de Barrès, un ancien dignitaire communiste, un pionnier de la presse gay, une psychologue qui pratique la volothérapie, un député européen souverainiste, une philosophe franco-polonaise néo-conservatrice, un curé conseiller d’un ministre. Aurait-on vu pareille diversité sur les barricades de Mai 68 ? Non, sûrement pas.

Dans ce livre, Mai 68 est clairement mis en examen. Le moindre de ses faits et gestes est retenu contre lui. Mais il bénéficie aussi de la présomption d’innocence.

Cette diversité proclamée masque quand même ce qui unit l’ensemble de ces auteurs : « liquider Mai 68 » en faisant semblant de mettre un point d’interrogation. En ce sens, ce prière d’insérer est profondément trompeur, sinon hypocrite, car on ne saurait dire que le propos est nuancé.

Le préfacier, Patrice de Plunkett, cofondateur du Figaro magazine, auteur d’ouvrages sur Benoît XVI ou l’Opus Dei, cite libéralement Joseph Ratzinger et Pierre Legendre. Sur le fond, il reprend la thèse qui fait de Mai-68 un tournant « libéral-libertaire » annonçant le « triomphe absolu de la [société de consommation] » (p. 15). Bref, les appréciations inaugurées par les essayistes Régis Debray (1978) et Gilles Lipovetsky (1983) sont bien là, même s’ils ne sont pas cités. À la place, on retrouve une des références centrales de la « pensée anti-68 » (cf. Serge Audier, 2008) : Jean-Claude Michéa et aussi (plus insolite) Le Nouvel Esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Ève Chiapello. Pas de doute pour notre néo-hussard, « l’esprit de 68 » a été « destruction », « incendie », « pulvérisation » (et autres formulations). L’auteur, pour sa part, « préfère être avec Benoît XVI » et « avec les évêques de la planète catholique » pour un monde plus juste. Qu’il soit en toute chose un authentique croyant ne fait pas de doutes, comme en témoigne cet acte de foi dans l'avant-dernière phrase : « Oui, 68 a changé la vie. »

Par la suite, Denis Tillinac tire le « Rideau ! » « sur cette longue imposture » et sur une « génération » qui « n’a pas rendu la France plus généreuse ». Tout aussi convaincu que le précédent, il conclut : « En tout cas, balançons au plus vite cette séquence foireuse dans les poubelles de l’histoire de France ; elle a asséché les cœurs, pétrifié les esprits et condamné les âmes à l’exil. Dieu veuille qu’elles retrouvent leur patrie ! ».

Une étrange lacune dans la table des matières mérite d’être corrigée : elle masque une lettre parodique intitulée « à l’attention de… » (M. Daniel Cohn-Bendit / Les révoltés de 68 & Co / Service après-vente / Parlement européen / Avenue du président Robert-Schuman / 67000 STRASBOURG) et signée Jo Letilleul (aidé par « Christophe Durand », pseudonyme d’un « jeune cadre (dynamique !), titulaire d’un DEA de stratégie, d’un MBA de la Sorbonne et responsable des ressources humaines d’une grande entreprise française. »). Dans ce texte absolument drôlatique, le personnage de « Jo Letilleul », paysan aveyronnais, raconte ses désillusions sexuelles, son isolement et ses exploits contre-culturels. Satire bon-enfant digne du comique de patronage ? Pourquoi pas, sauf que ça fait mauvais genre avant défilé d’intellectuels supposés « mettre en examen » Mai 68, et « faire le point » (avec sérieux, peut-on espérer) « sur ces événements qui ont changé la société française en profondeur. »

Tous les textes ne sont pas uniformément hostiles : dans « La quête spirituelle derrière la révolte des jeunes de Mai-68 » de Jean-Marie Petitclerc (59-65) ou « Fragments d’une esthétique du chagrin contemporain » de Sarah Vajda (95-112), le propos est relativement nuancé (avec néanmoins un dispositif de condamnation à la fin du premier). En revanche, Jean Sévillia ou Paul-Marie Coûteaux reprennent des antiennes de l’idéologie (catho-)conservatrice : 68 aurait dissout les valeurs collectives, intronisé la « dictature du relativisme », imposé « le « bloc historique » consumériste, matérialiste, individualiste et liberalo-libertaire » (p. 84), une morale soumise à « l’air du temps » (même la Halde y passe !). Le second, après s’être placé sous les auspices de Régis Debray (il date d’ailleurs le « petit pamphlet » de ce dernier de 1988, sic !) multiplie les attaques ad hominem, notamment contre Bernard-Henri Lévy (4 pages). Cet acte de détestation n'a pas grand chose à voir avec le sujet, mais passons...

L’ouvrage donne lieu à plusieurs règlements de compte, dont certaines étonnent par leur caractère tardif : contre Sartre (« l’anti-Socrate de 68 », par Antoine-Joseph Attaf, p. 113-122), les réformes Edgar Faure (« Université 68 : trahison des clercs, trahison de la nation » de J. Garello, p. 127-139), la destruction de l’autorité familiale (« Que reste-t-il de la famille après 68 ? » de E. Godart, p. 153-167), les accords de Grenelle (« Le « Grenelle » originel : du danger de figer les « acquis » », de J.-L. Caccomo, p. 181-200), les mouvements contestataires américains (S. Frankel, « 1968 : l’année de la tragique illusion aux Etats-Unis », p. 211-232). On retrouve aussi des critiques sur l’aveuglement de la gauche (ici incarnée par les acteurs de mai 68) à des événements survenus dans les Pays de l’Est : « Langue de coton, cerveau de plomb : l’insoutenable légèreté des soixante-huitards » de Joanna Nowicki (p. 243-253), « Le Printemps de Prague ou l’illusion réformatrice » de Ilios Yannakakis (p. 267-279).

Une sensibilité « vaticane » domine l’ensemble, qui se traduit par de très nombreuses références à Joseph Ratzinger ou à des positions actuelles de la hiérarchie catholique. Pour contrebalancer ce qui pourrait sembler monolithique, il y a aussi une « juive » abondamment revendiquée telle (S. Vajda), une « évangéliste » (M. d’Astier de la Vigerie) et un entretien avec un « homosexuel », Pierre Guénin. Néanmoins, si le texte de Sarah Vajda est un tour de force pour noyer le poisson (difficile de déterminer ce qu’elle peut penser de Mai 68), le témoignage de Michelle d’Astier de la Vigerie est tout à fait éloquent :

Les CRS avaient reçu l’ordre de ne pas répliquer quand ils recevaient des pavés, car à l’époque (ça ne devait pas durer !) beaucoup d’avenues parisiennes étaient pavées. Les manifestants les transformaient en missiles contre tout ce qui portait un uniforme. Alors que j’étais au centre de cette place, régulièrement, des CRS venaient déposer à mes pieds leurs compagnons groggys. Ils avaient souvent été contraints d’asséner à ces derniers un bon coup sur la tête, seul moyen de les calmer et d’éviter qu’ils ne tirent sur la foule et désobéissent ainsi, par réflexe, aux ordres reçus. Les CRS ne pouvaient effectivement que faire barrage avec leur bouclier en plastique transparent, jamais tirer, par crainte de déclencher ce qui mettrait tout Paris, et même toute la France, à feu et à sang. Cela a duré toute la nuit : on m’a ramené aussi plusieurs victimes de crises de nerfs ou des blessés, en me demandant de les surveiller ! (p. 235-236)

J’étais aussi chaque soir dans le grand amphi de la Sorbonne où se succédaient les orateurs révolutionnaires, et surtout Cohn-Bendit. Un jour, juste après lui, alors qu’il venait de conduire la salle surchauffée de 5000 jeunes à crier « à bas la bourgeoisie ! », j’ai demandé à prendre la parole. Et me voici dans le même amphi que Dany le Rouge, haranguant le même public, expliquant qu’il ne fallait pas se mettre les bourgeois à dos (j’étais de la grande bourgeoisie et même une aristo !), et conduisant peu après la même assemblée à scander : « les bourgeois avec nous ! ». Dany me lançait des regards noirs ! (p. 237)

Même nos revendications de liberté des mœurs allaient déboucher sur le « business de l’exhibitionnisme » : dans les années qui suivirent, il investit la mode, la publicité, le cinéma, la télévision, et fit déferler sur nos enfants des tas d’immondices. La pornographie installa son emprise sur la société, non seulement par le biais des images impudiques qui s’étalent aujourd’hui sous les yeux de nos enfants, mais aussi par la croissance vertigineuse de ce qui allait devenir le quotidien de milliers d’enfants : les incestes et les abus sexuels. Mais cela nous ne le savions pas encore, bien que nous sentions le mouvement nous échapper. » (p. 238)

Quant à l’entretien avec Pierre Guénin, il a été mené par M. Grimpret, l’un des deux directeurs de l’ouvrage. Il est l’occasion de légitimer une posture « homo de droite », réclamant une certaine acceptation sociale, mais refusant « une société du coming out » (les guillemets sont de l’intervieweur) et l’« homoparentalité » (au profit du « droit d’être des beaux-parents »). Derrière cette guerre des mots se cache un acquiescement à une forme de modérantisme social qui confine l’homosexualité en tant que pratique sexuelle : elle ne saurait en aucun cas obtenir une dimension publique (ce sont des affaires privées, et on doit s’en tenir là). Autrement dit, dépolitisée elle est tolérable, ce qui permet à l’intervieweur d’adopter une posture « ouverte ».

