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necrologie

Gérard Genette (1930-2018)

J'apprends la mort aujourd'hui de Gérard Genette. Philippe Lançon a déjà sorti un très bel hommage dans Libération. Tant mieux, il n'y aura pas besoin d'en rajouter plein d'autres, notamment ici (sinon, ce blog va finir par ressembler à une chronique nécrologique). Dans le numéro 31 de la RHSH, Lucile Dumont a écrit un article très intéressant qui parle notamment de lui (et de Barthes et Todorov). J'imagine que sa thèse doit en dire encore davantage. Lorsqu'elle était venue présenter la première version de son futur article dans le séminaire de Y. Renisio et C. Orozco-Espinel, elle nous avait confié qu'il lui avait été impossible de rencontrer G. G., très réticent peut-être à l'idée de s'épancher devant une jeune sociologue. Pour autant, contextualiser la poétique est utile, ce qu'elle a commencé à accomplir. Mais n'ôtera rien à tous ces livres qu'il a écrits dans les années 1970-80, de Figures III (1972) à Seuils (1984), moment où il a défriché de vastes terrains, souvent dans une perspective étrangement typologisante. Le Genette-analyste d'une œuvre était lui-aussi souvent admirable, encore que d'une manière plus classique, disciplinaire en somme.

J'ai l'intuition que l'homme n'était pas toujours très avenant, lui par ailleurs si drôle et suggestif. De nombreux passages de ses fragments (Barbadrac, 2006 ; Codicille, 2009 ; Apostille, 2012 ; Epilogue, 2014 ; Postscript, 2016) sont vaguement (et même parfois franchement) désagréables, en particulier quand il parle de politique (et notamment de Mai-68). Ce qu'il y a de meilleur selon moi dans ces textes à substrat autobiographique plus ou moins détourné et brouillé survient quand il réfléchit sur la langue, ses usages, ses dérives. On y retrouve alors le très suggestif critique et analyste du langage et de l'expression qu'il a été. On ne peut pas exceller sur tous les tableaux, être à la fois une figure majeure de la critique littéraire française et en même temps un analyste de premier ordre du monde social. La série de ces cinq livres est fascinante, élégante, elle n'en demeure pas moins très en retrait de ce qu'il avait pu faire auparavant.

Ces réserves posées, demeure une œuvre marquante, irréductible à quelques sobriquets comme « structuraliste ». Il y a dans la lecture de bien des textes de G. Genette matière à éprouver le genre de frisson que Nabokov décrit comme le climax de l'acte de lire (reformulation pataude, pas du tout nabokovienne pour le coup). Sa poétique a souffert d'être devenue, débitée en fiches et en glossaires, une nomenclature scolaire que l'on fait ingurgiter aux élèves — c'est un peu le destin tragique qu'on fait subir aux grands défrichages quand on veut les vernaculariser. Raison supplémentaire pour retourner le lire sur pièces ?

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Franck Auriac (1935-2017)

Franck Auriac (1935-2017)

 

 

Franck Auriac est parti sans bruit au commencement de l’hiver 2017. Depuis des années, des soucis de santé l’avaient subtilisé au monde académique. Mais ce n’était pas forcer son tempérament, lui qui préférait le travail discret aux coups de clairon. Il n’a pas été, loin de là, un entrepreneur de notoriété pour lui-même et ses travaux se sont souvent inscrits dans un cadre collectif, de sorte que sa mémoire est à bas bruit. L’objectif de ce texte est de fournir quelques éléments pour aller contre le risque d’oubli et rendre justice — un tant soit peu — à son travail. J’ai eu la chance de le fréquenter épisodiquement dans les années 2000 et de le faire parler de sa trajectoire, exercice auquel il ne rechignait pas. Hélas, c’était à l’occasion d’échanges amicaux, dont il ne me reste que des souvenirs fragmentaires et assez flous. Il a par ailleurs écrit un texte pour partie autobiographique, publié dans Géocarrefour en 2003. Yvette Auriac a eu la gentillesse de me communiquer un curriculum vitae qui me permettra de ne pas proférer de bêtises et (trop) d’approximations. Elle m'a également communiqué les quelques photographies qui agrémentent le texte. J'ai par ailleurs créé plusieurs pages en annexe à cet hommage : l'une reprend mon analyse déjà ancienne de Système économique et espace et des articles connexes ; une autre met à disposition une version numérisée de l'article de Franck Auriac « Le Pays-territoire » (Géopoint 82), avec l'aimable autorisation du Groupe Dupont et d'Yvette Auriac.

 

Avant Système économique et espace

Franck Auriac
Franck Auriac, cl. Yvette Auriac

Franck Auriac venait du Cantal, sa région de cœur. Comme il l’a retracé lui-même, il a d’abord marché dans les traces de ses parents instituteurs — primaire supérieure, école normale — avant d’entrer à l’École Normale Supérieure de l'Enseignement Technique (ENSET) de Cachan. Il se destinait alors à enseigner les Lettres et l’histoire-géographie en lycée technique, avec un tropisme marqué pour la littérature, qui est toujours restée chez lui un jardin secret, non sans éprouver parfois quelques regrets de ne pas avoir choisi cette voie. Repéré par Pierre George, qui avait ses entrées à Cachan, il fut incité par ce dernier à passer l’agrégation de géographie.

Et lui-même de commenter :

Il me semble aussi que l'enseignement reçu en scolarité secondaire, celui par exemple des disciplines d'histoire et géographie, ne laissait guère supposer l'existence d'une plus grande diversité de sciences sociales ouvertes à d'autres voies. Sans cette ignorance, j'aurais bien, par exemple, fait le choix de l'économie plutôt que de la géographie.

