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poetique

Gérard Genette (1930-2018)

J'apprends la mort aujourd'hui de Gérard Genette. Philippe Lançon a déjà sorti un très bel hommage dans Libération. Tant mieux, il n'y aura pas besoin d'en rajouter plein d'autres, notamment ici (sinon, ce blog va finir par ressembler à une chronique nécrologique). Dans le numéro 31 de la RHSH, Lucile Dumont a écrit un article très intéressant qui parle notamment de lui (et de Barthes et Todorov). J'imagine que sa thèse doit en dire encore davantage. Lorsqu'elle était venue présenter la première version de son futur article dans le séminaire de Y. Renisio et C. Orozco-Espinel, elle nous avait confié qu'il lui avait été impossible de rencontrer G. G., très réticent peut-être à l'idée de s'épancher devant une jeune sociologue. Pour autant, contextualiser la poétique est utile, ce qu'elle a commencé à accomplir. Mais n'ôtera rien à tous ces livres qu'il a écrits dans les années 1970-80, de Figures III (1972) à Seuils (1984), moment où il a défriché de vastes terrains, souvent dans une perspective étrangement typologisante. Le Genette-analyste d'une œuvre était lui-aussi souvent admirable, encore que d'une manière plus classique, disciplinaire en somme.

J'ai l'intuition que l'homme n'était pas toujours très avenant, lui par ailleurs si drôle et suggestif. De nombreux passages de ses fragments (Barbadrac, 2006 ; Codicille, 2009 ; Apostille, 2012 ; Epilogue, 2014 ; Postscript, 2016) sont vaguement (et même parfois franchement) désagréables, en particulier quand il parle de politique (et notamment de Mai-68). Ce qu'il y a de meilleur selon moi dans ces textes à substrat autobiographique plus ou moins détourné et brouillé survient quand il réfléchit sur la langue, ses usages, ses dérives. On y retrouve alors le très suggestif critique et analyste du langage et de l'expression qu'il a été. On ne peut pas exceller sur tous les tableaux, être à la fois une figure majeure de la critique littéraire française et en même temps un analyste de premier ordre du monde social. La série de ces cinq livres est fascinante, élégante, elle n'en demeure pas moins très en retrait de ce qu'il avait pu faire auparavant.

Ces réserves posées, demeure une œuvre marquante, irréductible à quelques sobriquets comme « structuraliste ». Il y a dans la lecture de bien des textes de G. Genette matière à éprouver le genre de frisson que Nabokov décrit comme le climax de l'acte de lire (reformulation pataude, pas du tout nabokovienne pour le coup). Sa poétique a souffert d'être devenue, débitée en fiches et en glossaires, une nomenclature scolaire que l'on fait ingurgiter aux élèves — c'est un peu le destin tragique qu'on fait subir aux grands défrichages quand on veut les vernaculariser. Raison supplémentaire pour retourner le lire sur pièces ?

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Séminaire Les écritures du géographique, troisième saison

Les écritures du géographique

Séminaire mensuel de janvier 2017 à juin 2017

 

Pascal Clerc, Maître de conférences à l’ESPE de Lyon, EHGO

Olivier Orain, Chargé de recherche au CNRS, EHGO

Muriel Rosemberg, Maître de conférences à l’UPJV, EHGO

Lieu : EHGO-Géographie-cités, 13 rue du Four, 75006 Paris (à l’exception du séminaire du 27 janvier)

 

Ce séminaire entend développer l’investigation des formes savantes de l’écriture géographique en les mettant en contact et en tension avec d’autres formes de textes qui portent également des modalités de connaissance ou de questionnement géographiques (le sentiment paysager, le rapport aux lieux ou à l’espace, le devisement régional, etc.) : l’écriture de fiction sous tous ses registres, mais aussi le texte descriptif, le récit de voyage, l’essai, ou encore les écrits intimes. On fait en effet l’hypothèse que les formes d’écriture savante ne procèdent pas seulement d’un formatage disciplinaire, mais tout autant d’une matrice culturelle dans laquelle s’inscrit l’activité scientifique. Les choix d’écriture du monde savant (dispositifs rhétoriques, références culturelles, postures et genres scripturaires) seront dans cet esprit mis en perspective avec des pratiques d’écritures artistiques (et des réflexions sur ces pratiques) qui leur sont contemporaines.