Au reste, la position des deux directeurs, M. Grimpret et C. Delsol, est particulièrement ambiguë dans leurs écrits respectifs. Dans « Mai-68 et le désir d’histoire(s) », le premier semble contourner la posture critique en dissertant sur « le besoin d’être situé dans le temps » d’une « génération » [celle de 68] qui a été « la première à n’avoir jamais eu à craindre sérieusement la mort » (p. 68), au nom de quoi elle aurait eu besoin de « compenser » en satisfaisant quelques besoins élémentaires : « accumul[er] les expériences et les émotions, d’où lui vient l’impression de bouger » (p. 72), rechercher une « liturgie » et un « art hétéronome » (i. e. venu d’ailleurs) : Sibelius, Dali, Tolkien. Notre plumitif semble ignorer qu’en 68, la crainte de la mort pouvait notamment s’incarner dans le risque d’une guerre nucléaire. Pour le reste, le texte est trop court et trop sibyllin pour construire une réelle position sur 68, l’auteur préférant les belles tournures aux laborieuses analyses.

Ce penchant lui a d’ailleurs été reproché par ceux qui ont lu ses derniers écrits : Dieu est dans l’isoloir (2007) et Traité à l'usage de mes potes de droite qui ont du mal à kiffer la France de Diam's (2008) (avant, il y avait eu en 2000 La Révolution de Dieu puis J’ai vu une porte ouverte dans le ciel). Je n’ai hélas ni le temps ni l’envie de me plonger dans des ouvrages aussi inspirés, mais l’enquête que j’ai menée sur internet m’a permis de recouper les informations suivantes : ce jeune homme (28 ans) est un catholique fervent, qui prêche une transformation de ses coreligionaires en « lobby communautaire » et une alliance avec Juifs, Protestants et Musulmans pour défendre les intérêts des religions. Il se définit lui-même comme « intellectuel de droite ». Au vu de l’épaisseur et du modus operandi de ses « idées », je pense qu’il est davantage publiciste qu’autre chose. En tout cas, son irrésistible ascension dans le monde catho-conservateur (pour rester courtois) est validée par sa position de directeur de l’ouvrage et j’aurais tendance à penser que ce n’est pas un hasard.

Dans la conclusion, « Un père dans les maisons » (p. 283-290), Chantal Delsol se pose doctement la question du « prix [que] nous sommes prêts à payer pour le progrès » (p. 284), avec passage par une référence à la « terreur révolutionnaire » qui a enfanté l’État de droit au prix de l’extermination des Vendéens. Dans un style vulgaire chic, elle nous explique alors que « Au-delà de toutes les foutaises, le mouvement de Mai voulait répondre à une vraie question. Et il y a répondu. Au prix fort […] ». Néanmoins, elle croit que « le mouvement de Mai, sous toutes ses expressions et dans tous les lieux divers, a servi une amélioration historique » en traduisant une « crise de l’autorité ». Suite une vaste reconstruction historique d’une presque page, faisant usage de la Lettre au père de Kafka pour conclure qu’il « aurait mieux valu une transformation sereine, qui n’aurait pas jeté le bébé avec l’eau du bain. » (p. 287) Après quoi, on plonge dans des considérations sociétales (hum) qui connectent les « banlieues en feu » avec le « père-copain » devenu « un vieux bébé pathétique ». La farandole des idées donne le tournis.

Le nom de cette dame me disait vaguement quelque chose, mais j’étais absolument incapable de me rappeler dans quelles circonstances j’avais entendu parler d’elle. Professeure de philosophie à l’université de Marne-la-Vallée, j’ai découvert peu à peu qu’elle était au civil un pilier de cette mouvance catholique qui s’est beaucoup agitée au moment du PACS. D’ailleurs, elle donne des conférences pour Famille et liberté, une officine qui sympathise avec Christian Vanneste, et pour laquelle elle reprend des thèses façon Tony Anatrella : « En revendiquant le droit de changer de genre ou de faire comme si le genre n’existait pas l’homme commet une transgression anthropologique fondamentale. L’action en faveur de la famille appelle une réflexion différente sur cette question. » Présentée comme une « non-conformiste » de droite sur certains sites (c’est un peu le cas aussi de son camarade Grimpret), elle « a été viscéralement hostile à l'esprit de 1968 — elle a milité, en réaction, au sein du Mouvement autonome des étudiants lyonnais (Madel) — et renvoie dos-à-dos extrême gauche et extrême droite. » (article dans Le Monde du 15/06/2002, reproduit sur internet). Ou l’on apprend également : « Mais Chantal Delsol, c'est aussi Chantal Millon-Delsol, l'épouse de Charles Millon, réélu en 1998 à la présidence du conseil régional de Rhône-Alpes avec l'appoint des voix du Front national. Il s'ensuivra, pour elle, une période d'ostracisme au cours de laquelle on a prétendu qu'elle serait membre de l'Opus Dei, invention qui la fait beaucoup rire, ou qu'elle serait "l'égérie" de son mari, ce qu'elle récuse avec force. Elle ne l'en a pas moins soutenu dans des choix : « Le Front national avait donné son soutien sur un programme précis », justifie-t-elle. « De plus, il y a comme une imposture à faire d'un côté du FN un parti légal, et de l'autre à ériger une sorte d'ordre moral au nom duquel accepter ses voix serait inadmissible. » »

En somme, et pour conclure, j’ai surtout essayé dans cette présentation 1°) de recontextualiser la position des contributeurs de cet ouvrage (dire « d’où ils parlent » !) et 2°) de montrer qu’ils partagent un certain nombre de représentations situées sur Mai 68. Maintenant, leurs opinions sont ce qu’elles sont. Mais qu’on ne vienne pas prétendre à un quelconque bilan raisonné, tant ce livre est dénué de toute recherche empirique ou d’idées neuves. Par choix éditorial ou par tropisme, ces textes sont extrêmement pauvres en références à la « littérature » (de tous bords) sur le sujet. Il en résulte que l’air du temps fait office de référentiel partagé, comme si les clichés pouvaient tenir lieu de matériau sérieux. En outre, l’habituelle imputation causale qui fait de Mai 68 l’origine des transformations sociales qui lui ont succédé est considérée comme allant de soi (or parfois cette succession dans sa seule dimension chronologique est elle-même trompeuse). Pire : elle fonctionne ici comme un ressort mécanique à priori.

J’aimerais lire un travail de droite sur Mai 68 qui aurait le niveau de sérieux des textes écrits à chaud par Raymond Aron, à commencer par La Révolution introuvable. Ici, les mini-pamphlets voisinent avec des vaticinations égocentrées, dans un désert d’idées qui m’a sidéré. Quand les effets de style (pour ne pas dire « de manche ») et l’essayisme m’as-tu-vu font office de pensée, on ne va pas très loin. Dire qu’il est des endroits où l’on qualifie cet opuscule de « scientifique » ! C’est faire peu de cas de la science. Ce livre n’a rien de savant ni de rigoureux. Il ne vaudrait même pas la peine qu’on en parle s’il n’était de bonnes âmes pour le prendre au sérieux. Sachant que ce blog est pas mal lu, je me dis que ça contribuera peut-être à dégonfler la baudruche dans un public non universitaire, si tant est que ce soit nécessaire.

 

Textes cités :

Aron, R., La Révolution introuvable, Fayard, 1968.

Audier, S., La pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, La Découverte, « Cahiers libres », 2008.

Boltanski, L., & Chiapello, È., Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, « NRF Essais », 1999.

Debray, R., Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, François Maspero, 1978 ; rééd. ss le titre Mai 68. Une contre-révolution réussie, Mille et une nuits, « Essai », 2008.

Lipovetsky, G., L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Gallimard, « Les essais », 1983; rééd. folio essais, 1989.

 

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Abus de symboles

Je le confesse : je suis en train de devenir allergique aux symboles. Entendons-nous bien. Les mécanismes du cerveau humain reposent sur un régime d'association entre des référents "réels" et une interprétation mentale qui manipule des représentations symboliques. Loin de moi l'idée de prétendre que nous pouvons nous passer de ces dernières. En revanche, en faisant l'hypothèse que le symbole est un circuit court qui nous fait économiser de l'activité cérébrale, je ferais l'hypothèse qu'une sur-symbolisation débouche sur une mutilation profonde de notre potentiel cognitif.
Avant toute chose, il importe de s'appuyer sur quelques éléments de définition, que j'ai été chercher dans le Gradus de Bernard Dupriez :

 
SYMBOLE Le symbole peut se présenter sous trois formes:
 

1. Un texte, auquel son auteur attribue un sens dans le cadre d'une isotopie [c'est-à-dire un système référentiel] plus générale. Il s'établit alors deux niveaux d'isotopie, l'un évident, l'autre symbolique; l'un à la dimension du mot (ou de la phrase), l'autre à la dimension de la phrase (ou de l'oeuvre).

CHANTRE

Et l 'unique cordeau des trompettes marines

APOLLINAIRE, Alcools.
 

Le sens littéral de ce poème, qui ne compte qu'un seul vers, concerne un instrument de musique du XVIIe siècle, appelé trompette marine à cause de sa sonorité, et qui consiste en une guitare allongée, à une corde, employée sur les vaisseaux du roi pour annoncer les repas...

Un autre sens est probable vu qu'il s'agit ici d'un poème. Le titre, chantre, peut désigner le poète ou tout ce qui, dans l'homme, chante. Et est une continuation et relie ce chant à la vie, à tout ce qui précède le poème. Unique convient au monostique (strophe d’un seul vers). Cordeau est aussi la qualité de ce poème « tiré au cordeau », de dimension si étroite. Trompettes proclamation (de la poésie). Marines parce que, comme la mer, la poésie est mouvante, profonde et universelle, mettant les êtres en communication. Le sens symbolique importe plus ici que le sens littéral.