L'entrée à l'École Normale Supérieure de l'Enseignement Technique n'était pas alors (milieu des années 50) la meilleure opportunité pour devenir géographe. Il fallut quelque temps pour constater qu'une éventuelle promotion professionnelle passerait par la voie de l'agrégation et que surtout, seule celle de géographie pouvait convenir à l'évaluation de mes aptitudes. Plus que celles-ci, s'impose une sensibilité résultant d'une enfance campagnarde et d'une forte imprégnation des lieux habités. (Auriac, 2003, p. 7)

 

Au sortir de l’ENSET (1959), il fut professeur de lycée dans le Sud-Est, à Valence, Grenoble puis Montpellier. Il passa finalement l’agrégation en 1966, à la suite de quoi il obtint un poste d’assistant à l’université de Montpellier (1967). Il publia ses premiers articles dans le Bulletin de la Société Languedocienne de géographie et le BAGF, certains en collaboration avec Marie-Claire Bernard (née en 1936) ou Pierre Carrière (né en 1932). La thématique en était clairement l’espace rural, sa stratification sociale et ses activités (sans exclusive pour l’agriculture). Dès cette époque, la géographie qu’il pratiquait était clairement socio-économique, proche de ce que pouvait faire un Pierre George (1909-2006) à l’époque, dont P. Carrère était l’un des épigones. Les traitements statistiques occupent déjà une part non négligeable dans ces premières publications. Mais la rencontre décisive de ces années — explicite dès l’article du BAGF de 1969 publié en collaboration avec M.-C. Bernard — est le laboratoire d’économie rurale (INRA) de Montpellier, en particulier Philippe Lacombe (1939-2017) et Jean-Louis Guigou (né en 1939). Franck Auriac a plusieurs fois eu l’occasion d’exprimer combien la forme de marxisme hétérodoxe que développaient alors les « économistes ruraux de Montpellier » avait été une source d’inspiration pour lui.

 

Dans les années 1970, il participa aux stages de formation aux techniques statistico-mathématiques organisés par l’ORSTOM puis le CNRS (Cauvin, 2007 : Cuyala, 2015) et rejoignit précocement le Groupe Dupont. Il publia ses premiers travaux utilisant l’analyse factorielle en 1975, année où paraissent ses premiers articles dans l’Espace géographique, alors jeune revue lancée trois ans auparavant. En 1978, il fut l’un des animateurs du deuxième colloque Géopoint,  Concepts et construits dans la géographie contemporaine (Lyon). Il y présenta un texte, « De la notion au concept de combinaison en géographie », qui revisitait la catégorie de « combinaison » de la géographie classique (en particulier chez A. Cholley et P. George) et proposait de la reconstruire en termes de « formulation matricielle » et d’analyse multivariée. Clairement, cette élaboration se ressentait de sa récente acculturation aux techniques de traitement et de classification statistico-mathématiques basées sur la co-variance. Sa participation aux Géopoints successifs fut aussi l’occasion de rencontrer des auteurs comme Henri Reymond (né en 1930) et Claude Raffestin (né en 1936), dont il a dit l’importance dans l’élaboration de sa propre réflexion : la réflexion du premier sur la « contradiction espace-étendue » et les questions d’espacement ; la posture épistémologique du second et son affirmation du caractère construit des objets géographiques.

 

Le livre d’une vie ?

Franck Auriac, Système économique et espace. Un exemple en Languedoc (1979)
Couverture de la thèse

Pour autant, sa production des années 1970 demeura assez éclectique : assez classiquement, des voyages et mission à l’étranger l’amenèrent à publier des articles et rapports à propos du Pakistan (1976) et de la Bulgarie (1977-78). Suite à ces diversions, il a raconté plusieurs fois avoir voulu se recentrer, rassembler les éléments épars de sa recherche et faire le point sur son sujet de thèse, déposé depuis déjà douze ans. Le processus d’écriture qui en découla fut relativement intense et bref. Il déboucha sur les 438 pages de Système économique et espace. Un exemple en Languedoc, thèse soutenue début octobre 1979. Deux ans après la thèse de Michel Chesnais (1939-2001) et un an après celle d’Yves Guermond (né en 1936), c’était l’une des toutes premières à se revendiquer de la « géographie théorie et quantitative » qui avait émergé en France au début de la décennie 1970. Le jury comprenait, outre son directeur de thèse Raymond Dugrand (1925-2017, élève de Pierre George, spécialiste des relations ville-campagne et du Languedoc), Yves Barel (1930-1990, sociologue, l’un des promoteurs de l’approche systémique en France), André Fel (1926-2009, ruraliste, alors professeur à Clermont-Ferrand), Bernard Kayser (1926-2001, autre élève de P. George, lui aussi spécialiste des relations entre le rural et l’urbain), Robert Lafont (1923-2009, occitaniste, alors professeur à l’université Paul-Valéry) et Henri Reymond. Le jury, « très complet au regard du but explicite de la thèse » se déclarait dans le rapport de soutenance « unanime à reconnaître l’originalité profonde du travail présenté » et déplorait « la modestie d’un titre qui reflète mal les caractéristiques et l’importance de la réflexion » de son auteur. On sent dans l'écriture du rapport, au moins épisodiquement, la patte d’Henri Reymond. Le texte est jugé alternativement « dense et élégant » et « par trop « jargonnesque » dans ses concepts », même si le jury énonce que « cette thèse constitu[e] une réponse valable à l’actuelle crise de la géographie qu’elle spécifie clairement dans le premier chapitre ». Et de poursuivre plus loin : « Cette nouvelle approche, qui lie systémisme et matérialisme dialectique, demande, a souligné un membre du jury, que se réalise parmi les géographes une véritable révolution intellectuelle. » Il finissait en saluant un « excellent travail » doté d’ « une heuristique à la fois tranquille et provocante dans la pertinence disciplinaire de ses propositions ».

 