Les écritures : le pluriel renvoie à la diversité des langages textuel et iconique (photographie, cinéma, cartographie, schématisation) et des dispositifs qui les combinent de façon variée. En ne privilégiant aucun type d’écrit, on vise à centrer le questionnement sur le geste d’écriture en tant que lieu d’élaboration d’une pensée, et sur les relations entre formes d’écriture et conceptualisation géographique. On s’attachera ainsi aux dessous de l’écrit en interrogeant la présence dans le texte des conditions de son élaboration (les marques de l’activité de recherche, de pensée ou d’écriture) ou en explorant un genre comme l’écrit intime (textes de géographes qui n’étaient pas destinés à être publiés, tels la correspondance ou les carnets de voyages).

 

Vendredi 27 janvier 2017 (14h-17h)

Séminaire commun des équipes EHGO et PARIS

Université Paris Diderot, Bâtiment Olympe de Gouges, 8 Place Paul Ricœur, 75013 Paris

Élise Olmedo, Juliette Morel, Flora Hayat, Constance Lecomte

Échanges cartographiques. Usages et créations contemporaines

 

Jeudi 9 mars 2017 (13h-16h)

Olivier Orain

Espace, géographie, écriture

 

Jeudi 6 avril 2017 (13h-16h)

Olivier Orain et Muriel Rosemberg

Sur les écritures de Roger Brunet

 

Jeudi 11 mai 2017 (13h-16h)

Matthieu Pichon

La description de la ville

 

Vendredi 30 juin 2017 (10h-13h)

Dylan Simon

Les écritures ampliatives (Max Sorre, Jean Brunhes et Paul Vidal de la Blache)

 

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Abus de symboles

Je le confesse : je suis en train de devenir allergique aux symboles. Entendons-nous bien. Les mécanismes du cerveau humain reposent sur un régime d'association entre des référents "réels" et une interprétation mentale qui manipule des représentations symboliques. Loin de moi l'idée de prétendre que nous pouvons nous passer de ces dernières. En revanche, en faisant l'hypothèse que le symbole est un circuit court qui nous fait économiser de l'activité cérébrale, je ferais l'hypothèse qu'une sur-symbolisation débouche sur une mutilation profonde de notre potentiel cognitif.
Avant toute chose, il importe de s'appuyer sur quelques éléments de définition, que j'ai été chercher dans le Gradus de Bernard Dupriez :

 
SYMBOLE Le symbole peut se présenter sous trois formes:
 

1. Un texte, auquel son auteur attribue un sens dans le cadre d'une isotopie [c'est-à-dire un système référentiel] plus générale. Il s'établit alors deux niveaux d'isotopie, l'un évident, l'autre symbolique; l'un à la dimension du mot (ou de la phrase), l'autre à la dimension de la phrase (ou de l'oeuvre).

CHANTRE

Et l 'unique cordeau des trompettes marines

APOLLINAIRE, Alcools.
 

Le sens littéral de ce poème, qui ne compte qu'un seul vers, concerne un instrument de musique du XVIIe siècle, appelé trompette marine à cause de sa sonorité, et qui consiste en une guitare allongée, à une corde, employée sur les vaisseaux du roi pour annoncer les repas...