Rem. 1 : on distingue sens ou valeur symbolique et interprétation symbolique (ou interprétation allégorique, anagogique, analogique). L'interprétation des oeuvres littéraires s'effectue couramment par la recherche d'un ou de plusieurs sens symbolique(s). On peut donner à une oeuvre des valeurs de symbole très diverses, à l'aide de la psychanalyse, de la sociologie littéraire, de la symbolique des nombres, etc. Ces valeurs, même si l'auteur ne les a pas cherchées, ne sont peut-être pas moins réelles que celles qu'il avait dans l'esprit. Mais elles restent postérieures à la création, extérieures même à celle-ci peut-être. Une interprétation symbolique dépend entièrement de son auteur, qui est le lecteur, alors que le symbole comme procédé, dépend de l'auteur du texte et demande à être perçu par le lecteur.

            [...]

Rem. 2 Les tropes, par lesquels on remplace un signifiant par un autre peuvent s'opérer notamment à la faveur d'une relation de type symbolique entre les signifiés correspondants (métonymies).

[…]
 

2. Un geste ou un objet auxquels la tradition culturelle attribue un sens particulier dans le cadre d'une isotopie plus générale. Ex. : le salut militaire, l'échange des anneaux lors du mariage, le « signe de la croix », le langage des fleurs, la symbolique des nombres. etc. [...] Dans ce type de symbole, le passage d'un terme à l'autre s'effectue non seulement par analogie, mais encore par métonymie ou synecdoque, voire en vertu d'une pure convention. Ex : la tourterelle, pour la fidélité en amour. Si l'objet symbolique représente un ensemble de valeurs, on parle d'emblème ; s'il indique l'appartenance à une institution, on parle d'insigne.

 

3. Un signe graphique, auquel les spécialistes attribuent un sens dans l'isotopie de leur science ou de leur technique particulière. Exemple : les signes du zodiaque, le code de la signalisation routière, les légendes de déchiffrement des cartes géographiques, ♂ et ♀ pour masculin et pour féminin, etc.

Quand le signe graphique reproduit, de façon plus ou moins stylisée mais sans codification, la forme du signifié, on a un simple dessin et non un symbole : autrement dit, selon la terminologie de Peirce, une icône. Mais il suffit que l'icône entre dans un ensemble de signes analogues, ou qu'elle soit fréquemment utilisée, pour que le signe se simplifie et devienne un symbole iconique. Quand la forme du signifié n'est plus clairement perçue, on a un pur symbole graphique. Ex. ® ou les vignettes des marques de fabrique, des enseignes. […]

Rem. 1 Le mot signe, qui est le générique de la série indice, symbole, etc., reçoit aussi un sens restreint par opposition aux autres termes. On passe du symbole au signe pur par effacement de la relation iconique. Ex. de la tête de taureau, stylisée sous forme de A majuscule tête en bas, perd son signifié à mesure qu'on l'utilise davantage pour désigner un son […]. Les lettres sont des signes. Les chiffres également. En algèbre, a, b, x, y ne sont pas des symboles mais des signes parce qu'ils peuvent représenter n'importe quoi.

[…]
B. Dupriez, Gradus. Les procédés littéraires, p. 436-438.

La symbolisation a pour propriété centrale d'opérer une condensation. Elle effectue un rapprochement entre une entité langagière circonscrite, discrète, aisément épuisable et un référentiel beaucoup plus large, qui peut éventuellement avoir des propriétés antithétiques (ainsi symbole de l'infini). Elle a pour efficace, dans la vie quotidienne, de permettre des raccourcis autour de signifiants partagés, qui n'ont au demeurant pas forcément de signifié propre. "Les éléphants" renvoie immédiatement à un fonctionnement supposé ancien et monolithique du parti socialiste, éventuellement à des dignitaires, mais dont on pourrait difficilement arrêter une liste. Au reste, il est assez improbable que la majorité des utilisateurs du vocable aient une idée très claire du fonctionnement socio-politique interne au PS.
L'autre propriété essentielle du symbole est l'incarnation (bien entendu palliative ou fictive) : dans son usage religieux surtout, mais aussi profane, le symbole est supposé incarner ce à quoi il réfère et par là lui offrir un substitut. Dans la plupart des religions, on s'agenouille devant les symboles religieux en tant qu'ils manifestent par leur présence une réalité supérieure. Dans le monde profane, les mots ont tous une fonction symbolique. En revanche, nul n'est obligé de prêter une valeur sacrée ou réelle à leur fonction référentielle. Pourtant, dans un certain nombre de cas où la symbolisation a consisté à se départir de la dénotation initiale du mot, cette fonction d'incarnation semble renchérie. C'est particulièrement évident pour mon exemple des "éléphants". "Mai-68", "l'islamisme", "l'Europe", etc., sont autant de symboles pour lesquels la dénotation s'est en quelque sorte perdue, au profit d'une connotation - péjorative ou positive. Un usage abondant de symboles me semble le signe d'une pensée magique, qui vise l'adhésion davantage que la justification.
Ce qui précisément constitue l'efficacité symbolique (le raccourci) est ce qui le rend hautement toxique, quand il débouche sur une perte du sens. Combien de choses, de pratiques, de comportements, sont ainsi quotidiennement frappés de dévaluation, voire d'interdit par les mécanismes de la symbolisation ? Et que dire du préjudice des symbolisations publiques ? Je suis exaspéré par des couts-circuits du type "les éléphants" ou "les libéraux" (j'ai pris délibérément deux exemples qui ne ressortissent pas aux mêmes catégories d'utilisateurs). Il en est un autre que j'aimerais un jour travailler plus spécifiquement : le "communautarisme" (comme j'ai précédemment traité du "spatialisme").
Qu'en est-il maintenant du symbole par le geste ? Quand Ségolène Royal embrasse un handicapé ou que Nicolas Sarkozy prononce un discours sur Guy Moquet, on est précisément dans un processus visant une isotopie entre un geste actuel et un ensemble de valeurs : la solidarité, la jeunesse, l'engagement, la vertu... Pourtant, le symbole ne vaut pas action. Mais l'homme politique "moderne" fonctionne davantage dans la symbolique que dans le geste "réel", surtout quand il est question de valeurs. Multiplier les gestes symboliques, c'est comme multiplier les références symboliques : c'est contribuer à vider la vie publique de tout sens enraciné dans une action justifiable. La misère de notre monde tient dans la crédulité générale à l'endroit de ces symboles évidés, dans la complaisance à l'égard de ces captations qui relèvent du théâtre.
(article en chantier, qui est loin d'être terminé)

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Misère du possibilisme

Ceci n'est qu'une esquisse. Si c'était plus que cela, ce serait un article, proposé à telle ou telle revue. Je ne fais qu'amorcer la mise noir sur blanc d'une opinion qui mûrit depuis plusieurs années maintenant.

Qu'est-ce que le possibilisme ? Un mot qu'on trouve dans un nombre incalculable d'articles et d'ouvrages de géographie. Il est supposé décrire la position de l'école française de géographie sur une question centrale : la pensée des relations homme/nature. Version résumée : « la nature propose, l'homme dispose ». En cela, il y aurait rupture avec leurs contemporains allemands, tout particulièrement Friedrich Ratzel, qui auraient été « déterministes », c'est-à-dire convaincus de l'influence directe de la nature sur l'homme. La géographie française réintroduirait le libre-arbitre de l'homme, ramenant les « conditions naturelles » à un statut nécessaire mais insuffisant.

Ma proposition consiste à dire : le « possibilisme » est un descripteur a posteriori de l'attitude des vidaliens, au pouvoir explicatif faible, et ce d'autant plus qu'il n'y a pas eu de posture stable, y compris chez nombre de représentants fameux de cette « école ». Ce faisant, le rabâchage de la vulgate du possibilisme a pour effet d'impatroniser une représentation simpliste et pour partie erronée de ce que pensaient les « classiques ». Il y aurait un intérêt certain à déconstruire tout cela, ne serait-ce que par respect pour des défunts qui n'en peuvent plus mais. C'est aussi un exemple typique de manipulation de grandes catégories génériques, «la nature», «l'homme», qui nous donne un sentiment d'ivresse philosophique, quand bien même le baratin en généralité serait justement à éviter.

Georges Bertrand, dans son fameux texte « Pour une histoire écologique de la France rurale » (1975), avait déjà exprimé tout le mal qu'il faudrait penser du possibilisme comme doctrine épistémologique.

