L’hypothèse que je souhaite étayer est qu’un réalisme particulièrement « métaphysique » au sens putnamien constitue une contrainte décisive du paradigme cristallisé par les élèves de P. Vidal de la Blache dans leurs écrits théoriques et empiriques, susceptible de rendre raison du style épistémologique de l’école française de géographie. Dans mon « Archéologie du réalisme géographique », je me suis efforcé de déconstruire la posture dans une perspective relativement anhistorique, en m’appuyant pour l’essentiel sur des formulations de la « grande époque » de l’école, c’est-à-dire le premier xxe siècle — celui qui précède la deuxième guerre mondiale —, période où elle connaît son apogée en terme de rayonnement international. Comme je ne l’ai pas travaillé en tant que tel, ce contexte favorable constitue simplement une trame, suggérant un contraste avec l’époque antérieure (1892-1903) durant laquelle P. Vidal de la Blache et ses premiers lieutenants avaient dû fournir la preuve de la viabilité scientifique de leur « école ». C’est dans un contexte moins précaire mais plus exigeant que la science se fait « normale » (au sens kuhnien). L’entreprise de codification donne un cadre strict à ce qui était jusque là «science extraordinaire», engagée sur plusieurs voies, visant davantage la séduction, la synesthésie, la mimèsis de la « vie », que la netteté des catégories. Au reste, la lecture des très nombreux articles à visée théorique du « père fondateur » frappe par la souplesse du lexique, la richesse et la profusion des exemples, l’enracinement dans l’expérience vernaculaire, les raccourcis littéraires :
Grâce à cette souplesse et à une vitalité qui s’adapte à tous les climats, il n’y a guère de parties de la surface terrestre auxquelles la physionomie de l’homme ne s’incorpore. Son image s’associe aux formes les plus diverses de configuration et de relief. Pour peu que nous échappions un moment aux scènes de nature humanisée qui nous sont familières, le vide nous frappe. Le premier hameau qu’on aperçoit, après quelques heures passées en montagne, au tournant de quelque étroit couloir : humble trace de l’homme, mais signe visible que là recommence son action directe et continue sur les choses, répond à un sentiment instinctif d’attente ; il nous rend cette impression de vie personnelle qui est inséparable pour nous de l’image des contrées.
P. Vidal de la Blache, « La géographie politique, à propos des écrits de M. Frédéric Ratzel », Annales de géographie, 1898, p. 100 [97-111]
Pour signifier l’omniprésence de la « physionomie de l’homme » à la « surface terrestre », le discours en généralité, « panoptique » et universel, se trouve, dès la troisième phrase de l’alinéa pris pour exemple, subjectivé par la focale individuelle d’un observateur (ou « dresseur d’images » selon la belle formule de Didier Mendibil) qui épouse l’expérience familière du marcheur et multiplie les notations « expressives » (au sens de Roman Jakobson*), « étroit couloir », « humble trace », « sentiment instinctif d’attente », « nous rend cette impression de vie personnelle », tant et si bien que la dimension justificative de l’exemple finit par être recouverte sous une visée emphatique à plusieurs niveaux (communion avec la scène et avec le lectorat). Par ailleurs, l’écriture vidalienne opère une mise en équivalence éminemment figurée et littéraire entre deux références à priori difficilement commensurables : la « surface terrestre » et la « physionomie de l’homme », redoublée immédiatement par l’idée d’association entre les «formes les plus diverses de configuration et de relief» et l’« image » de l’homme. Tout se passe comme si l’auteur articulait par analogie morphologique un comparant (phore) et un comparé (thème), en conférant à son analogie vertigineuse les propriétés rhétoriques de la comparaison littéraire (même si ce n’en est pas une). On pourrait aussi parler à plusieurs niveaux d’attelage**, procédé pour le moins baroque dans un texte « théorique ». Cette propriété de glissement et d’esquive, usant du raccourci par les figures littéraires (ou tropes), passant d’un registre à un autre sans crier gare, contribue certainement plus que tout autre chose à l’ambiguïté vidalienne. Par ce biais, le « père fondateur » échappe aux distinctions pesantes, au figé des catégories qu’une intelligence plus diacritique essaierait d’imposer. Il s’en affranchit au bénéfice d’une poursuite inlassable de la dynamie ou « vitalité » des « rapports entre la terre et l’homme », en une mimétique qui tient à la fois de la métaphysique et de l’acte littéraire. C’est sans doute pour cela qu’il y a une telle indifférence à l’idée de réalisme chez P. Vidal de la Blache, mais en revanche une régulation constante du décrit par un ancrage dans les «réalités». Réaliste, le « père » de l’« école française » l’était certainement, évidemment, mais plutôt à la manière des écrivains réalistes ou naturalistes du second xixe siècle, c’est-à-dire avec une conscience de l’effectuation scripturaire, plutôt qu’en vertu d’une clause épistémologique qui viendrait peser sur la liberté du dire.
