Voici une version hybride du texte (modifications + certains passages retranchés). Je rappelle que la question de la pertinence géographique du label est essentielle ici :
Le terme de constructivisme désigne une posture philosophique pour laquelle toute réalité n’est connaissable qu’à travers des catégories préalables. Notre monde serait toujours pré-construit par des filtres, des grilles de lecture, des systèmes de représentation ou des façons d’agir qui configurent notre inscription en son sein et nos interactions avec lui. Le terme de constructivisme est devenu depuis deux décennies une sorte de porte-étendard pour de nombreux praticiens des sciences sociales. À ce titre, il désigne à la fois le refus d’une réalité sociale naturalisée en un état de chose immuable — et partant non révisable — par un discours officiel (religieux, étatique, bourgeois, scientifique…) et une volonté de rupture avec des épistémologies antérieures des sciences humaines (le fonctionnalisme et le structuralisme, conçus comme des avatars du positivisme). Les travaux de penseurs ayant déconstruit, à la suite de Friedrich Nietzsche, les systèmes de catégorisation de la pensée occidentale (Michel Foucault, Jacques Derrida), ont joué un rôle décisif dans la cristallisation du constructivisme comme posture épistémologique. On peut penser qu’il est devenu aujourd’hui une épistèmé dominante dans la pensée occidentale, à l’exception des sciences de la nature.
À bien des égards, le constructivisme est une forme d’anti-réalisme. L’idée que l’on ne peut en aucun cas accéder directement à la réalité en soi est un point commun à tous les constructivismes actuels. Ce faisant, on se situe dans le sillage de traditions plus ou moins anciennes, qui ont pour caractère partagé d’avoir été longtemps discréditées. On pourrait mentionner la sophistique et la fameuse formule, attribuée à Protagoras, qui veut que « l’homme est la mesure de toutes choses ». Elle est relue aujourd’hui comme l’affirmation qu’il n’existe pas pour l’homme de savoir non humain, c’est-à-dire dégagé des systèmes anthropologiques de représentation, qui servent autant à fabriquer la connaissance qu’à la transmettre. À ce titre, le constructivisme est avant tout une forme héritée du nominalisme médiéval : le réel est trop divers, trop multidimensionnel, pour que nous puissions l’appréhender en tant que tel. Nous usons de discrétisations, de filtres, de schèmes intellectuels, etc., pour tailler dans le réel un monde vivable et à notre mesure. La langue que nous parlons, qu’elle soit véhiculaire ou spécialisée, contribue énormément à cet effet de crible qui fait de l’infini chaotique qui nous entoure un monde stable et rassurant. Le constructivisme au sens de Jean Piaget était une forme de nominalisme réactualisé. Le « réalisme interne » d’un Hilary Putnam a plus qu’un air de famille avec cette position. Le philosophe américain Nelson Goodman est sans doute celui qui est allé le plus loin dans cette conception avec sa théorie pluraliste des « mondes possibles ». Thomas Kuhn l’a appliquée au fonctionnement des sciences dans son fameux livre La structure des révolutions scientifiques.
À ceci s’ajoute un autre argument, développé par la tradition pragmatiste américaine (William James, John Dewey), qui suggère qu’une représentation de la réalité tire sa stabilité de son efficacité dans l’action : avoir une théorie évolutive des obstacles permet à l’automobiliste sobre de survivre sur les routes ; considérer les banlieues à problème comme des ghettos dans le cadre d’une politique d’endiguement policier fonctionne tant que l’on arrive à conforter l’idée que les problèmes et les populations circonscrits ne pourront pas se propager… Le pragmatisme ouvre la voie à un constructivisme épistémologique : une théorie scientifique est vraie et fonctionnelle dans la mesure où elle obtient des succès par les actions sur le réel qu’elle rend possibles, et ce sont ces succès opérationnels qui fondent sa légitimité. La physique newtonienne a longtemps été considérée comme vraie par son pouvoir explicatif et par le nombre immense d’applications techniques qu’elle a rendu possibles. Là encore, on retrouve Thomas Kuhn, et l’idée que le succès d’un paradigme tient à sa capacité à résoudre des énigmes (puzzles) que la communauté scientifique pose à propos du monde naturel.