À la fin du xixe siècle, le problème du possibilisme a été placé au centre du débat géographique... et il semble y être resté pour beaucoup d'historiens. Or, l'humanisme vidalien intervenant au nom de la « liberté » humaine ne peut se comprendre, sinon se justifier, que dans l'environnement scientifique et politique du moment. Il s'agissait de réagir contre l'écologie allemande naissante, encore simpliste sur le plan scientifique et surtout chargée de sous-entendus ethniques et politiques (où l'on devine certaines des bases « scientifiques » du racisme nazi). Si Vidal de La Blache a combattu le déterminisme écologique de Haeckel, il n'a jamais jeté les bases d'une théorie contradictoire. Il a simplement, à l'aide d'exemples précis, montré que les grandes civilisations, passées ou actuelles, se développent indépendamment des milieux naturels où elles éclosent mais en utilisent les éléments naturels. A notre connaissance, il n'a jamais évoqué l'attitude « possibiliste » en tant que telle. Le schéma possibiliste a été vulgarisé par L. Febvre, écho sonore amplifiant - mais aussi déformant - de la pensée vidalienne. On ne soulignera jamais assez l'impact de L. Febvre sur le mouvement historique français, en particulier dans ses rapports avec l'école géographique française. Il a débloqué une situation et permis d'insérer, à bon compte, le facteur géographique dans l'analyse historique. Certes, pendant un demi-siècle, le « possibilisme » (ou du moins l'attitude qui y correspond) semble avoir fait ses preuves dans la mesure où il constitue l'une des pierres angulaires de l'interprétation historique et aussi géographique. Dans les grandes thèses de géographie régionale de la première partie du xxe siècle, l'analyse des rapports entre les sociétés humaines et les conditions naturelles est conduite avec beaucoup de logique à l'intérieur de ce système de pensée qui permet toutes les nuances. [50]

Ce sont justement ces nuances qui marquent les limites scientifiques du possibilisme. Il s'agit en effet de l'application « littéraire » d'un principe philosophique vague, sorte d'attitude d'esprit dont l'humanisme a priori sert en quelque sorte de caution morale. De la prise de position non formalisée de Vidal de La Blache contre une théorie débile et dangereuse, les historiens sont passés à une sorte de position de principe peu réfléchie et lourdement frappée d'apriorisme que l'on peut considérer, avec un certain recul, comme une fuite élégante devant les responsabilités. Le possibilisme tel qu'on le pratique n'est plus pour l'historien ou le géographe qu'une façon d'éluder le problème des relations entre les sociétés humaines et les milieux dits naturels. Les inconvénients sont d'une exceptionnelle gravité :

• tout d'abord, le possibilisme n'est pas autre chose que la forme « scientifique » du laxisme. Par exemple, on affirmera, d'un côté, que la « polyculture aquitaine est une garantie contre les incertitudes du climat », de l'autre, que les cultures fruitières de la vallée du Rhône n'ont pu se développer que grâce à la mise en place du réseau de chemins de fer. Ces affirmations contradictoires dans leur principe ne sont pas fausses, mais elles ne sont pas exactes non plus : elles sont indifférentes, car elles posent chaque problème écologique à un niveau différent, ce qui permet de retenir l'hypothèse que l'on souhaite, consciemment ou non. La prise en compte du facteur écologique, par son manque de rigueur, est devenue comme facultative et marginale: on la confie au géographe qui n'est souvent pas mieux armé pour trancher le débat ;

• surtout, l'erreur fondamentale a été de confondre les niveaux de résolution et d'appliquer directement un principe quasi métaphysique à l'analyse d'un cas historique, borné par définition dans le temps et dans l'espace : le « possibilisme » ne se discute pas de la même manière à l'échelle de l'espèce humaine et à l'échelle d'une communauté villageoise du xie siècle ! Ce qui démontre bien que le « possibilisme » n'a jamais été considéré par personne comme une théorie scientifique. Il n'en est pas de même du déterminisme naturel. [51]


Plus récemment, Marie-Claire Robic, à l'occasion d'un cours du CNED (2001) intitulé « À propos de « possibilisme » et de « déterminisme » : modalités et variantes de l’explication géographique classique », a montré (si je la lis correctement) que ce que l'on appelle actuellement « possibilisme » recouvre en fait une très grande variété de régimes causaux chez les classiques. On pourrait rajouter que le "possibilism" est une invention américaine des années 1930, reprenant la polémique déclenchée par Lucien Febvre dans La terre et l'évolution humaine (1922) dans un tout autre contexte. Celui-ci avait écrit (p. 33) : «Ne nous demandons pas si, dans le bloc des idées géographiques, il n’y a pas, réellement, de fissures et si l’on peut suivre à la fois, avec la même sécurité paisible, les "déterministes" à la Ratzel et ce que l’on pourrait appeler, peut-être, les "possibilistes" à la Vidal.» Le néologisme, qui n'existait qu'en une occurrence, sous forme d'adjectif, chez l'historien français, devient un substantif chez les Américains et un descripteur de posture. La topique déterminisme/possibilisme trouve un sens nouveau chez des auteurs américains des années 1930 (Carl Sauer, Robert Burnett Hall, Harry Estil Moore). Elle fait retour sous cette forme en France après-guerre, et trouve une cristallisation systématique dans l'Essai sur l'évolution de la géographie humaine (1963) de Paul Claval. De là date certainement la vulgate, sous sa forme française. Elle n'a fait dès lors que prendre de la surface (sociale), lors même que Vidal et consorts étaient morts et enterrés, et parfois depuis longtemps. On pourra toujours me rétorquer que c'est notre droit le plus strict de coller aux défunts des étiquettes. Je suis entièrement d'accord. Le hic, c'est que précisément ça ne marche pas, ni pour Vidal, ni pour d'autres vidaliens notoires. Les opérateurs descriptifs qui correspondent au label possibiliste sont un contresens par rapport à ce que pensaient la plupart des vidaliens. C'est ce que je voudrais essayer de montrer.

L'article « La géographie humaine. Ses rapports avec la géographie de la vie », publié par Vidal de la Blache dans la Revue de synthèse en 1903 me servira de premier appui pour étayer mon argumentaire. Il s'agit d'un article doctrinal très important, publié dans l'une des principales revues savantes de l'époque, où se croisaient historiens et philosophes. Il s'agissait de donner substance à un syntagme encore rare, «géographie humaine», et d'accréditer l'idée d'un fécond domaine de recherche. Deux « paragraphes » (au sens classique) sont particulièrement importants: le II, qui explique ce que doit être la géographie humaine et les précédents méthodologiques sur lesquels elle peut s'appuyer ; le V, juste avant la conclusion et intitulé «oecologie», qui positionne la géographie humaine parmi les sciences et opère une discussion sur «l'étude des influences que le milieu ambiant exerce sur l'homme au physique et au moral».

A vrai dire, les deux passages mettent en discussion ce thème. Dans le II, Vidal se sert des acquis des géographies botanique et zoologique pour dessiner ce que serait une géographie humaine : étude des « faits généraux de répartition » qui recherche des « causes » susceptibles d'expliquer l'inégal peuplement de la terre. Et l'auteur d'affirmer : « Les conditions qui ont présidé à la répartition de l'espèce humaine, à la composition des principaux groupes, à leur adaptation aux différents milieux, sont analogues à celles que révèlent les flores et les faunes. » A ce stade de son argumentaire, Vidal est indéniablement dans une posture naturaliste, c'est-à-dire qui pose la légitimité d'expliquer des phénomènes humains par des causalités « naturelles ». Pour le coup, on pourrait dire qu'il est parfaitement « déterministe » ou plus exactement environnementaliste, comme on dirait maintenant. Au reste, il développe par la suite une thèse qui articule le niveau de développement des sociétés avec la richesse floristique et faunistique de leur environnement:

Dans l'effort rétrospectif qui s'impose ainsi, comme il s'impose à l'étude géographique des animaux et des plantes, c'est toujours à des faits biologiques que l'attention est ramenée. Si l'activité humaine a pu renouveler en partie la physionomie de la terre, c'est grâce à la composition déjà très variée du monde vivant, qu'avait engendrée une immense évolution antérieure. C'est de la variété éparse autour d'elle que s'est fortifiée l'intelligence humaine. Un patrimoine lentement accumulé lui a fourni la matière et servi de stimulant. Partout, en effet, où il reste possible de suivre sur place la marche de civilisations indigènes, on voit un rapport entre les conditions locales de la vie et le degré de développement que ces sociétés ont atteint.

Peu importe ici que cette thèse soit complètement réfutable et réfutée. Ce qui importe est ailleurs, en ce sens qu'elle nous montre deux choses essentielles : Vidal était environnementaliste en gros et, à la différence de ses épigones, ce ne sont pas le climat ou le relief qu'il retenait comme facteurs décisifs, mais ce que l'on pourrait appeler le « capital biologique » d'un milieu. On est loin des stéréotypes. Peu après, afin de bien se faire comprendre, il en rajoute une louche:

L'œuvre géographique de l'homme est essentiellement biologique dans ses procédés comme dans ses résultats. De vieilles habitudes de langage nous font souvent considérer la nature et l'homme comme deux termes opposés, deux adversaires en duel. L'homme cependant, n'est pas « comme un empire dans un empire » ; il fait partie de la création vivante, il en est le collaborateur le plus actif. Il n'agit sur la nature qu'en elle et par elle. C'est en entrant dans la lice de la concurrence des êtres, en prenant parti, qu'il assure ses desseins.

L'hypothèse du « possibilisme » implique de penser les catégories « nature » et « homme » comme deux ensembles distincts. Or c'est précisement ce que Vidal récuse ici ! On notera la touche de darwinisme stéréotypé et la métaphore anthropomorphique (ou plutôt sociomorphique) qui peuvent nous sembler un peu étranges aujourd'hui. Il n'empêche : le cadre de pensée vidalien est ici foncièrement environnementaliste, même si l'auteur apporte quelques correctifs par la suite, par des exemple qui confortent la phrase célèbre : «Son intervention (celle de l'homme) consiste à ouvrir la porte à de nouvelles combinaisons de la nature vivante.» Mais après avoir évoqué ces transformations humaines, qui ne diffèrent des transformations végétales ou animales que par leur ampleur et leur intensité, il en revient au fait que « cette œuvre terrestre de l'homme rencontre ses limites » en de nombreux secteurs peu hospitaliers.

La partie V reprend la réflexion au même point, mais pour lui donner une dimension nouvelle, d'autant que Vidal s'est montré prudent à plusieurs reprises, invoquant la « délicatesse » de ce sujet. S'il semble confirmer ce qu'il avait dit auparavant, le recentrage de la question «oecologique» sur un « milieu » donné génère un curieux système de concession:

Que l'homme n'échappe point à l'influence du milieu local, que lui-même dans sa constitution physique et morale, que les œuvres qui sortent de ses mains contractent une empreinte particulière en conformité avec le sol, le climat, les êtres vivants qui l'entourent : rien de plus généralement et de plus anciennement admis. Telle contrée, tels hommes, entend-on dire.