Un autre sens est probable vu qu'il s'agit ici d'un poème. Le titre, chantre, peut désigner le poète ou tout ce qui, dans l'homme, chante. Et est une continuation et relie ce chant à la vie, à tout ce qui précède le poème. Unique convient au monostique (strophe d’un seul vers). Cordeau est aussi la qualité de ce poème « tiré au cordeau », de dimension si étroite. Trompettes proclamation (de la poésie). Marines parce que, comme la mer, la poésie est mouvante, profonde et universelle, mettant les êtres en communication. Le sens symbolique importe plus ici que le sens littéral.

Rem. 1 : on distingue sens ou valeur symbolique et interprétation symbolique (ou interprétation allégorique, anagogique, analogique). L'interprétation des oeuvres littéraires s'effectue couramment par la recherche d'un ou de plusieurs sens symbolique(s). On peut donner à une oeuvre des valeurs de symbole très diverses, à l'aide de la psychanalyse, de la sociologie littéraire, de la symbolique des nombres, etc. Ces valeurs, même si l'auteur ne les a pas cherchées, ne sont peut-être pas moins réelles que celles qu'il avait dans l'esprit. Mais elles restent postérieures à la création, extérieures même à celle-ci peut-être. Une interprétation symbolique dépend entièrement de son auteur, qui est le lecteur, alors que le symbole comme procédé, dépend de l'auteur du texte et demande à être perçu par le lecteur.

            [...]

Rem. 2 Les tropes, par lesquels on remplace un signifiant par un autre peuvent s'opérer notamment à la faveur d'une relation de type symbolique entre les signifiés correspondants (métonymies).

[…]
 

2. Un geste ou un objet auxquels la tradition culturelle attribue un sens particulier dans le cadre d'une isotopie plus générale. Ex. : le salut militaire, l'échange des anneaux lors du mariage, le « signe de la croix », le langage des fleurs, la symbolique des nombres. etc. [...] Dans ce type de symbole, le passage d'un terme à l'autre s'effectue non seulement par analogie, mais encore par métonymie ou synecdoque, voire en vertu d'une pure convention. Ex : la tourterelle, pour la fidélité en amour. Si l'objet symbolique représente un ensemble de valeurs, on parle d'emblème ; s'il indique l'appartenance à une institution, on parle d'insigne.

 

3. Un signe graphique, auquel les spécialistes attribuent un sens dans l'isotopie de leur science ou de leur technique particulière. Exemple : les signes du zodiaque, le code de la signalisation routière, les légendes de déchiffrement des cartes géographiques, ♂ et ♀ pour masculin et pour féminin, etc.

Quand le signe graphique reproduit, de façon plus ou moins stylisée mais sans codification, la forme du signifié, on a un simple dessin et non un symbole : autrement dit, selon la terminologie de Peirce, une icône. Mais il suffit que l'icône entre dans un ensemble de signes analogues, ou qu'elle soit fréquemment utilisée, pour que le signe se simplifie et devienne un symbole iconique. Quand la forme du signifié n'est plus clairement perçue, on a un pur symbole graphique. Ex. ® ou les vignettes des marques de fabrique, des enseignes. […]

Rem. 1 Le mot signe, qui est le générique de la série indice, symbole, etc., reçoit aussi un sens restreint par opposition aux autres termes. On passe du symbole au signe pur par effacement de la relation iconique. Ex. de la tête de taureau, stylisée sous forme de A majuscule tête en bas, perd son signifié à mesure qu'on l'utilise davantage pour désigner un son […]. Les lettres sont des signes. Les chiffres également. En algèbre, a, b, x, y ne sont pas des symboles mais des signes parce qu'ils peuvent représenter n'importe quoi.

[…]
B. Dupriez, Gradus. Les procédés littéraires, p. 436-438.