Pour toutes ces raisons, brièvement étayées, je fais l’hypothèse d’une césure entre P. Vidal de la Blache et ses « élèves », que j’ai tendance à considérer surtout comme des « post-vidaliens »: ils sont certes dépositaires de questionnements esquissés par leur « maître » et d’un ensemble de manières de faire, mais ils ont eu la lourde tâche d’ériger en système et en normes ce qui était intuitions, notations, esquisses ; il leur a fallu pour partie dé-littérariser le discours disciplinaire, afin de le codifier, de le rendre transmissible autrement que par une expérience singulière, pour partie ineffable. C’est surtout au niveau du discours théorique que se sent l’abstraction, car même si celui-ci se raréfie relativement, il perd surtout le caractère coloré et profus conféré par les exemples vidaliens, dans lesquels l’instance explicative s’estompe derrière les fonctions expressive, conative et, last but not least, poétique.
Bien qu’il ne soit pas dans mon propos de faire des développements importants sur P. Vidal de la Blache, j’ai trouvé dans ses textes une et une seule occurrence de discours explicitement réaliste, dans un texte assez tardif, « Les caractères distinctifs de la géographie », publié alors que le « patron » de l’école française de géographie avait soixante-huit ans et l’essentiel de son œuvre derrière lui, et alors que ses principaux lieutenants avaient déjà publié la plupart des textes que j’ai étudiés pour donner sens au réalisme géographique :
La terre […] fournit pour cela [à la géographie] un champ presque inépuisable d'observations et d'expériences. Elle a pour charge spéciale d'étudier les expressions changeantes que revêt suivant les lieux la physionomie de la terre. Remarquons, avant d'aller plus loin, que cette combinaison est la forme même sous laquelle les phénomènes s'offrent partout dans la nature. La géographie est sollicitée vers les réalités.
P. Vidal de la Blache, « Les caractères distinctifs de la géographie », Annales de géographie, 1913, p. 293.
Cette « remarque » constitue une parenthèse incidente dans le corps du discours, sur laquelle l’auteur ne s’appesantit pas plus que cela. On pourrait la lire aisément comme une sorte de préalable ou de clause de style. Elle ne souffre en revanche d’aucune ambiguïté : « les phénomènes s'offrent partout dans la nature » sous « forme » de « combinaison », ce qui revient bien à dire que « les réalités » — aussi bien que leur assemblage — sont un « donné » de nature, qui opère comme une attraction sur la « géographie ». Le géographe apparaît un peu comme celui qui est aspiré par le monde, amené à se départir de lui-même pour s’absorber dans la « scènerie » qui s’offre à lui. Il y a là comme une extraversion fondamentale tout à fait congruente avec la personnalité scientifique du « père » de l’école française de géographie.
Notes
* Je m'appuie ici sur la typologie du phénomène linguistique exposée par R. Jakobson dans ses Essais de linguistique générale, Paris, Eds de Minuit, 1963, rééd. coll. « Double », 1994. On en trouve un résumé efficace dans la Rhétorique générale du Groupe µ : « Un émetteur envoie un message à un récepteur par l’intermédiaire d’un canal : le message est codé et il se réfère à un contexte. Les différents facteurs donnent naissance à autant de fonctions différentes, en principe cumulatives, mais le plus souvent hiérarchisées selon le type d’acte communicatif : en pratique, c’est la fonction référentielle (ou descriptive) qui domine, mais le message peut également être « centré » sur le destinateur (fonction expressive) ou sur le destinataire (fonction conative). Parfois, l’accent est mis sur le code (fonction métalinguistique), voire sur le contact (fonction phatique). Restent les messages centrés sur eux-mêmes, par prédominance de ce que Jakobson appelle la fonction « poétique »... » (p. 23).