Mais c'est pour nuancer très rapidement : « Il est en vérité très difficile de démêler dans nos grandes sociétés civilisées l'influence du milieu local. » Il moque la « façon trop simple » les « généralisations hâtives », les « comparaisons boiteuses » de l'opinion commune et des Anciens. Face à l'opinion reçue, le savant perce l'armure et se pose en défenseur de la modération argumentaire. Dans un contexte géographique particulier, il en vient même à poser que « aux causes locales s'ajoutent ici une foule d'influences apportées du dehors, qui n'ont pas cessé depuis des siècles d'enrichir le patrimoine des générations, d'y introduire avec de nouveaux besoins le germe d'initiatives nouvelles ». Bref, si en généralité Vidal de la Blache tenait un discours environnementaliste, sur une situation géographique donnée, il va tenir un tout autre discours. « Parmi les correctifs à opposer aux influences locales, il faut tenir grand compte du commerce et de l'esprit d'imitation qu'il suscite. » In situ, le déterminisme environnemental est à corriger, à commencer par la circulation humaine, qui en quelque sorte déjoue les conditions locales. On remarquera que notre auteur fait jouer deux ressorts explicatifs : un économicisme de bon aloi et un sociologisme à mon avis inspiré des thèses de Gabriel Tarde, très à la mode en ces années-là (à travers l'invocation de « l'esprit d'imitation ».)

En définitive, ce qui émerge ici et qui va être développé par la suite, ce n'est pas un discours sur l'aménagement des conditions naturelles, mais une correction qui en quelque sorte déjoue le déterminisme dans les sociétés humaines, ou, si l'on veut bien me passer le néologisme, un indéterminisme, dès lors qu'on examine des milieux humains particuliers, qualifiés peu après par Vidal de « genres de vie ». Par voie de conséquence, la géographie humaine de Vidal n'est en aucun cas « possibiliste » mais déterministe en généralité et indéterministe dans l'étude des cas particuliers. Ceux-ci ne sauraient fournir la trame d'un discours sur les influences de la nature sur l'homme, puisqu'ils ne sont que des modulations dans lesquelles les sociétés déjouent les contraintes environnementales par leur mobilité.

On voit apparaître un autre élément susceptible d'ébrécher la vulgate sur Vidal : ici, on va du général au particulier, et non en sens inverse. Il n'y a rien d'inductiviste dans ce texte. D'ailleurs, le début de la conclusion le confirme : « C'est dans cette alliance intime avec la cartographie, la statistique et l'ethnographie, dans cette vue plus compréhensive de l'ensemble des rapports des peuples, dans cette conception plus géographique de l'humanité, que puisent leurs sources les progrès récents de la science qui nous occupe » (c'est moi qui souligne). Dans d'autres textes, on pourrait trouver des conceptions différentes, voire contraires (Vidal de la Blache n'était pas un « méthodologue » rigide). Il n'empêche que cela nécessite de mettre à jour notre représentation de l'épistémologie vidalienne, fût-elle considérée défaillante.

 

Cette petite manipulation sur un texte avait pour vocation de montrer que le descriptif «possibiliste» ne correspondait pas à la pensée du présumé fondateur de l'école de géographie. Je voudrais ensuite montrer que chez quatre disciples du même, on trouve quatre façons différentes d'aborder la question des régimes de causalité nature/humanité : environnementaliste stricte chez de Martonne, multi-déterministe chez Jules Sion, proto-systémique chez Maximilien Sorre et « febvrienne » (« possibiliste » ?) chez Albert Demangeon.

à reprendre un jour dans une publication ou à refaire entièrement...

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Du spatialisme et du pluralisme

Est sorti récemment Penser et faire la géographie sociale, l'un des trois volumes qui feront suite au colloque de Rennes (2004), « Espaces et sociétés aujourd'hui. La géographie sociale dans les sciences sociales et dans l'action ». Je suis loin d'en avoir terminé la lecture et l'objet de ce bulletin n'est pas d'en faire un compte-rendu. En revanche, j'ai été frappé de constater avec quelle virulence certains auteurs s'en prenaient à deux cibles à peu près indistinctes, le "spatialisme" et Roger Brunet. Ce n'est pas la première fois que ce type d'attaque a lieu, mais jusqu'à présent, elles émanaient de gens pour qui je n'avais pas une estime très marquée. Qu'Hérodote publie un numéro qui sonne la cabbale contre « le grand chorémateur » en 1995 ne m'avait pas beaucoup surpris (Les Géographes, la science et l'illusion, n° 74). Que de doctes auteurs de manuels réduisent la « nouvelle géographie » aux chorèmes m'avait déjà beaucoup plus agacé. Mais je m'étais rendu compte que c'était à l'image de l'indigence générale de leur propos. Puis Michel Lussault vint, qui « réinventa » (ou du moins popularisa) le stigmate du spatialisme — qu'on doit sans doute originellement à Manuel Castells —, notamment dans ses articles  « Reconstruire le bureau (pour en finir avec le spatialisme) » ou « Action(s) ! » (tous les deux en 2000).Dans le Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés (2003), il a repris son réquisitoire (p. 864-866) en le condensant. Il semblerait que ces entreprises de disqualification ont fini par diffuser, y compris dans cette géographie sociale que j'aime et respecte.

Nul n'ignore l'extrême importance de l'étiquetage pour faire exister socialement quelque chose de neuf. Dans le monde des idées, l'arrivée d'un nouvel "-isme" indique une tentative de cette sorte. La plupart du temps, il s'agit d'une opération positive, conquérante. Rappelons-nous sur quels fonds baptismaux Auguste Comte accoucha de son positivisme ou Guy Debord du situationnisme... Pourtant, il est rare que l'étiquette perpétue longtemps sa connotation positive. Dans l'univers impitoyable des penseurs, il est rare qu'un -isme quelconque ne voie pas son auréole ternir au bout de dix, vingt ou cinquante ans. Dès lors, le mot si doux devient progressivement une insulte, une marque d'infamie. Dans le monde des sciences sociales d'aujourd'hui, il vaut mieux par exemple ne pas se réclamer du positivisme, car il n'y a rien de plus has been. Il arrive aussi de plus en plus souvent que le -isme soit d'emblée un label igniominieux. Pensons au "relativisme", cette étiquette dégradante co-inventée par les Eglises, les scientifiques et divers autres tenants d'une forme - disons moderne - d'universalisme. Réagissant d'une façon conforme aux analyses d'Howard Becker dans Outsiders, les stigmatisés s'approprient parfois la marque d'infamie et la retournent contre leurs détracteurs. Il est arrivé à des philosophes aussi notoires que Richard Rorty ou Peter Hacker de s'affirmer tels, mais les relativistes avoués ne courrent pas les rues. Maintenant que de surcroît monsieur Nicolas Sarkozy nous a montré que relativisme = mai 1968 = faillite, il y a fort à parier que la Société dans son ensemble fera les gros yeux à tout ce qui rappelle cette vile triade.
Mais revenons au "spatialisme". Sous réserve d'une enquête de plus ample envergure, il me semble que l'on se trouve justement en face d'une étiquette disqualifiante. Il faudrait confronter avec le contexte américain pour voir s'il y a quelque chose d'équivalent et faire une recherche lexicale plus poussée. Dans les années 1970, des sociologues marxistes de l'urbain, autour de Manuel Castells, employaient déjà ce terme (voir à ce sujet La Question urbaine de M. Castells, publié en 1973). Ultérieurement, les géographes ont plutôt parlé de "fétichisme de l'espace", notamment parmi les théoriciens-quantitativistes. Pour le moment, je m'en tiens à l'idée que c'est Michel Lussault qui a donné au vocable une nouvelle jeunesse (quand bien même l'idée était rémanente). Dans quel but ? Comme il l'a lui-même exprimé dans différents textes, le "spatialisme" se caractérise par une analyse de "l'espace" qui n'a pas besoin d'une théorie du social pour fonctionner. En somme, il s'agirait d'une approche morphologique qui ne s'enracinerait pas dans le "sociétal" (terme de l'auteur). Un jour, je mettrai noir sur blanc l'intégralité de ma lecture de "Reconstruire le bureau...". Pour l'instant, je vais me contenter de quelques remarques. Dans ce texte, M. Lussault met dans le même sac géographes classiques et théoriciens-quantitativistes, accusés d'avoir fait la même erreur : étudier l'espace comme une "chose en soi" en négligeant la société, et la nature "sociétale" de la géographie. En définitive, pour employer une autre terminologie, il leur reproche ce qui est typique du positivisme, à savoir la définition d'un ordre de phénomène issu d'un processus de catégorisation, et la recherche de régularités causales strictement à l'intérieur de ce régime phénoménal. Au lieu de quoi, Michel Lussault voudrait que l'on parte d'un autre ordre de phénomène, le "sociétal", et que l'on s'intéresse à la façon dont celui-ci croise ou produit ces autres ordres phénoménaux. Pourquoi pas ? Je suppose de surcroît qu'il ne doit pas aimer la méthodologie du positivisme, ce qui peut parfaitement se concevoir, aussi.