Système économique et espace de Franck Auriac
Un gradient de viticolité

Analyser la réception de cette thèse et du livre qui en a été tiré (Auriac, 1983) est une affaire difficile : il y en eut très peu de comptes rendus, significativement aucun dans les Annales de géographie et — c’est plus surprenant — dans l’Espace géographique. L’analyse la plus développée fut produite par Alain Reynaud à propos du volume de 1979 dans les Travaux de l’institut de géographie de Reims en 1981. Significativement, A. Reynaud déplorait qu’elle soit demeurée « très confidentielle dans sa diffusion » « deux ans après sa soutenance ». Pour autant, la référence au livre publié en 1983 est en revanche importante, quoique diffuse, dans un large éventail de travaux publiés dans les deux décennies qui ont suivi, en particulier ceux marqués par une ambition théorique. Elle y est souvent comprise comme un manifeste du « systémisme », alors que son marxisme a peu retenu l’attention : il faut dire qu’elle a été lue (ou feuilletée) au moment où s’amorçait le reflux du marxisme dans la géographie française comme discours dont on se revendique. Elle a reçu un meilleur accueil que d’autres productions estampillées « théoriques et quantitatives » car elle semblait indemne du « spatialisme » ou du « fétichisme de l’espace » que nombre de géographes « sociaux » ou « des représentations » ont beaucoup reproché à l’analyse spatiale (après que cela eut été un débat interne à celle-ci). Elle a été considérée, dans le contexte polyphonique des années 1980 et du début des années 1990, comme un livre ayant fait date et ayant profondément renouvelé les démarches de la géographie française. Pour autant, elle a été assez peu discutée, reprise (dans ses procédures) ou mise en débat, que ce soit par les spécialistes de géographie viticole (qui n’y retrouvaient pas leurs centres d’intérêt), les tenants d’une approche systémique, ou les débats sur la pertinence du cadre régional. La seule controverse que je connaisse a été enclenchée par Guy Baudelle et Philippe Pinchemel dans un article d’Espace, jeux et enjeux (cf. infra), dont Franck Auriac était l’éditeur. Ils lui reprochaient entre autres d’avoir présenté une version trop abstraite et intellectualisée de son objet, et d’avoir récusé la possibilité d’un système littéralement spatial (pour F. Auriac, on ne peut parler que de système spatialisé, la « potentialisation spatiale » et la « spatialisation » d’un système socio-économique étant des résultantes de processus hétéronomes — sur ces débats, cf. Orain, 2001).

 

Je ne reviens pas sur le contenu du livre publié, sur lequel j’ai abondamment écrit. Je renvoie le lecteur à mon compte rendu de 1992 (une version marginalement réécrite constitue la troisième partie de mon cours Démarches systémiques et géographie humaine [Orain, 2001]) et l’on en trouve une interprétation sous l’angle du constructivisme dans le dernier chapitre de De Plain-pied dans le Monde (Orain, 2009 : 359-375). Franck Auriac était mal à l’aise avec cette étiquette de « constructiviste », qui ne faisait pas partie de ses catégories avant de lire ma thèse en 2003. Il m’avait envoyé en retour sa contribution à Géocarrefour, op. cit., dans laquelle il se définit lui-même comme à la fois « positiviste » et « matérialiste ». Il se reconnaissait davantage dans les analyses de détail du Plain-pied et m’avait affirmé que de son point de vue le vignoble languedocien n’était pas littéralement un système mais se prêtait à une analyse en termes systémiques. Il exprimait également une forme de frustration à l’égard de l’écriture de son livre. Pourtant, dans les spécificités de ses formulations à la fois denses et rigoureuses, Système économique et espace possède un potentiel de séduction intellectuelle, qui suppose de dépasser l’obstacle que peut constituer son mode de formulation : il faut rentrer dans sa langue — qui n’a rien de vernaculaire. En ce sens, il répondait pleinement aux injonctions de C. Raffestin à sortir du langage ordinaire et à formuler une problématique permettant d’inférer un plan d’explication spécifique.

 

Il faudrait également dire un mot de ce qui diffère entre la thèse proprement dite et le livre qui en a été tiré quatre ans plus tard. Les introductions sont un peu différentes. Celle de 1983 a tiré les leçons d’une réflexion épistémologique qui a pris de l’épaisseur entretemps (cf. Auriac et Durand-Dastès, 1981). Elle est plus optimiste, également. Elle résume très fortement le contenu du premier chapitre de la thèse, intitulé « Cadre conceptuel et hypothèses », qui n’a pas été conservé. Mais la coupe la plus frappante est celle opérée sur les longues bibliographies clôturant les chapitres du volume de 1979. Loin de n’être que des listes, ce sont des mentions (le plus souvent) commentées, qui développent le contenu de bon nombre d’articles et de livres, comme autant de documents de travail qui renseigneraient sur l’activité de lecteur de Franck Auriac. Il y aurait un travail d’exégèse à faire de ce geste, que l’on retrouve au demeurant dans des travaux ultérieurs de leur auteur. À un niveau moins signifiant, une bonne partie de l’iconographie, notamment celle qui était de nature spéculative, a été retranchée. On la retrouve pour partie dans des articles publiés ultérieurement (par exemple dans Auriac, 1986a et 1986b). Dernière différence à souligner, il faudrait noter la présence d’une préface de Roger Brunet au livre de 1983, « l’espace, pour ne plus errer ». Les livres préfacés par R. Brunet ne sont pas nombreux. Celle-ci est une lecture très singulière. À bien des égards, on pourrait dire qu’elle opère un pas de côté par rapport au livre qu’elle présente.

 

Demeure une inconnue : s’il est revenu à plusieurs reprises sur ce travail fondateur, F. Auriac n’a jamais produit de compléments, de mises à jour ou de reformulations de ce qu’il avait écrit. À la différence d’auteurs qui font inlassablement évoluer leur interprétation de l’objet qui les a occupés, il ne s’est notamment pas demandé si des évolutions ultérieures du vignoble languedocien (tel son découpage et fractionnement en une marqueterie d’appellations locales et sous-régionales, dans le cadre de logiques dites « de qualité ») permettaient encore de le considérer comme un système socio-économique. Je l’ai interrogé sur la question, à laquelle il m’a répondu par l’affirmative, sans que nous ayons le temps d’approfondir le sujet. En un certain sens, ce qui reste son seul livre en nom d’auteur (unique), demeure le geste d’un moment, le cas échéant vulgarisable ou reproductible, sans y revenir vraiment.

 

Investissements collectifs

La période qui a immédiatement précédé et suivi la soutenance de sa thèse (en gros, 1978-1986) a été celui où il a été le plus actif du point de vue de la recherche et de l’élaboration intellectuelle. Dans cette période, une fois libéré de l’exercice « thèse d’État » et reconnu par lui, il s’est démultiplié dans diverses entreprises collectives : il a joué un rôle décisif dans l’organisation des Géopoints de 1982 à 1992 ; il est devenu l’une des figures importantes du comité de rédaction de l’Espace géographique et de Mappemonde ; il a participé aux grandes entreprises de bilan prospectif sur le devenir des sciences sociales des années 1980-1990, et en ce sens a participé à leur transformation. Dans le Géopoint de 1982, Le Territoire dans les turbulences, il a livré l’un de ses plus beaux textes, « Le Pays-territoire », qui est un travail d’exégète de la littérature savante qui était produite à l’époque sur la question des « pays ». [Nota bene : dans la version mise en ligne, la pagination d'origine figure en gras, entre crochets, et signale la fin des pages. L'importation dans overblog m'a par ailleurs contraint à reporter les notes en fin de document.]