La symbolisation a pour propriété centrale d'opérer une condensation. Elle effectue un rapprochement entre une entité langagière circonscrite, discrète, aisément épuisable et un référentiel beaucoup plus large, qui peut éventuellement avoir des propriétés antithétiques (ainsi symbole de l'infini). Elle a pour efficace, dans la vie quotidienne, de permettre des raccourcis autour de signifiants partagés, qui n'ont au demeurant pas forcément de signifié propre. "Les éléphants" renvoie immédiatement à un fonctionnement supposé ancien et monolithique du parti socialiste, éventuellement à des dignitaires, mais dont on pourrait difficilement arrêter une liste. Au reste, il est assez improbable que la majorité des utilisateurs du vocable aient une idée très claire du fonctionnement socio-politique interne au PS.
L'autre propriété essentielle du symbole est l'incarnation (bien entendu palliative ou fictive) : dans son usage religieux surtout, mais aussi profane, le symbole est supposé incarner ce à quoi il réfère et par là lui offrir un substitut. Dans la plupart des religions, on s'agenouille devant les symboles religieux en tant qu'ils manifestent par leur présence une réalité supérieure. Dans le monde profane, les mots ont tous une fonction symbolique. En revanche, nul n'est obligé de prêter une valeur sacrée ou réelle à leur fonction référentielle. Pourtant, dans un certain nombre de cas où la symbolisation a consisté à se départir de la dénotation initiale du mot, cette fonction d'incarnation semble renchérie. C'est particulièrement évident pour mon exemple des "éléphants". "Mai-68", "l'islamisme", "l'Europe", etc., sont autant de symboles pour lesquels la dénotation s'est en quelque sorte perdue, au profit d'une connotation - péjorative ou positive. Un usage abondant de symboles me semble le signe d'une pensée magique, qui vise l'adhésion davantage que la justification.
Ce qui précisément constitue l'efficacité symbolique (le raccourci) est ce qui le rend hautement toxique, quand il débouche sur une perte du sens. Combien de choses, de pratiques, de comportements, sont ainsi quotidiennement frappés de dévaluation, voire d'interdit par les mécanismes de la symbolisation ? Et que dire du préjudice des symbolisations publiques ? Je suis exaspéré par des couts-circuits du type "les éléphants" ou "les libéraux" (j'ai pris délibérément deux exemples qui ne ressortissent pas aux mêmes catégories d'utilisateurs). Il en est un autre que j'aimerais un jour travailler plus spécifiquement : le "communautarisme" (comme j'ai précédemment traité du "spatialisme").
Qu'en est-il maintenant du symbole par le geste ? Quand Ségolène Royal embrasse un handicapé ou que Nicolas Sarkozy prononce un discours sur Guy Moquet, on est précisément dans un processus visant une isotopie entre un geste actuel et un ensemble de valeurs : la solidarité, la jeunesse, l'engagement, la vertu... Pourtant, le symbole ne vaut pas action. Mais l'homme politique "moderne" fonctionne davantage dans la symbolique que dans le geste "réel", surtout quand il est question de valeurs. Multiplier les gestes symboliques, c'est comme multiplier les références symboliques : c'est contribuer à vider la vie publique de tout sens enraciné dans une action justifiable. La misère de notre monde tient dans la crédulité générale à l'endroit de ces symboles évidés, dans la complaisance à l'égard de ces captations qui relèvent du théâtre.
(article en chantier, qui est loin d'être terminé)

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Poétique et géographie (ou comment je les ai mariées à ma façon)

Un jour, un ami m’a demandé comment j’en étais arrivé à sympathiser avec deux géographes fort connus, l’un genevois et l’autre montpelliérain-avignonais. Le parcours est assez sinueux j'en conviens, et si vous n'aimez pas les réflexions autobiographiques, je vous déconseille de poursuivre. Le présent texte date d’il y a un an déjà, et la plupart de mes amis l'ont reçu sous forme de mail. J'ai simplement ajouté un paragraphe sur Vladimir Nabokov.