Je tiens à rappeler que cette critique a existé bien avant le sobriquet de « spatialisme », notamment chez deux auteurs francophones assez connus : Jean-Bernard Racine et Jean-Paul Ferrier. Dans son texte-fleuve du Géopoint 76, « La géographie moderne dans la problématique des sciences sociales : des paradigmes de la totalité aux paradigmes critiques. », (Groupe Dupont, Géopoint 76, Théories et géographie, p. 113-170), J.-B. Racine disait déjà la même chose : qu'il fallait à la géographie une théorie sociale préalable afin d'éviter tout « fétichisme de l'espace »... À l'époque, nourri par la lecture de M. Castells, il se demandait d'ailleurs si le marxisme n'était pas cette théorie qu'il fallait à la géographie en amont de son travail sur l'espace. Au reste, d'autres nouveaux géographes avaient à coeur d'éviter de traiter l'espace comme un préalable, notamment Franck Auriac, qui refusait de parler de « système spatial » et préférait l'expression « système spatialisé ». Il ne s'agissait pas d'une querelle d'arrière-garde, mais d'un point de division au sein même de la géographie théorique et quantitative. Le mot d'ordre de l'époque était de revendiquer d'une manière générale des théories préalables, contre la « vieille géographie » implicite et inductive. À ce titre, l'amalgame entre l'école vidalienne — qui ne parlait même pas d'espace — et les courants issus des années 1970, me semble passablement gênant. Quant à Jean-Paul Ferrier, il réclamait dans ces mêmes années que la géographie se fasse « critique » au service du bonheur des hommes en société. Cela impliquait de partir du « référentiel habitant », ce qui est une autre façon de refuser le positivisme. Légèrement plus tard, on a retrouvé des réticences assez comparables chez Bernard Kayser et ses élèves, et dans la géographie sociale de l'Ouest : la géographie « quantitative » était suspecte de « perdre le social », c'est-à-dire, en définitive, de ne rien pouvoir dire sur notre monde, sur les luttes qui le traversent.

Qu'est-ce que je retiens de tout cela ?

Je retiens que de nombreux géographes veulent d'abord et avant tout être des praticiens des sciences sociales et dire des choses sur les problèmes de nos sociétés contemporaines. Je comprends parfaitement cette position et je la respecte totalement. Je ne suis pas de ceux qui s'offusquent à propos de tel ou telle, sous prétexte qu'il (ou elle) ne serait "pas suffisament géographe". Si je devais retravailler sur la Russie d'aujourd'hui, il est absolument clair à mes yeux que mon raisonnement partirait d'une réflexion sur les mécanismes sociaux à l'oeuvre là-bas (à commencer par le localisme, comme réflexe de socialisation et pensée de la Russie et du monde). Par voie de conséquence, je n'ai absolument aucun problème avec cette façon d'aborder la géographie, qui va du social au territorial.
En revanche, j'aimerais rappeler à tous ceux qui l'ont oublié qu'il n'existe pas une mais plusieurs théories du social. Si la sociologie et l'anthropologie étaient des domaines unifiés et cumulatifs, cela se saurait. J'aimerais que l'on m'explique comment on pourrait partir d'une théorie du social pour faire de la géographie... Je ne suis pas convaincu que l'on puisse mixer dans un shaker du Boudon, du Bourdieu, du Boltanski et du Baudelot (pour m'arrêter à la lettre "B"). Je ne suis pas non plus certain que pour entreprendre une bonne action l'actionnisme soit compatible avec l'interactionnisme... Prétendre que l'on va édifier une théorie du social avant de faire de la géographie est une chimère. Plus raisonnablement, il me semble en revanche nécessaire d'expliciter les références théoriques issues des sciences sociales que l'on peut mobiliser a priori, ou ad hoc... L'ennui, aussi, avec ces maniements nécessaires, est leur finalité. Autant je défendrai toujours quelqu'un qui hybride des choses et avance dans l'inconnu avec la canne de son appareil théorique, autant je déteste les actes d'allégeance sans effet opératoire. A quoi bon se revendiquer de Bourdieu ou de Goffmann ou de Latour si l'on n'en fait rien ? A quoi bon faire du name dropping quand il s'agit seulement de masquer l'indigence de ce que l'on a à dire? Une esthétique du "coup permanent", héritée du monde de l'art, est en train d'empoisonner les sciences de l'homme : il faut toujours avoir un coup théorique d'avance, des références plus in, de l'audace dans l'inventivité et la métaphoricité...
Pour en revenir à nos moutons géographiques, une fois admis que nous n'inventerons pas de big theory du social pour régler à l'avance l'activité de la discipline, il est aussi une autre question à se poser : est-ce que dans les autres sciences de l'homme et de la société, il est toujours nécessaire d'en passer par une théorie préalable du social ? Que font nos collègues linguistes, socio-linguistes, économistes, politistes, historiens, psychologues, archéologues, juristes, etc. ? Parfois, effectivement, ils ont une théorie du social préalable (ou plusieurs). Mais pas toujours, loin s'en faut. Ils peuvent aussi en bricoler une a posteriori, voir refuser catégoriquement de traiter de leurs problèmes avec ce genre de préalable. Jusqu'à preuve du contraire, on parle certes d'économisme, mais peu d'archéologisme ou de linguisticisme...
Pourquoi refuser à certains géographes d'entrer par autre chose que le "social" des sociologues dans leur travail alors qu'on le conçoit pour d'autres ? Pourquoi tant de haine pour les "spatialistes" ? Ne pourrait-on pas tolérer que tous les géographes ne suivent pas les mêmes voies et ne pas faire montre d'une intolérance qui parfois devient franchement pénible ? Personnellement, je nourris une aversion marquée pour tous les doctrinaires-programmatiques, surtout quand ils se gardent bien de montrer ce que leur doctrine-programme pourrait apporter comme supplément d'intelligibilité à notre monde...
En outre, chez la plupart des contempteurs du "spatialisme", on ne sait pas trop ce qui est mis derrière le mot "espace". Il s'agit la plupart du temps d'un a priori, d'une "forme vide". Cela permet de rabattre sur le même plan la nature ou les paysages des vidaliens et l'espace des travaux des années 1970-1980, alors qu'on a affaire à des objets et à des paradigmes radicalement incommensurables. Lorsque j'ai travaillé sur la production des années 1960, je m'étais rendu compte que ce mot "espace" y faisait certes une entrée fracassante, mais qu'il n'y avait aucune sémantique derrière. Le mot reprenait les termes anciens comme "milieu", "région", "paysage", rajoutait d'autres significations, mais 1°) rien n'était jamais explicité et 2°) la multiplicité des acceptions rendait improbable d'assigner une stabilité sémantique au terme. J'en suis venu à la conclusion qu'espace désignait alors "tout objet qu'étudie la géographie", que c'était donc d'abord et avant tout un déictique disciplinaire (un truc qui fait "dring ! attention : géographie !").
Force est de constater que les contempteurs du spatialisme en sont encore là et que leur "espace" est tout aussi vide de sens que chez Pierre George, Jacqueline Beaujeu-Garnier ou le Olivier Dollfus d'avant la Géographie universelle Belin-Reclus. Pourtant, entre temps, des penseurs forts ont essayé de préciser une théorie de l'espace géographique. Ils avaient pour nom Peter Haggett, Philippe Pinchemel, Georges Nicolas, Henri Reymond, Roger Brunet. Ils ont laissé des publications importantes, qui visaient précisement à indurer une sémantique d'espace afin de pouvoir travailler sur la spatialité des sociétés. On peut leur reprocher parfois d'avoir trop pensé l'espace indépendamment d'une théorie du social spécifique, mais leur projet était ailleurs. D'autres ont plus précisément travaillé à éviter toute réification de l'espace en analyse spatiale, comme Franck Auriac et Michel Vigouroux. Quand Roger Brunet a fait son travail sur l'antimonde du Goulag, avec les données de l'époque, il ouvrait des perspectives d'interprétation socio-économique du phénomène qui étaient tout à fait conséquentes. Par ailleurs, quel lecteur sérieux osera prétendre que la théorie évolutive des villes qu'échafaude Denise Pumain depuis 20 ans est dénuée de la moindre portée socio-anthropologique ? Il faudrait arrêter de dire des sottises. Dans une relation qui se voudrait explicative entre les pôles "espace" et "société", à quoi bon réclamer du sens pour l'un en négligeant l'autre ?
Bien entendu, il existe dans l'analyse spatiale actuelle des tendances formalistes ou "formistes", qui oublient de penser la signification sociale de théories spatiales. J'ai pu observer ce travers chez certains chercheurs lors du Géopoint 2002, La forme en géographie. Pour certains, avoir prouvé la fractalité de tel ou tel phénomène est suffisant, notamment s'il est "naturel". D'autres se complaisent dans les analyses factorielles presse-bouton ou les "systèmes multi-agents" comme on a pu adorer les surfaces d'aplanissement ou la télédétection il y a 30 ans. Je confesse que je n'aime pas plus ce formisme qui tourne à vide que la posture anti-spatialiste. Pour que l'analyse spatiale soit féconde, si elle ne part pas d'une théorie du social, il faut en revanche que ses résultats aient un feed-back pour la société et que l'on puisse donner un sens social à ses résultats.
Rien n'empêche que d'autres fassent autre chose. D'ailleurs, les démarches quantitativistes ne sont jamais devenues majoritaires en France. La cohabitation est le régime de facto de la recherche en géographie. Mon souhait serait que tous les étudiants reçoivent une culture qui leur permette à la fois de connaître l'ensemble des façons de faire de la géographie et d'opérer une évaluation critico-épistémologique de tout type de travail dans notre domaine. Par ailleurs, je pense qu'il y a d'autres intersections pour la géographie que la seule sociologie. Pour une géographie du pouvoir de Claude Raffestin est un livre qui possède indubitablement une grille problématique préalable, foucaldo-marxiste pour faire vite. En ce sens, ce n'est pas une théorie sociologique, plutôt une architecture politiste, avec des soubassements économiques. Il a essayé sur cette base de refonder une géographie politique cohérente. Devra-t-on lui reprocher l'absence d'une big theory de la société ? Au nom de quel dogmatisme nouveau genre ?
Bref : que l'on parte d'une théorie extra-géographique ou d'une démarche spatialiste, l'important demeurera toujours de clarifier ce que l'on veut faire et depuis quelle position l'on parle. Et l'on devra justifier, si l'on veut une géographie - science sociale, de l'intérêt (cognitif, pratique, tribunicien, etc.) pour la société de ce que l'on a avancé. N'oublions pas que certains de nos collègues se positionnent comme des naturalistes et que certains peuvent être déconnectés des débats sociologiques. A ce titre, il n'y a qu'en donnant une robuste culture en sciences sociales à nos étudiants que nous pourrions éviter l'ingénuité. Ce n'est pas en manipulant des SIG ou en faisant de la télédétection ou de la cartographie assistée par ordinateur que l'on peut apprendre à penser l'espace produit par les sociétés.