 

F. Auriac et R. Brunet, Espaces, jeux et enjeux
Couverture d'Espaces, jeux et enjeux

Mais son autre contribution de grande ampleur de l’époque a été le pilotage, avec R. Brunet, du volume Espaces, Jeux et enjeux, publié en 1986 par Fayard et la Fondation Diderot. On peut lire ce volume de contributions se voulant fondamentales — c’est explicitement une « encyclopédie » — de diverses manières. L’une des plus évidentes est d’y voir l’intention de deux ténors de la géographie d’alors de faire dialoguer des auteurs venant d’horizons disciplinaires variés avec les figures les plus en vue des diverses sensibilités de la géographie du moment, sur le thème (théorique) de l’espace et du territoire comme productions des sociétés. On y trouve des contributions d’historiens (Bernard Lepetit et Patrice Bourdelais), d’économistes (Claude Lacour, Alain Lipietz), de sociologues (Jean-Pierre Garnier, Michel Marié, Y. Barel), d’un occitaniste-linguiste (R. Lafont) et d’un politiste (Paul Alliès). Y sont présents du côté de la géographie des représentants de l’analyse spatiale (Henri Chamussy, F. Auriac, G. Baudelle et P. Pinchemel, Y. Guermond, R. Brunet), des géographes sociaux (André Vant, Nicole Mathieu), diverses tendances de la « géographie politique » (Jacques Lévy, Yves Lacoste), de la géographie des représentations (Antoine Bailly) ou du territoire (C. Raffestin), des épistémologues du champ (Jean-Marc Besse et Marie-Claire Robic) et un « spécialiste » de la mondialisation (Olivier Dollfus). À l’époque, sur un tel sujet, ce n’était pas un casting mineur.

 

Revenant sur cette entreprise, il m’avait confirmé en avoir été la cheville ouvrière. On y retrouve également une bonne partie de ses réseaux ou inclinations personnelles. De façon très auriacienne, chaque texte est précédé par une présentation du ou des auteur(s), ainsi que du texte. L’introduction (non signée) est également (surtout) de sa main. À cet égard, et compte tenu de l’énergie éditoriale qu’il y a investi, on a affaire très certainement à l’autre livre de sa carrière. Recensé par François Walter dans les Annales Histoire Sciences sociales et par Jean-Bernard Racine dans l’Espace géographique, l’ouvrage a plus globalement retenu l’attention davantage pour certaines de ses contributions (ainsi celles de C. Raffestin et A. Vant) que comme dispositif d’ensemble. Six ans plus tard, il a été en quelque sorte supplanté par une entreprise similaire, l’Encyclopédie de géographie (Bailly, Ferras et Pumain, 1992, 1996), beaucoup plus volumineuse et bien moins spéculative : là ou il y avait encore de la réflexion en train de se cristalliser en 1986, les volumes d’Économica se donnent les traits de la « science normale » (au sens de Kuhn).

Extrait du volume 8 de l'Atlas de France, L'Espace rural, p. 68 (Cartographie après analyse factorielle)

Par la suite, F. Auriac s’est investi surtout dans des projets cartographiques, notamment dans le genre Atlas. Il a co-dirigé la collection Atlas de France-Reclus entre 1994 et 1996, a participé au comité de rédaction de la revue Mappemonde, fondée en 1986 par Roger Brunet (qui publie essentiellement des travaux autour de cartes). Il a partagé la direction du volume 8 de l’Atlas de France, Espaces ruraux, avec Violette Rey. Il en est le principal contributeur, étant l’auteur unique ou en collaboration d’une petite moitié de son contenu. Rare occasion de le voir revisiter la question viticole dans le Sud-Est. On peut faire l’hypothèse que le ralentissement de son activité de chercheur et d’écrivant après 1986 est liée à son investissement dans de nombreuses activités administratives et politico-syndicales.

 

Le patron universitaire et l’homme d’influence

Franck Auriac

En 1983, F. Auriac fut élu professeur à l’université d’Avignon, où il a fait la totalité de sa carrière jusqu’à sa retraite, en 1999. Il a néanmoins continué à résider à Montpellier, devenant une sorte de « navetteur ». Il y a dirigé sept thèses, sur des thèmes passablement éclectiques, du développement local au football de haut niveau, avec une légère dominance de thématiques liées aux systèmes d’information géographique (SIG) et à leur usage. Il a été directeur du DEA « Structures et dynamiques spatiales » entre 1986 et 1995 et de l’école doctorale associée deux ans supplémentaires — ces deux entités fédéraient des groupes dans 6 universités et ont donné naissance au laboratoire « Espace ». Resterait à mesurer sa position et son charisme comme enseignant, dont je n’ai pas idée à ce stade de l’enquête.

 

Homme de gauche de sensibilité marxiste, il s’est beaucoup investi dans les conseils pilotant le recrutement en géographie au niveau national. Il a été constamment présent dans la section « géographie » du CNU entre 1987 et 1996 (soit élu, soit nommé). Au CNRS, il a fait trois mandats (comme élu), l’un alors qu’il était maître-assistant (1978-1981), les deux autres une fois professeur (1988-92). Au sein de ces comités, ce représentant du SNESUP a souvent incarné la gauche, aussi bien dans les périodes d’affrontement avec une droite revenue aux affaires que dans des périodes plus consensuelles. Sa capacité polémique en réunion était relativement redoutée, comme j’ai pu m’en rendre compte lors de réunions du groupe Dupont. Je ne suis pas en mesure pour le moment de caractériser ce qu’a pu être sa ligne de politique scientifique, mais je note qu’il a été un soutien déterminant pour que vive une histoire et épistémologie de la géographie sous la forme d’une équipe de recherche (celle-là même dont je fais partie).