En quatrième, j'avais un professeur de français qui s’appelait Christian Joutard. Ses cours étaient terriblement ennuyeux, mais passionnants aussi, d'une certaine manière. Je crois bien que j'ai découvert l'interprétation auprès de lui : du texte, de l'image... C'est un exercice qu'à l'époque je n'arrivais pas à maîtriser. Je me morfondais des heures à la maison, incapable de trouver des réponses aux questions posées au bas des textes que nous avions à préparer. Je n'étais pas aidé : mes parents sont deux matheux, pas du genre inculte, mais pas des littéraires non plus. En rédaction, M. Joutard m’infligeait régulièrement des D ou des C-, ce qui me mortifiait, surtout quand il lisait ensuite les essais délicieux de certains de mes petits camarades. J'en ai conçu, pour longtemps, le sentiment que je n'étais pas doué pour ce genre d'exercices et qu'il existait une espèce supérieure, les « littéraires », qui possédaient une qualité dont j'étais dénué.

Passent les années, et avec elles monte le désir de compenser mon handicap, de devenir aussi capable qu'un autre dans la compréhension d'un texte. Cela n'avait rien à voir à l'époque, mais c'est aussi le moment où je voulais devenir psychiatre. Il en est résulté que j'étais très attentif à tout ce par quoi mes enseignants de français en arrivaient à commenter un texte. Je crois que j'ai réellement concentré mes facultés d'apprentissage sur cet exercice, avec une difficulté majeure, qui était l'absence d'un discours explicite sur comment il fallait faire. C'est dans ces années que j'en suis venu à considérer tout texte littéraire comme une énigme dont il fallait que je trouve la clef. C'était peut-être illusoire, mais l’exercice a été fécond, il me semble, à la longue. Cela ressemble étrangement à ce que mon maître saint Thomas Kuhn dit de l’apprentissage scientifique en général ! J'ai aussi bénéficié de la diversité parmi mes enseignants successifs, qui m'ont tous apporté quelque chose. De la quatrième à la terminale (deux profs hommes encadrant mes trois formatrices), je suis passé du statut d'élève médiocre en français à celui de quasi premier de la classe. En dissertation, cela a été très vite : j'ai toujours eu des facilités dans l'exercice. Cela m'a même valu un 18 au bac. En commentaire, il a fallu un long labeur. Je n'étais vraiment pas armé à la base pour l'exercice. Cette histoire me fait douter du caractère inné de nos facultés. Quand on veut très fort quelque chose et qu’on y travaille longtemps, le labeur finit par payer.

 

Autre détail, en apparence anodin : j’ai lu Pnine de Vladimir Nabokov alors que j’étais en troisième. Ce livre a été un choc. Dans les années qui ont suivi, j’ai lu la quasi-totalité de l’œuvre romanesque de ce monsieur, et l’ensemble de ses cours et essais littéraires. Même si nos vues politiques ne pourront jamais se rejoindre, pour le reste il a été une sorte de parrain pour moi. Pendant quinze ans au moins, j’ai aspiré sa manière comme un buvard s’emplit d’encre. En première, j’ai acheté l’essai que Maurice Couturier lui avait consacré aux éditions l’Âge d’homme en 1979. Et là, nouveau choc : j’ai découvert la critique littéraire structuraliste et tout particulièrement Gérard Genette, par l’entremise de cette étude. C’était très difficile à lire pour un adolescent de seize ans, mais j’ai été attiré par la poétique comme un papillon par une bougie. En outre, il existe une compatibilité fondamentale entre les structuralistes français et Nabokov dans la façon de concevoir la littérature. L’origine est d’ailleurs commune : c’est le formalisme russe et la revue Viékhi (les jalons), matrice qui a engendré Tynianov, Chklovski, Jakobson et les plus grands écrivains russes du XXe siècle, Biélyï, Nabokov, Zamiatine, Olécha, Tynianov (encore), etc. Grâce notamment à Tzvetan Todorov, la tradition critique est assez bien connue chez nous. En revanche, sorti de Vladimir Vladimirovitch, plus connu par sa carrière américaine et Lolita que par ses œuvres russes, les écrivains formalistes russes sont peu lus et peu connus. On leur préfère l’inspecteur de police Dostoïevskiï et le diacre Soljénitsyne, des moralistes en somme, pas ou peu des artistes.