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la génétique n'explique pas les comportements humains

Après les propos tenus par Nicolas Sarkozy dans Philosophie magazine lors de la campagne présidentielle, on a vu ressurgir une polémique sur l'inné et l'acquis, formulée dans des termes qui me semblent complètement simplistes. Je ne souhaite pas revenir sur les incohérences de la posture de celui qui était déjà donné alors comme futur président (sic), car d'autres l'ont fait, et bien, comme Eric Fassin dans Le Monde. En revanche, pour des raisons diverses, je voudrais pointer quelques problèmes soulevés par l'interprétation qui a été faite de plusieurs phrases dudit candidat à l'époque, auquel - je tiens à le préciser d'emblée - je n'ai pas donné ma voix, tant je le considère comme une catastrophe pour la société française.

"J'inclinerais, pour ma part, à penser qu'on naît pédophile, et c'est d'ailleurs un problème que nous ne sachions soigner cette pathologie. Il y a 1200 ou 1300 jeunes qui se suicident en France chaque année, ce n'est pas parce que leurs parents s'en sont mal occupés ! Mais parce que, génétiquement, ils avaient une fragilité, une douleur préalable. Prenez les fumeurs : certains développent un cancer, d'autres non. Les premiers ont une faiblesse physiologiqué héréditaire. Les circonstances ne font pas tout, la part de l'inné est immense."

Au-delà de la pédophilie et des tendances suicidaires, de nombreux problèmes de société pourraient tomber sous le coup de ce type de discours : l'obésité, la schizophrénie, l'incivisme, la violence, etc. Tout le monde a hurlé devant cette posture naturaliste. Ce faisant, on associait au naturel ou à l'inné (ce serait la même chose) un caractère de contrainte entièrement opposable à l'idée de liberté humaine. Grosso modo, on passait de l'opposition inné/acquis à subi/voulu ou contraint/non contraint. Pourtant, il s'agit à mes yeux d'une confusion regrettable. En outre on a pu avoir l'impression que l'inné était de droite et l'acquis de gauche... encore une confusion, liée à la précédente, mais qui en plus frise le ridicule. C'était sans doute vrai aux Etats-Unis dans les années 1920, quand régnait un darwinisme adorné de l'adjectif "social". Cela n'a plus aucun sens aujourd'hui.
Je vais commencer par l'argumentaire sur lequel je me sens le moins à l'aise, mais pour lequel j'ai lu deux-trois bricoles. La génétique est une aide précieuse pour comprendre un certain nombre de processus biologiques, y compris parfois dans leur expression chez un individu. Pourtant, les choses se compliquent immédiatement, quand plusieurs gènes sont impliqués ou quand on prend en compte l'expression (ou non) de tel ou tel gène. En effet, il est déjà terriblement difficile (et long) de prouver qu'un codage d'une séquence d'ADN ou d'ARN est lié à l'expression d'une pathologie biologique. En cancérologie, on commence à peine à faire des découvertes en la matière, sur le sarcome d'Ewing, qui ferait partie des maladies orphelines s'il n'avait pas l'avantage de la simplicité... "génique". Dans bien d'autres cas, il n'y a pas une séquence en cause, mais plusieurs, du moins le suppose-t-on, tant l'administration de la preuve devient compliquée. Par ailleurs, s'agissant de l'ADN d'un individu particulier, on sait que la présence de tel ou tel gène n'implique pas forcément son expression. Les travaux du Dr Yoav Gilad (Nature, 9 mars 2006) tendent à montrer qu'il y a une différencialité intrinsèque dans l'expression d'un gène, celle-ci étant influencée par des facteurs environnementaux... Au secours, Lamarck revient !
En tout cas, quand on passe de processus biologiques à des comportements humains, la gageure devient véritablement redoutable. En effet, un comportement n'est pas intrinséquement un processus biologique. Il requiert dans la majorité des cas une interprétation qui fait écran entre le biologique et le comportemental, si tant est que l'on veuille donner une signification médicale ou biologique à un comportement. Le fait de se gratter l'oreille ou de cligner des yeux a l'avantage d'être un signe simple. Il en va autrement quand on parle de tempérament suicidaire, d'obésité, de "maniaquerie", etc. Les régimes cliniques sont nombreux pour interpréter les comportements, depuis la vox populi, qui n'est pas monolithique, jusqu'aux cliniques savantes (psychiatries, sociologies, etc.). Ian Hacking a souligné, après les sociologues de Chicago, combien de surcroît l'interprétation rétroagissait sur l'interprété. En outre, il a admirablement montré à quel point les cliniques psychiatriques n'avaient cessé de varier depuis un siècle, manifestant une instabilité redoutable des catégories... Par voie de conséquence, j'ai le soupçon que l'origine génétique d'un comportement est proprement inscrutable (pour pasticher Quine).
Cela liquide-t-il pour autant toute explication naturaliste ou "innéiste" ? Certainement pas, mais sans vulgate pan-génétique derrière. Et faut-il refuser la naturalisation au prétexte qu'elle serait contraire à la liberté humaine ? La seule raison de la refuser serait à mon avis parce qu'elle serait tout bonnement impossible à établir, à démontrer ou à réfuter. Refuse-t-on d'expliquer des caractéristiques non comportementales par la biologie ? Non, car un pied bot, un diabète, ça se traite... Dès lors qu'il s'agit de comportements, cela devient plus compliqué. Néanmoins, quand des médecins ont commencé à affirmer qu'il y avait du biologique dans l'autisme et dans certaines formes de schizophrénie, ils ont soulagé des millions de parents qu'on avait accusés d'être responsables des souffrances de leurs enfants. Pour autant, je ne suis pas compétent pour dire si l'on soigne mieux aujourd'hui un enfant déclaré "autiste" ou un jeune homme "schizophrène" avec des pilules qu'avec des procédures psychothérapeutiques. La seule chose qui me semble certaine est que cet enfant ou cet adolescent subissent une contrainte dont on peut difficilement estimer qu'ils l'ont choisie, et peu importe sur le fond de résoudre la question - métaphysique - de son origine, naturelle ou environnementale, si on ne peut pas desserrer cette contrainte.
Car l'avantage des problèmes "biologisables" sur ceux qui ne le sont pas, c'est qu'on arrive assez souvent (mais pas tout le temps) à trouver des traitements. Bref, ce qui est "naturel" est plus facilement corrigeable ou réversible que ce qui ne l'est pas ! On rectifie les pieds bots, on fait des implants sur des têtes de chauves, on arrive à soulager certaines psychoses grâce à la chimie. A contrario, combien de choses non biologisables sont absolument incurables : la mauvaise foi, la cupidité, un goût pour les apéritifs sucrés... Toute blague à part, je me demande si les comportements strictement "environnementaux" ou acquis ne sont pas tout aussi contraignants que ceux qui pourraient être biologiques. En faisant l'hypothèse que l'alcoolisme ou la consommation de tabac n'ont rien à voir ab initio avec la biologie d'un individu (hypothèse raisonnable), il n'empêche que ce sont des comportements redoutables, dont il est extrêmement difficile de se débarrasser, et qui de surcroît se biologisent à travers les effets d'accoutumance. Le culturel se naturalise, en quelque sorte, pour utiliser des grands mots sous la forme d'un pied de nez.
S'agissant du tempérament suicidaire, de l'obésité ou d'autres problèmes mettant en danger la vie d'une personne, il me paraît évident que pouvoir les biologiser avec succès, c'est-à-dire les "soigner" ou les "contenir" serait une bénédiction pour les personnes qui en souffrent. Je crains malheureusement que cela ne suffise pas, de même que la prise en charge médicale du tabagisme ne l'a pas fait disparaître, ni le cortège de cancers qui vont avec... En revanche, dans de nombreux cas, la biologisation a eu un effet moral indéniable : les explications par l'environnement ou la responsabilité individuelle ont un effet stigmatisant, direct ou indirect, ce qui n'est pas le cas quand on mobilise la médecine. J'ai déjà évoqué le cas de l'autisme. Il est assez évident qu'expliquer les tendances suicidaires d'une personne par l'inné devrait déculpabiliser son entourage familial. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? On dit que la droite américaine est "naturaliste". C'est faux ! Outre qu'elle veut chasser la théorie darwinienne des écoles, elle affirme que les homosexuels et les transexuels ont choisi d'avoir "a lifestyle", souvent sous influence, et que l'on peut les débarrasser de leur mauvaise habitude. Il existe là-bas de nombreux centres de réhabilitation, sur le modèle des alcooliques anonymes, où l'on entreprend de les réadapter... D'après des études récentes, ce sont surtout des hauts lieux de mutilation de la personnalité. Ce sont les mouvements de défense des gays et la gauche du parti démocrate qui défendent le caractère naturel (ou inné) de l'homosexualité. De fait, quand monsieur Sarkozy dit qu'il est "né hétérosexuel", il tient un discours que l'on dirait de gauche aux Etats-Unis, mais qui fait hurler en France. Franchement, il n'y a pas de quoi. C'est juste un peu idiot. On dirait qu'il veut faire la nique aux héritiers de Simone de Beauvoir, qui affirmait qu'on ne naissait pas femme, mais qu'on le devenait...
Sur le sujet ô combien épineux de la pédophilie, en revanche, il a carrément dit des bêtises. Il est notoire que nombre de pédophiles sont d'anciens enfants abusés : il y a là quelque chose de totalement non-biologique et de profondément événementiel. Dire que l'on naît pédophile n'a aucun sens, au minimum pour ces pédophiles-là. Par ailleurs, il me semble que la seule question qui vaille la peine est celle des agissements : ce qui rend la pédophilie dangereuse, c'est le passage à l'acte, action sur des enfants ou achat de matériel pédophile. Savoir si c'est inné ou acquis n'a pas d'importance, alors qu'il faudrait pouvoir dire si c'est une contrainte dont on peut, d'une manière ou d'une autre, se débarrasser. Le pédophile est-il en mesure de se retenir ? Encore faudrait-il qu'il s'identifie lui-même comme ça. Dans nos sociétés où il incarne la figure du monstre absolu, il y a fort à parier que c'est rarement le cas. Qui se dépeindrait spontanément en Dutroux ? Un traitement "biologique" de la pédophilie est impossible, car elle se focaliserait forcément sur ceux qui sont passés à l'acte et ont été dénoncés, parmi lesquels une forte proportion d'ex-enfants abusés, qu'on peut mettre sous camisole chimico-hormonale (c'est déjà un peu le cas), mais dont je suis prêt à parier qu'ils n'ont aucun gêne commun...
Même si l'on oublie que c'était idiot, la position de notre vibrionnant candidat n'en demeure pas moins très éloignée sur ce sujet de celles de la droite et de l'église catholique, si on lit ce discours biologisant comme une manière de disculper les pédophiles d'avoir fait un choix délibéré. Quid, si le pédophile virtuel, à la manière de l'alcoolique ou du fumeur, pouvait se déclarer afin d'être pris en charge sans subir de stigmatisation sociale ? C'est exactement le contraire qui est en train de se passer. Mais notre lumineux candidat veut peut-être créer un fichier des enfants abusés sexuellement, afin de les surveiller à l’âge adulte, voire leur attribuer un bracelet identificateur et leur interdire toute profession en contact avec des enfants ? Déjà, il veut faire dépister les apprentis sauvageons dans les crèches... Après tout, dans nos sociétés prudencielles, ce serait sans doute une efficace prophyllaxie !
 