 

Il n’est pas dans mon projet ici de fournir une liste exhaustive de ses responsabilités. J’en ai recensé une vingtaine au total. Il importe sans doute de noter qu’il a été le deuxième successeur de Roger Brunet à la direction de la Maison de la géographie / GIP Reclus, en 1994-1996 (après Hervé Théry en 1991-1994), signe sans doute de la confiance que le créateur de la structure lui accordait. Son mandat a correspondu au point culminant des attaques politiques contre celle-ci, normalement prorogée pour dix ans en 1991 mais qui devait disparaître en 1997. Symbole honni du socialisme universitaire et d’une forme de géographie modélisatrice, vitupéré dans les colonnes d’Hérodote pour sa mobilisation de financements importants, le GIP Reclus a été démantelé paradoxalement entre 1998 et 1999, avec un effet retard sur les alternances politiques.

 

Un dernier lieu d’influence de F. Auriac a sans doute été la production de manuels scolaires de géographie, bien que l’on sache la latitude toute relative des auteurs dans ce genre d’entreprises éditoriales. Il a été en effet l’un des auteurs des manuels de géographie Magnard parus en 1988-89, qui en leur temps ont semblé renouveler les contenus proposés aux élèves en tenant compte de évolutions du champ universitaire. L’expérience s’est poursuivie en 1995-1996.

 

Bilan, nuances et envoi

Franck Auriac
cliché Yvette Auriac

Un temps figure de la modernité et de l’exigence intellectuelle dans la géographie française, Franck Auriac est sans doute moins présent dans la production et la réflexion d’aujourd’hui. Au-delà de son œuvre la plus connue, il fut essentiellement un auteur d’articles brefs, souvent publiés dans des volumes relativement confidentiels. Peu de gens savent qu’il a rédigé les chapitres sur le Pakistan dans le volume Afrique du Nord, Moyen Orient, Monde indien de la Géographie universelle Belin-Reclus (Auriac, 1995) ou qu'il a co-publié sur le tard des travaux sur le Viet-nam avec Vu Chi Dong. Qui ne serait pas attentif aux signes ténus de sa bibliographie n’y verrait pas l’un des nombreux fils qui ont traversé sa carrière. D’autres, comme les relations villes-campagnes ou les questions d’urbanisation des villes moyennes, l’ont occupé de manière plus récurrente, si ce n’est plus visible. Son travail statistico-cartographique mériterait sans doute aussi une évaluation spécifique.

 

Demeure une figure à la fois réservée et incisive de la géographie française du dernier tiers du XXe siècle, exigeante et hésitante. Franck Auriac s’est voulu un acteur parmi d’autres dans un mouvement qu’il envisageait essentiellement collectif, à l’image de nombre de ses « frères d’arme » de la géographie statistico-mathématique promue par le Groupe Dupont. Il était pourtant capable de s’enthousiasmer aussi pour un paysage ou une œuvre littéraire, moments qui révélaient alternativement sa part de classicisme (géographique) et d’anciennes amours que les contraintes d’une vie dédiée à des causes avaient laissé de côté. Ses travaux ont été un peu patinés par le temps mais qui sait les lire y trouve une intelligence peu commune. Pour cette seule raison, ils méritent d’être relus et revisités, et pas seulement comme des témoignages historiques.

Références

 

Auriac, F., Bernard, M.-C. et Carrière, P., 1969, « Systèmes de culture et conjoncture économique dans le canton de Remoulins (Gard) », BAGF, n° 375-376, p. 503-523.

Auriac, F., Bernard, M.-C., Lochard, E., 1975, « Le changement social dans les campagnes languedociennes », L'Espace géographique, IV, n° 4, p. 239-250.

Auriac, F., 1978, « De la notion au concept de combinaison en géographie » dans Groupe Dupont, Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, Avignon, p. 123-129.

Auriac, F. & Durand-Dastès, F., 1981, « Réflexions sur quelques développements récents de l'analyse de systèmes dans la géographie française », Brouillons Dupont, n° 7, 1981, p. 71-80.

Auriac, F., 1982, « Le pays-territoire », dans Groupe Dupont, Géopoint 82, Les territoires de la vie quotidienne, Avignon, p. 19-45.

Auriac, F., 1983, « Espace et système » Bulletin de la Société Languedocienne de géographie, n° 1-2, p. 35-51.

Auriac, F., 1983, Système économique et espace, Paris, économica, « Géographia », 4.

Auriac, F. & Brunet, R., dir., 1986, Espaces, jeux et enjeux, Paris, Fayard-Fondation Diderot.

Auriac, F., 1986a, « Du spatial et du social : de la géographie aujourd’hui », dans F. Auriac & R. Brunet, dir., Espaces, jeux et enjeux, Paris, Fayard-Fondation Diderot, p. 73-81.

Auriac, F., 1986b, « Région-système. Région et systèmes économiques », L’Espace géographique, XV, n° 4, p. 272-277.

Delamarre, A., Auriac, F., 1991, « Cartographie de l'offre des équipements et des services en France », Mappemonde, n° 4, p. 23-26.

Auriac, F., 1995, « Le Pakistan », ch. 14-16, dans F. Durand-Dastès et G. Mutin, dir., Afrique du Nord, Moyen Orient, Monde indien, Paris, Belin-Reclus, Géographie universelle, p. 384-410.

F. Auriac et V. Rey, dir., 1998, Atlas de France, volume 8 : L'Espace rural, Paris-Montpellier, Reclus-La Documentation française.

F. Auriac et V. Chi Dong, 1998, Villes et organisation de l'espace au Viet-nam, atlas bilingue, Ho Chi Minh Ville, Fahasa.

F. Auriac, 2003, « Analyse spatiale et matérialisme : introspection», Géocarrefour, LXXVIII/1, p. 7-11.

Cauvin, C., 2007, « Géographie et mathématique statistique, une rencontre d’un nouveau genre », La revue pour l’histoire du CNRS [En ligne], 18 | 2007, mis en ligne le 03 octobre 2009, consulté le 11 janvier 2018. URL : http://journals.openedition.org/histoire-cnrs/4131

Cuyala, S., 2015, « L’affirmation de la géographie théorique et quantitative française au cœur d’un moment d’ébullition disciplinaire (1972-1984) », Bulletin de l’Association de géographes français, 92 (1), p. 67-83. <halshs-01185914>

Orain, O., 2001, « Démarches systémiques et géographie humaine », Cours C.N.E.D. dans le cadre de la question d’agrégation Déterminisme, possibilisme, approche systémique : les causalités en géographie, sous la direction de M.-C. Robic, fascicule III, Vanves, CNED, p. 1-64.