Plus radical, et partant bien plus rare, serait un constructivisme ontologique, qui nierait l’existence du réel tant que nous ne l’avons pas — à tout le moins — imaginé. C’est pourtant à ce niveau ontologique que le nominalisme ou le constructivisme sont souvent dénoncés par des réalistes comme une forme de relativisme, c’est-à-dire un scepticisme radical quant à notre capacité à avoir prise sur le réel ou à accéder à des vérités, fussent-elles provisoires. Bien peu de penseurs se sont réclamés du relativisme (Richard Rorty, Peter Hacker), tant le caractère auto-réfutant d’une forme simpliste de cette doctrine est évident : s’il n’y a pas de vérité, alors l’affirmation « il n’y a pas de vérité » est elle-même intenable… En revanche, on a vu émerger depuis les années 1970 diverses formes d’anti-réalisme qui mettent l’accent sur les aspects non rationnels (i.e. ne reposant pas sur une vérification ou une falsification expérimentales) de la production de connaissance : consensus collectif pour David Bloor et le « programme fort » de sociologie des sciences, caractère contingent de certaines découvertes scientifiques (qui doivent s’accommoder de conditions matérielles annexes mais déterminantes) dans le livre fameux d’Andrew Pickering, Constructing Quarks (1986), etc.
L’irruption d’explications sociologiques ou matérialistes pour évaluer le succès d’une big theory scientifique a généré une rupture persistante entre d’un côté scientifiques et philosophes « naturalistes » et de l’autre côté épistémologues et sociologues « constructivistes ». À ceci s’est ajoutée une forme de scepticisme quant à la neutralité idéologique des travaux scientifiques, qui s’est tout particulièrement appliqué à des domaines comme la médecine, la psychiatrie, et plus encore les sciences sociales, mettant en valeur l’effet normatif des catégorisations et leur effet en retour sur les populations catégorisées. Aussi Ian Hacking propose d’appeler constructionnisme social plutôt que constructivisme cette posture complexe. Elle implique tout à la fois une remise en cause des effets d’autorité dans la production scientifique, une posture sociologique plutôt interactionniste (un accord se stabilise progressivement par des négociations au sein d’un système d’acteurs — qui ne sont pas tous savants), un nominalisme focalisé sur les processus de « construction sociale » des objets de connaissance, et un refus de se prononcer sur la valeur de vérité et la stabilité des « découvertes ».
Le constructivisme n’est pas substantiellement étranger à la géographie : dès les années 1930-1940, des géographes américains ont adopté une posture pragmatiste qui s’est diffusée dans la discipline avec l’explosion du planning (aménagement régional) et de la géographie théorique et quantitative (années 1950-1960). Pour Edward Ullman, par exemple, c’est le chercheur qui définit une situation d’enquête sur les interactions spatiales, en fonction d’objectifs cognitifs et opérationnels qui ne s’imposent pas intrinsèquement (cf. Ullman, 1980). À l’exception notable d’un Jean Gottmann, ce pragmatisme américain a longtemps rebuté les géographes français, notamment ceux qui se sentaient concernés par les enjeux disciplinaires de l’aménagement (Pierre George, Jean Labasse).
En revanche, on constate en France une synchronie entre la diffusion de la géographie théorique et quantitative, l’émergence d’une critique du réalisme de la géographie classique et un attrait nouveau pour une géographie « utile », c’est-à-dire susceptible d’aider à l’élaboration d’un monde « tissé de régions heureuses » (William Bunge). En effet, les années 1970 ont été le théâtre de bouleversements décisifs dans la géographie hexagonale, dont l’un des points d’orgue fut le colloque Géopoint de Lyon, en 1978, Concepts et construits dans la géographie contemporaine. Si l’élaboration d’une critique du réalisme géographique a surtout été le fait de quelques auteurs (Claude Raffestin au principal, mais aussi Jean-Bernard Racine et quelques autres), l’émergence d’un constructivisme « positif » fut largement œuvre commune, nourrie des lectures philosophiques des nouvelles générations (Gaston Bachelard, Jean Piaget, Louis Althusser). Pour autant, nombre d’acteurs de l’époque se revendiquaient principalement du positivisme (il s’agissait d’élaborer des lois de l’espace) et du matérialisme historique, et l’utilisation du terme « construit » provient d’une traduction littérale de l’anglais construct (modèle), plutôt que d’un fonds strictement piagétien.