On en revient finalement toujours au problème des systèmes de catégorisation, à leurs effets parfois stigmatisants, souvent rétroactifs, et indiscutablement patauds. On a besoin d'eux, mais il faudrait arrêter de les fétichiser. Finalement, la bonne vieille méfiance des positivistes pour les classifications, auxquelles ils ne prêtaient aucune valeur intrinsèque, me semble une attitude assez saine. Sans cesse réinterroger nos catégories et les remettre sur le métier.
Les adolescents suicidaires, par exemple. On a besoin du syntagme, parce que lutter contre le suicide d'adolescents est peut-être (sans doute) une cause qui en vaut la peine. Il y a un intérêt programmatique à conserver cette catégorie. Mais il est tout aussi important d'éviter d'en rester là, notamment en recherchant la "cause essentielle" qui très certainement n'existe pas. La seule posture raisonnable consiste à ne rien négliger, facteurs environnementaux, psychologiques, sociaux, événementiels, et, pourquoi pas, biochimiques... D'un autre côté, par quel protocole de recherche pourrait-on traiter de ce sujet là "en gros" ? Et sur quelle cohorte ? Ceux qui sont morts ? Les survivants ? Qu'est-ce qu'une tentative de suicide ? la volonté de se donner la mort ? un geste à la con sans conscience de ses conséquences ? un appel à l'aide ? J'ai pris délibérément des régimes explicatifs simplets car déjà à ce stade ils dessinent des configurations très compliquées... La seule chose qui m'importe est de montrer que dans cette affaire, la distinction inné/acquis est un faux débat, qui plus est racorni.
Dernier aspect que je voudrais évoquer dans mon plaidoyer, en me situant explicitement dans la filiation de Simone de Beauvoir et de Michel Foucault : quel que soit le "donné" initial, qu'il soit inné (être une femme) ou environnemental (être un enfant ayant grandi dans une famille d'ouvriers) ou acquis (avoir développé une compétence dans l'interprétation de la pensée des autres) ou actuellement inscrutable (se sentir homme dans un corps de femme), la seule chose qui importe est la "construction de soi", trajectoire faite d'itérations et d'interactions, de verbalisations et de dénis, de socialisations et de replis. Ceci n'est certainement pas du "naturel", comporte de fortes contraintes structurelles - dont l'oubli actuel est agaçant -, mais aussi des marges de manoeuvre. C'est là que le candidat de la droite me gêne le plus : par son fatalisme, comme si nos vies étaient programmées à l'avance et ne pouvaient pas se renégocier.

 

Pour conclure, ce qui m'a géné dans toute cette polémique, c'est qu'elle s'est arc-boutée sur des distinctions confuses, des associations de sens douteuses et des procès hatifs. En matière de comportement, il me semble qu'il y a deux critères décisifs : leur caractère plus ou moins contraignant et plus ou moins nocif (pour autrui et pour soi). Dans les deux cas, on a affaire à des gradients et non à des dualismes. En outre, la contrainte et la nocivité peuvent être plus ou moins universelles. Dans une société qui ne considérerait pas qu'il importe coûte que coûte de vivre le plus longtemps possible, selon quels critères l'obésité pourrait-elle apparaître comme nocive ? Qu'on ne se méprenne pas : je ne cherche en aucun cas à prôner un relativisme moral absolu. Je cherche simplement à rappeler que nous sommes toujours inscrits dans un certain contexte. Cela ne m'empêche pas de considérer certaines règles comme devant à terme devenir universelles. Cela fait une décennie que je soutiens Amnesty international, Aides et Médecins sans frontières. Cela donnera une idée des valeurs qui me semblent universelles.

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Esprit de mai

En ces temps inquiétants, je travaille sur un projet de Colloque consacré aux relations entre les événements de Mai-1968 et les développements des sciences de l'homme en France avant, pendant et surtout après... Il y a déjà trois ans, j'avais sorti ce projet de mon carton à chapeau. Il n'était question que de géographie et ce n'était qu'une pure virtualité, puisqu'il s'agissait de faire des suggestions pour mon avenir au CNRS...
Depuis le livre simpliste de Luc Ferry et Alain Renault, La Pensée 68 (1985), deux idées n'ont cessé de se répandre. Il y aurait une pensée issue de Mai, qui aurait des contours précis, et cette "pensée" serait particulièrement nuisible, parce qu'à l'origine de tous les déclins français. En tout état de cause, la droite a trouvé là un excellent bouc-émissaire : vague mais ciblé, efficace parce que simplifié, symbole de l'effervescence des intellos-bobos que la "vraie France" qui se lève tôt exècre...
Pourtant, toute la difficulté de l'exercice consiste à mesurer l'incidence d'un événement singulier sur des tendances sociales à moyen terme. Un bon structuralo-marxiste dirait que l'on cache le temps long des transformations socio-économiques sous l'écume d'une manifestation épiphénoménale et superstructurelle. Et il n'aurait sans doute pas tort, même si ça fait mauvais genre aujourd'hui d'être structuralo-marxiste.
S'agissant de sciences, le pari est encore plus risqué : on a d'un côté un épisode social, culturel, générationnel ; et de l'autre des disciplines qui ont chacune leur développement cognitif propre, leurs logiques évolutives... Nouer les deux ensemble est un pari risqué, parce qu'il nécessite de trouver des indices forts d'une incidence de l'épisode sur les praticiens et leurs réseaux, sans parler des effets d'antériorité ou de feed-back : l'événement nourri par les sciences de l'homme...
Pour ce qui est de la géographie, j'ai passé plusieurs mois de ma vie à relever des traces de lien entre l'effervescence de mai et ce qui s'est passé durant la décennie suivante en termes de révision épistémologique et de transformations disciplinaires. Mais s'arrêter à la géographie, c'était une fois encore s'enfermer dans un petit monde dont l'autonomie n'était pas certifiée. Et il n'y avait d'intérêt à prolonger le questionnement qu'en comparant avec ce qui s'était passé ailleurs.
A l'automne dernier, ma bonne fée a fait pression pour que je participe de près aux activités de la Société française pour l'histoire des sciences de l'homme (SFHSH). Comme elle sait se montrer convaincante, je me suis porté candidat et, en janvier, j'ai été élu. D'une certaine manière, c'était l'issue raisonnable d'un soutien qui remonte à 1991 (ma première adhésion) mais que, provincial, je n'avais pas transformé en une participation active. Les colloques et journées d'études de la SFHSH sont toujours excellents : les intervenants sont toujours de qualité, on ne s'ennuie pas, et on apprend énormément de choses. Les réunions du CA (j'en ai fait 2 déjà) sont un vrai bonheur : quand on a connu les réunions à l'université de Toulouse-le Mirail, ça fait du bien...
Ils ne savaient pas quel thème trouver pour leur colloque annuel de 2008. Mais c'est trop bête ! Comment ne pas y avoir pensé plus tôt ? J'avoue que faire un colloque pour les 40 ans des Evénements c'est presque gênant tellement ça coule de source. L'affaire s'est amorcée en février, elle se poursuit. Il faudrait qu'elle s'accélère. Nous sommes 3 permanents syndicaux : Bertrand Müller, Jean-Christophe Coffin et votre serviteur. Notre quatrième homme tarde à rejoindre le radeau. L'appel à communication est urgent. Je reparlerai de tout cela quand ce sera plus avancé.

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