C'est surtout à partir de la terminale que ma faculté de commentaire a commencé à voler de ses propres ailes. Je n'ai jamais fonctionné comme un « vrai » littéraire, en ce sens que je ne rendais pas des pièces sobres, sèches, inspirées, mais des machins longs, fluviaux, avec des masses de « preuves » et une terminologie intuitive. Je me souviens ainsi de l'énormité d'un commentaire du poème Clown de Michaux en hypokhâgne. Lors de ma première khâgne, j'ai accompli ce que je considère comme ma première réussite significative : décrypter un poème réputé hermétique de Joachim Du Bellay. Il faut dire que j'ai eu la chance cette année-là d'avoir un condisciple qui était vraiment un grand commentateur, David Ben Soussan, et d'avoir pu tirer des leçons de sa manière de faire. Le résultat est que, à la fin de ma seconde khâgne, avec deux amis futurs normaliens, nous nous amusions comme des jeunes Turcs sur les oeuvres au programme : Racine, Molière, Sartre, et surtout Rousseau et Ernest Renan (pour celui-là, le but était de montrer comment il se noyait dans ses contradictions). Il y avait entre nous ivresse et émulation.

J'ai intégré l'ENS de Fontenay-Saint-Cloud. Le hic, c'est que je l'ai intégrée dans l'option histoire-géographie. Après le bac, toujours à mon complexe d'infériorité à l'égard des « vrais littéraires » et parce que je n'avais pas fait de latin, je me suis engagé dans un cursus d'histoire. J'avais toujours excellé dans cette discipline, je l'aimais bien (sauf quand il fallait lire des livres). Sauf qu'il m'a fallu faire aussi de la géographie, cette matière un peu ennuyeuse, surtout avec l'émergence post-bac du commentaire de carte et de la géomorphologie. Deuxième embûche : le professeur d'histoire en khâgne était la personne la plus rébarbative de la terre. Mes six heures par semaine dans ses classes représentaient un calvaire de plâtre. En revanche, en géographie, les enseignants étaient dynamiques et leurs cours intéressants. Il y en avait un pour le commentaire de carte et un pour le programme « commun » de géographie. Avec ce dernier, j'ai fait pas mal de choses à l'extérieur du lycée : des randonnées, des soirées. C'était un homme jeune, et qui lors de ma deuxième khâgne a décidé de me mettre au travail dans sa discipline. Après une sale note au premier devoir sur table, il m'a enjoint de prendre les choses au sérieux, en jouant sur mon orgueil et nos relations amicales. Il m'a surtout fait lire de la géographie. LIRE de la géographie ! Cet entraînement spécifique n'a pas tardé à porter ses fruits, comme à chaque fois qu'il y a un obstacle à franchir. Et ce que mon enseignant n'avait pas mesuré, c'est qu'il m'a rendu sa matière attrayante, qu'il m'a fait découvrir des auteurs qui sont devenus mes premières admirations géographiques, au premier chef Roger Brunet, pour qui mon estime intellectuelle ne s’est jamais démentie. Je dois dire aussi que cet enseignant, Gabriel Weissberg, était exceptionnellement bon. Il avait une façon hors du commun d'aller à l'essentiel. Très nonchalant, il donnait l'impression de se moquer de tout, mais en fait ses cours étaient ce qu'on pouvait faire de plus fin, de plus nuancé, de plus ad hoc sur les questions posées. Je lui suis très reconnaissant de m'avoir fait décoller, mais je lui en « veux » un peu aussi, parce que j'ai imaginé que tous les géographes seraient comme lui ou Roger Brunet ! Et donc, écoeuré "par" l'histoire et regonflé par l'espace, j'ai décidé de devenir géographe. C'est mon prof de philosophie qui a été surpris, lui qui m'aimait bien aussi et me considérait comme un esprit plutôt spéculatif. Mais c'était un homme qui respectait profondément les choix et les idées des autres, quand bien même il ne partageait pas les unes ou ne comprenait pas les autres.