Dans la pratique empirique, ce constructivisme s’est nourri des problèmes soulevés par le développement de la statistique multivariée : à une époque où le traitement des données était extrêmement long et fastidieux, le problème de leur sélection en fonction d’une problématique de recherche se posait de manière presque évidente. Plus généralement, pour les générations nouvelles, l’idée d’une immersion dans un « sujet » ou un terrain sans hypothèses explicites et projet d’élucidation a paru de plus en plus intenable. Dès lors, l’exigence problématique (Orain, 2003) a peu à peu gagné l’ensemble du champ disciplinaire (grosso modo en une vingtaine d’années). À plus d’un titre, la thèse de Franck Auriac, Système économique et espace. Un exemple en Languedoc (soutenue en 1979) apparaît comme le prototype d’un nouveau régime de la recherche, que l’on peut qualifier a posteriori de constructiviste. L’idée de relire la trajectoire du vignoble du Languedoc comme celle d’un système socio-économique en contradiction avec le méta-système du capitalisme français donne lieu à une formulation dès l’introduction et à son explicitation (ou traduction) progressive, dans un style épistémologique qui s’inscrit en rupture par rapport aux codes et opérations cognitives de la géographie régionale française. Au-delà de cet exemple, la plupart des auteurs se réclamant de la théorie systémique ont pu, dans le sillage de Jean-Louis Le Moigne, se réclamer d’un constructivisme opérationnel.
En parallèle, l’émergence d’une géographie anthropocentrée s’intéressant au « vécu », aux « représentations », au « bien-être », à la « justice spatiale », sous l’égide d’auteurs extrêmement divers, va également remettre en cause l’idée que les « réalités objectives » sont accessibles à (ou simplement intéressent) la géographie. La géographie des représentations (Armand Frémont, Antoine Bailly) n’a pas été en reste pour critiquer l’idée de réalités géographiques données. Mais c’est moins dans le foisonnement de courants des années 1980 que dans l’avènement global d’une géographie des territoires durant les années 1990 que se précise un style constructiviste propre à cette mouvance. C’est alors que diffusent dans la géographie française des thématiques typiques (jeux d’acteurs, construction sociale des territoires, négociation des représentations urbaines, etc.). Divers courants fréquemment associés aux constructivismes actuels, tels l’interactionnisme, l’ethnométhodologie, la sociologie de la traduction, etc., ont une influence sur les géographes du territoire. Ceci explique pourquoi c’est dans cette mouvance que s’exprime le plus vigoureusement quelque chose comme un « constructionnisme géographique ».
Peut-on au final parler d’un basculement de la communauté des géographes du réalisme au constructivisme ? Il y a sans doute plutôt coexistence que substitution, et une gamme de positionnements très divers, la plupart du temps implicites. Et ceci ne vaut pas que pour la France, tant on s’est habitué à ne retenir des géographies anglo-saxonnes que leurs avant-gardes.
Références bibliographiques générales :
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Fornel, M. de, et Lemieux, C., dir., Naturalisme versus Constructivisme, éds de l'EHESS, coll. « Enquête », 2008.
Goodman, N., Manières de faire des mondes [trad. M.-D. Popelard], Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992.
Hacking, I., Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ? [trad. B. Jurdant], Paris, La Découverte, « Textes à l’appui / anthropologie des sciences et techniques », 2001.
Keucheyan, R., Le constructivisme, des origines à nos jours, Hermann, coll. « Société et pensées », 2007.
Kuhn, T. S., La structure des révolutions scientifiques, [trad. L. Meyer ; éd. originale : 1962, rééd. 1970], Paris, Flammarion, « Champs », 1983.
Le Moigne, J.-L., Le constructivisme, t. 1 : « les enracinements » ; t. 2 : « épistémologie de l’interdisciplinarité », L’Harmattan, « Ingénium », 2001.
Putnam, H., Raison, vérité et histoire [trad. A. Gerschenfeld], Paris, Minuit, « Propositions », 1984.
Schmidt, S. J., Pour une réécriture du constructivisme. Histoires et discours, [trad. : E. Kimminich et F. Le Bouter], L'Harmattan, 2007.
Références géographiques :
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Groupe Dupont, Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, Avignon, 1978.
Lussault, M., « Constructivisme », dans J. Lévy et M. Lussault, dir., Dictionnaire de la géographie et des espaces en société, Paris, Belin, 2003, p. 200-202.
Orain, O., Le plain-pied du monde. Postures épistémologiques et pratiques d’écriture dans la géographie française au xxe siècle, thèse de doctorat sous la direction de Marie-Claire Robic, Paris, université de Paris I Panthéon Sorbonne, 2003. À paraître à l’Harmattan dans une version abrégée.
Raffestin, C., Pour une géographie du pouvoir, Paris, LITEC, 1980.
Raffestin, C., « Théories du réel et géographicité », EspacesTemps, n° 40-41, 1989, p. 26-31.