Orain, O., 2009, De plain-pied dans le monde. Écriture et réalisme dans la géographie française au XXe siècle, Paris, L’Harmattan, « Histoire des sciences humaines », 427 p.

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Thomas Disch (1940-2008)

J'ai découvert incidemment ce matin que Thomas Disch avait mis fin à ses jours le 4 juillet dernier. J'imagine que son nom n'évoquera rien à la plupart des visiteurs de ce blog, tant sa notoriété n'a cessé de décliner depuis deux décennies. Depuis la publication de sa première nouvelle en 1962, il était devenu l'un des représentants les plus importants de ce qu'on a appelé dans les années 1970 la speculative fiction, mouvance de la SF dédiée à la critique du présent et formellement ambitieuse (à laquelle on rattache des auteurs aussi divers que Harlan Ellison, Norman Spinrad, Jim G. Ballard, Philip K. Dick et bien d'autres). Née dans le sillage de l'esprit contestataire de la fin des années 1960, cette tendance s'est développée en un temps où la science fiction a sans doute connu un climax de diffusion et de notoriété. Au reste, des auteurs comme J.G. Ballard, B. Aldiss et N. Spinrad continuent de faire l'actualité des gazettes littéraires. Jamais ce genre n'a été aussi près de sortir du ghetto qui avait été jusque là le sien que dans les années 1970. En tournant le dos aux épopées galactiques et au roman d'aventure dépaysant, la speculative fiction a pu toucher un public différent du lectorat traditionnel de la SF.
Entre la fin des années 1960 et le milieu des années 1980, Thomas Disch a aussi été un auteur abondamment traduit et fêté en France : après la traduction de quelques textes dans les revues Galaxie et Fiction, la quasi totalité de ses romans et recueils de nouvelles a été éditée entre 1970 et 1985, soit une dizaine d'ouvrages. En 1981, Patrice Duvic lui a consacré une anthologie critique dans la remarquable collection « Le livre d'or de la science fiction » chez Presses Pocket (qui a disparu peu de temps après). Ce sont des années fastes, où les talents de satiriste et de critique socio-politique de Disch rencontraient un large écho auprès d'un certain lectorat français.
Et puis, après 1985 et la sortie du Businessman dans la collection « Présence du futur » chez Denoël, le reflux a commencé, à l'image de la science fiction dans son ensemble — dont le marché s'est lentement rétracté, en France comme ailleurs (notamment au profit de l'Heroic Fantasy, ce cocktail de merveilleux et d'exotisme qui trouve ses racines dans le conte de fées et les romans de C.S. Lewis, Lord Dunsany et Tolkien). Disch lui-même avait commencé une reconversion durant les années 1980, délaissant la speculative fiction au profit d'autres genres à la marge : le roman d'horreur (Le Businessman [1984], Le Caducée maléfique [1991]), la poésie, la critique littéraire... Hormis un recueil d'histoires pour les enfants (Le Vaillant petit grille-pain) et Le Caducée (1992), plus rien n'a été traduit depuis cette époque.
Dans une interview récente, Thomas Disch soulignait que la SF n'avait pas été une vocation pour lui, mais une opportunité considérable à un moment (les années 1960) où elle semblait le lieu de tous les possibles. On peut imaginer que nombreux ont été les jeunes écrivains prometteurs qui ont alors opéré une conversion (au sens bourdieusien) dans un genre socialement émergent et qui offrait des perspectives de réussite symbolique (ou de « carrière », au sens de Everett Hughes) hors des sentiers battus. Ce qu'il a pu résumer ainsi : « Science fiction writers were able to take advantage of the new liberties of the cultureand people didn't notice. One of the advantages of being a science fiction writer, in terms of artistic freedom, is that people don't pay attention to what you do, and so you're free to be audacious. »
Si Thomas Disch est sans doute un symbole de ces auteurs de SF de circonstance, bien d'autres ont connu des trajectoires similaires, avec des reconversions au mitan des années 1980 lorsque le genre a perdu de son aura : Samuel Delany, Robert Silverberg, Somtow Sucharitkul (devenu C.P. Somtow). Et que dire de la parenthèse autobiographique durant laquelle J. G. Ballard a écrit Empire du soleil (1984) et La Bonté des femmes (1991) ?


Les sites sur internet bruissent de spéculations sur les causes de son suicide. Il semblerait qu'il traversait une grave période de dépression, liée à la disparition de son compagnon Charles Naylor en 2005 (ils ont vécu trente ans ensemble) et à des difficultés financières inextricables. Il semble assez évident que les deux dernières décennies ont dû lui donner le sentiment d'un lent déclin de notoriété, au point qu'il ne pouvait plus vivre de son travail d'écrivain.
C'est un énorme gâchis. Thomas Disch est l'un des plus grands écrivains de SF et de fantastique, notamment d'un point de vue littéraire (mais pas seulement). Je dirais même, un peu comme Patrice Duvic, un grand écrivain tout court. Il suffit d'avoir lu certaines de ses nouvelles, comme Casablanca, La Rive asiatique, L'Homme sans idées, etc., pour prendre la mesure d'une plume extrêmement adroite, capable de suggérer des nuances infimes ou au contraire d'installer des climats quasi cinématographiques. J'aurais envie de dire que stylistiquement Disch était un caméléon, capable de lyrisme comme dans son roman-catastrophe Génocides (1965, dont l'épilogue est une pièce d'anthologie), hyper-réaliste dans ses livres les plus politiques (Camp de concentration, 1967 et 334, 1968), d'une causticité jamais démentie dans ses nouvelles et ses romans fantastiques. Quant à Sur les ailes du chant (1979), c'est sans doute son chef d'œuvre : roman total, dans lequel se rencontrent l'ensemble des gammes qu'il a pu faire raisonner ailleurs.
Il faut dire aussi que son insuccès récent et l'oubli de son œuvre a beaucoup à voir avec l'évolution idéologique des pays occidentaux. Thomas Disch était l'archétype de l'écrivain critique, occupé à disséquer un certain nombre de processus sociaux — conditionnement culturel, aliénation, contrôle social — dans des histoires qui sont souvent des paraboles, comme les nouvelles La Cage de l'écureuil et 334, avec son itinéraire à travers un jungle gym (ou cage à poule). Pour autant, on ne saurait parler d'un écrivain à thèse, mis à part dans quelques textes : la richesse du matériau romanesque et l'invention artistique ne sont jamais subordonnées à la livraison d'un message ou d'une analyse. T. Disch aimait les allégories (nombre de ses romans en ont une pour moteur) et les jeux sur les symboles (ainsi sa vision très singulière du paradis dans Le Businessman, avec ses escalators de supermarché). Mais lui-même n'était pas dupe de toutes ces manigances.
Son basculement vers le fantastique et le roman d'horreur dans les années 1980 a correspondu avec une certaine évolution thématique : dans Le Businessman et Le Caducée maléfique, c'est une question métaphysique (l'incarnation du Mal) et non politique qui semble l'inspirer. L'humeur change aussi. Disch massacre à peu près tout ses personnages, avec un acharnement qui laisse songeur (et qui n'avait pas laissé de surprendre à l'époque). La marge d'autonomie et de bonheur que l'intelligence ménageait à ses héros dans ses romans « totalitaires » - à la façon d'Aldous Huxley - (Camp de concentration, 334, Sur les ailes du chant) disparaît, laissant la place à des personnages-girouettes, dont on se demande jusqu'à quel point ils sont manipulés par des forces extérieures ou par un inconscient négatif, quant ils ne sont pas complètement vides de conscience, comme l'effrayant héros du Caducée, Billy.