Pendant mes années à l'ENS, j'ai donc suivi un cursus de géographie : licence, maîtrise (à Paris I), agrégation (à l'ENS), DEA (à Paris I). Il n'a pas fallu un semestre pour que je découvre une toute autre géographie : ennuyeuse, professée par des fumistes, scholastique, etc. Au premier semestre de licence, j'avais plus de 20 heures, dont 18 à mourir d'ennui. Je n'arrivais pas à lire une ligne de ces manuels en plâtre qu'on nous recommandait. Heureusement qu’il y avait, outre les cours à l’ENS, Nicole Mathieu, Philippe Pinchemel et Emmanuel Gu-Konu. Pendant mes trois premières années, je n'ai pas fait grand chose, y compris l'année de l'agrégation. Je haïssais la géomorphologie et la géographie humaine me semblait complètement creuse. J'avais d'ailleurs un problème : je n'arrivais absolument pas à voir ce qui donnait une identité de science à cette matière accumulative, à cette fatrasserie encyclopédique. L'année d'agrégation a été un calvaire. C’était bien avant l’heureuse réforme de 2001. Je me contentais d'assister aux cours, et encore, pas tous. En revanche, je me suis définitivement réconcilié avec l'histoire cette année-là : nous n'avions que des cours excellents, avec les meilleurs spécialistes des questions au programme. Entre l'écrit et l'oral, j'ai fait pour mes petits camarades un topo sur la littérature russe entre 1900 et 1940, qui m'a permis enfin de renouer avec mes deux amours : la critique littéraire et la littérature russe (l'une des questions au programme était « Russie-URSS, de l'abolition du servage (1861) à l'opération Barbarossa (1942) » : encore une de mes veines). Et je me suis juré que je ne ferais jamais plus de géographie en recherche, si jamais j'avais l'agrégation. La crise a continué pendant les débuts de mon DEA. J'en avais choisi un qui s'intitulait « Analyse théorique et épistémologique en géographie ». C'était autant de gagné par rapport à la géographie mainstream. Outre la littérature, le russe et le commentaire de texte, la philosophie faisait partie des choses que j'aimais pratiquer.

 

C'est là que j'ai rencontré Marie-Claire Robic, ma future directrice de thèse, l'une des personnes qui ont le plus compté dans ma vie, modèle, source d'inspiration, etc. Outre que j'ai immédiatement adhéré à ce qu'elle racontait, il se trouve qu'elle organisait des séances durant lesquelles nous commentions des textes de géographes. C'était facile et agréable pour moi, qui avait passé mon adolescence à apprendre à commenter. Ensuite, je suis parti en Russie, avec dans l'idée de faire une thèse sur les récits de voyage en Sibérie au XIXe siècle : un stratagème pour échapper à la géographie ! Mon séjour là-bas m'a terrorisé. C'était le début de l'ère Eltsine. Je ne retrouvais plus le doux pays brejnévien (!) de mon adolescence. Je n'avais pas envie de retourner tous les ans dans ce chaos déliquescent, où les tracasseries administratives étaient restées aussi ubuesques, mais où le spectacle de la misère était omniprésent. Faire une thèse sur le délabrement du pays eut été la seule chose décente. Mais je ne suis pas économiste et je ne voulais pas faire de la géographie de terrain. J'ai tourné casaque. En plus, à mon retour, j'ai eu le choc d'une leçon d'anthologie que nous prodigua Jean-Louis Tissier : une comparaison entre Zola et Vidal de la Blache qui était absolument lumineuse. J'ai décidé de travailler sur la géographie française et de lui appliquer ce que je savais faire : des commentaires de texte. Je ne rentre pas dans les détails des années 1992-1997, durant lesquelles ce projet n'était qu'une velléité (il y a eu le travail, la vie de couple, le bébé, les 2 ans à l'étranger, la maladie au retour). 