C'est aussi durant les années 1980 que T. Disch est devenu un essayiste reconnu, auteur de certaines des analyses les plus profondes écrites sur la science fiction et l'imaginaire. Malheureusement, à part un article brillantissime sur Philip K. Dick publié dans l'éphémère revue Science Fiction (n° 5, 1986, chez Denoël), le lecteur exclusivement francophone n'a guère accès à cette facette de l'auteur. Ses textes les plus marquants ont été réunis dans le recueil On SF (2005), sept ans après le magistral The Dreams Our Stuff is Made Of. How Science Fiction Conquered the World (1998), publié chez Simon & Schuster. Ironie de l'histoire et des relations de Disch avec les amateurs de SF, c'est pour cet ouvrage qu'il a obtenu un Hugo (catégorie non-fiction), le prix annuel que les conventions de fans du genre attribuent tous les ans... Or les relations entre T. D. et les amateurs américains (majoritairement conventionnels et peu critiques, et fort peu littéraires...) n'ont jamais été faciles, du fait de sa réputation d'auteur difficile et de ses sarcasmes réitérés envers le genre. Qu'on en juge par ce fragment d'un article de 1975, cité par Patrice Duvic (1981), et qui décrit les lecteurs de SF :

[...] des enfants précoces, des adolescents intellectuellement brillants et une catégorie particulière d’adultes demeurés. Ce que ces lecteurs ont en commun est le besoin d’affirmer la primauté de l’intellect. Le message qui transparaît, conte après conte, est que “cela paie d’être intelligent”. Et ceci est valable quel que soit le niveau littéraire, du plus bas au plus haut. Les rêveries relatives au sexe ou à l’argent sont relativement rares et, quand elles existent, invariablement faibles. L’histoire qui déchire le coeur (ou le cervelet) d’un lecteur de SF est une histoire concernant quelqu’un (et tout spécialement un enfant) qui découvre qu’il possède des Pouvoirs Mentaux Secrets : Les plus qu’humains de Theodore Sturgeon, Les enfants d’Icare d’Arthur C. Clarke, toute l’oeuvre de Van Vogt.

Ce que les fans exigent de leurs héros, ils le saluent tout autant en eux-mêmes et les plus fervents d’entre eux se rassemblent chaque année dans les salles des conventions pour célébrer cette variété de génie insaisissable qui les élève au-dessus de la masse de ceux qui lisent d’autres sortes de camelote. (dans : Le livre d'or de la Science fiction : Thomas Disch, préface, p. 8)

 

À travers cet extrait, le lecteur néophyte aura un aperçu de la manière typique de Disch-l'essayiste, en même temps qu'un échantillon de ses relations sado-masochistes avec les fans du genre (23 ans avant d'être primé pour ce type d'écrit !). Pour autant, c'est aussi un passage particulièrement cinglant qui ne rend pas justice de la diversité et de l'inventivité des analyses. S'il est un domaine dans lequel T. Disch a poursuivi une lecture politique, c'est bien dans ses réflexions sur la SF, notamment dans le merveilleux chapitre « Republican on Mars. Science Fiction as Military Strategy », qui dissèque la fonction idéologique du space opera (le genre « guerre des étoiles ») et son ancrage à droite.


À sa manière, Thomas Disch était l'incarnation en SF d'une forme d'homme de gauche américain: distancié à l'égard des idéologies nationales, rétif à tout embrigadement des consciences (religieux notamment). Durant les décennies 1960 et 1970, il a énormément voyagé, en Europe notamment. On retrouve un écho de cet itinéraire (banal pour un Américain cosmopolite) dans ses grandes nouvelles de l'époque (ainsi dans La Rive asiatique, qui se passe à Istambul).
 

Plutôt que d'épiloguer, il ne me reste plus qu'à vous recommander, si vous en éprouvez la curiosité, d'aller lire Thomas Disch directement, en anglais ou traduit. Les ouvrages encore disponibles en français ne sont pas légion (sauf d'occasion). J'ai répertorié ci-dessous quelques repères bibliographiques, ainsi que des liens vers d'autres sites. Je n'ai pas cité ses recueils de poésie, ne les ayant jamais eus entre les mains.

Ouvrages encore disponibles en français :
Sur les ailes du chant, Folio SF, 2001 (réédition).
Poussière de lune, Denoël, « Présence du futur », 1999 (nouvelles, rééd.).
(avec John Sladek), Black Alice, Rivages, « Rivages Noir », 1993 (roman policier).
Le Businessman, Denoël, « Présence du futur », 1985 (roman d'horreur).
L'Homme sans idées, Denoël, « Présence du futur », 1983 (nouvelles).

Ouvrages majeurs (dans l'ordre chronologique) :
1965, The Genocides, Berkley Books, N. Y. Trad. fr. : Génocides [OPTA, 1970 ; Robert Lafont, « Ailleurs & Demain classiques », 1977; J'ai Lu, 1983 ; Le Livre de poche, 1990]. Toujours disponible actuellement en v.o.chez Vintage Books.
1967, Concentration Camp, London, Rupert Hart-Davis. Trad. fr. :Camp de concentration [OPTA, 1970 ; Robert Lafont, « Ailleurs & Demain classiques », 1978 ; J'ai Lu, 1983]. Toujours disponible actuellement en v.o.chez Vintage Books.
1968. Under Compulsion / Fun With Your New Head, N.Y., Doubleday. Trad. fr. : Poussière de lune, Denoël, « Présence du futur », 1973.
1972. 334, London, MacGibbon & Kee. Trad. fr. : 334, Denoël, « Présence du futur », 1976. Toujours disponible actuellement en v.o.chez Vintage Books.
1976. Getting into Death, London, Rupert Hart-Davis. Trad. fr. : Rives de Mort, eds Henri Veyrier, coll. «Off », 1978.
1979. On Wings of Song, London, Gollancz. Trad. fr. : Sur les Ailes du chant [Denoël, « Présence du futur », 1980 ; Folio SF, 2001].
1981. Le livre d'or de la science fiction : Thomas Disch, Paris, Presses Pocket. Anthologie réunie et présentéée par Patrice Duvic (épuisée hélas).
1982. The Man Who Had No Ideas, London, Gollancz. Trad. fr. : L'Homme sans idées, Denoël, « Présence du futur », 1983.
1984. The Businessman, London, Jonathan Cape. Trad. fr. : Le Businessman, Denoël, « Présence du futur », 1985.
1991. The M. D.: A Horror Story, N. Y., Harper & Collins. Trad. fr. : Le Caducée maléfique [Julliard, 1993 ; Presses pocket, « Terreur », 1999].
1994. The Priest : A Gothic Romance, N. Y., Millenium. Non traduit à ce jour.
1998. The Dreams Our Stuff is Made Of. How Science Fiction Conquered the World , N. Y., Simon & Schuster. Non traduit à ce jour.
1999. The Sub : A Study in Witchcraft, N. Y., Alfred Knopf. Non traduit à ce jour.
2005. On SF. Ann Arbor, University of Michigan Press. Non traduit à ce jour.
2008. The Word of God, N. Y., Tachyon publications, à paraître le 1er août 2008.

Liens :
Wikipédia
Le cafard cosmique
Biographie en français
Nécro dans The Guardian
Nécro dans le New York Times
Une interview très riche (en anglais)
Un hommage d'Elizabeth Hand : le meilleur obituary que j'ai trouvé sur internet

 

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Philippe Pinchemel

    Je viens d'apprendre le décès, hier après-midi, de Philippe Pinchemel. C'est une nouvelle qui me procure une énorme tristesse. Indépendamment de la chance que j'ai eu de l'avoir comme enseignant, j'ai pu au cours de ces quinze dernières années mesurer à quel point il avait joué un rôle majeur dans le décloisonnement de la géographie française. Profondément attaché à l'unité de la discipline et à la réalisation d'une synthèse de ses diverses tendances, Philippe Pinchemel a aussi été l'homme qui a fait traduire Géographie des marchés et des commerces de détail de Brian Berry (1971) et L'Analyse spatiale en géographie humaine de Peter Haggett (1973). A une époque où la géographie française vivait un peu trop repliée sur ses bases linguistiques et ses automatismes cognitifs, ce furent des gestes décisifs pour diffuser une autre géographie. S'il n'en a pas été l'instigateur, il a accompagné les débuts de L'Espace géographique (1971-1972), appelée à devenir la nouvelle revue de référence de la géographie française. Il a dirigé la thèse de Denise Pumain, Contribution à l'étude de la croissance urbaine dans le système urbain français (1980). Il a encouragé de nombreuses recherches novatrices, créé la seule et unique équipe dédiée à l'histoire et à l'épistémologie de la géographie (E.H.GO), publié ou fait publier un nombre considérable d'ouvrages de référence : l'anthologie Deux siècles de géographie française (avec Marie-Claire Robic et Jean-Louis Tissier), la traduction de Traces on the Rhodian Shore de Clarence Glacken, la réédition d'ouvrages tels L'homme et la terre d'Eric Dardel,  Peuples et nations des Balkans de Jacques Ancel ou Noirs et Blancs de Jacques Weulersse.
    Il a publié en 1988 avec son épouse Geneviève une oeuvre-somme, La Face de la terre (publiée chez Armand Colin), qui est l'une des pierres angulaires de la réflexion théorique française. Ils essaient d'y concilier un double programme pour la géographie : étude de l'humanisation de la terre (dans la droite ligne du programme écologique dessiné par P. Vidal de la Blache) à part égale avec un intérêt majeur pour l'organisation de l'espace produit par les sociétés (le programme spatialiste hérité de E. Ullman, W. Christaller et tant d'autres). La seule entreprise équivalente en français est celle élaborée par Roger Brunet dans Le Déchiffrement du monde (1989, rééd. 1999). La contribution théorique de Philippe Pinchemel à la réflexion sur l'espace des sociétés humaines, déjà esquissée dans des articles comme "De la géographie éclatée à une géographie recentrée" (1982), a beaucoup fait pour donner un soubassement global à l'analyse spatiale française. Sa réflexion sur la résilience des formes spatiales (semis de lieux, réseaux, trames d'occupation de l'espace) - qui se perpétuent par delà les systèmes socio-économiques qui les ont produites - est l'un de ses apports les plus intéressants à mon sens. Ses principaux articles ont été réunis en un volume Géographies. Une intelligence de la terre, publié dans l'excellente collection "Parcours et paroles" aux éditions Arguments.
    Philippe Pinchemel était un homme d'une curiosité insatiable. Il y a un peu moins de deux ans, il était présent au dernier colloque Géopoint, consacré à l'avenir de la discipline. Il n'avait rien perdu de son alacrité intellectuelle. Ces derniers temps, on le savait très malade. La camarde semble avoir accéléré son pas. Pour cet intellectuel fidèle à ses convictions catholiques, gageons que ce dernier rendez-vous soit celui d'un juste.

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