À l'été 1997, Marie-Claire Robic m'a enrôlé pour un colloque qui devait se tenir à Sion (Suisse). Là, je me suis retrouvé au pied du mur. Les piles marmoréennes d'ouvrages de géographie devaient produire quelque chose, sinon j'étais un homme mort. Et elles ont produit. Produit à propos d'auteurs, produit un « sens de l'histoire » (hum). Je me suis mis au travail. 1997-2003 : travail intermittent, au rythme des colloques d'abord, puis des grandes vacances, puis, après avoir décroché un détachement au CNRS, travail de longue haleine, intense. Et les écrits des géographes francophones sont devenus ma façon d'appliquer ce que j'avais acquis durant mon adolescence. Particulièrement, les textes énigmatiques, les travaux difficiles, sont devenus un challenge. Parmi ceux-là, deux noms surnagent : Franck Auriac, l'auteur d'une thèse fascinante « sur » le vignoble languedocien découverte pendant mon année de maîtrise ; et Claude Raffestin, immense géographe genevois, qui se trouve être également l'un des plus grands théoriciens de la géographie francophone. Entre autres choses, je leur ai finalement consacré une moitié de chapitre de ma thèse, le dernier, dans lequel figuraient deux monographies de leurs productions respectives. Ils ne sont pas les deux seuls auteurs sur lesquels je me suis longuement arrêté : on peut voir mon travail comme une succession de monographies partielles. Mais ils sont les seuls auteurs vivants sur lesquels j'ai fait un travail de "corpus" et auxquels j'ai pu adresser ma thèse. J’en ai également envoyé un à Roger Brunet (et à quelques autres) mais il n'y a pas vraiment de monographie sur lui dans ma thèse. Il est très présent, mais de manière plus diffuse. Un jour, j’écrirai un livre sur l’œuvre de Roger Brunet. 

Petit à petit, je me suis réconcilié avec la géographie. Grâce à ces quelques-uns qui m'ont redonné foi dans les géographes, outre les trois sus-cités et mes profs de khâgne (Gabriel Weissberg et Jean-Marc Pinet), outre Marie-Claire, Jean-Louis Tissier et Nicole Mathieu, certains géographes. Faut-il des noms ? Beaucoup de Dupont, surtout le noyau ancien (si je commence à citer et que j'en oublie, je pourrais me faire des ennemis !), Philippe Pinchemel, Denise Pumain, Thérèse Saint-Julien, Bernard Debarbieux, Catherine Rhein, Georges Bertrand, Vincent Veschambre, Vladimir Kolossov, Fabrice Ripoll, quelques autres. Il y a aussi tous ceux que je n’ai pas encore lus et que je ne pourrais donc évoquer. 

Je pense que je suis d'abord et avant tout un clinicien — et c'est là qu'on retrouve la psychiatrie. J'essaie de rentrer dans la pensée de quelqu'un, de la comprendre, de la faire fonctionner de l'intérieur. Rien n'est davantage victorieux pour moi que de comprendre des développements qui m'étaient inaccessibles à priori, des raisonnements étrangers à ma façon de penser. Me décentrer pour saisir le point de vue de l'autre, dans sa différence radicale et irréconciliable. L'écrit d'autrui est ma base principale, jusqu'à présent, avec cette commodité du précipité que l'on peut exciper pour l'exhiber, pour que ce que l'on affirme ne soit pas qu'une glose invérifiable.

Je pense que ce qui m'aide pas mal dans la vie est d'avoir été reconnu comme "juste" par certains de ceux que j'ai essayé de comprendre. C'est d'ailleurs tout à la fois gratifiant et une malédiction : nombreux sont ceux qui n'aiment pas qu'on les dénude...

 

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