Je profite d'en avoir fini avec mes conférences de master première année pour revenir sur les semaines passées et annoncer quelques actualités. Premier billet, centré sur l'histoire de la géographie russe et ses praticiens.
Je suis allé à Moscou du 16 au 22 août dernier pour participer à une conférence régionale de l'Union géographique internationale (UGI). C'était la première fois que je participais à ce genre de grande messe, ayant pratiqué le dialogue interdisciplinaire davantage qu'international ces dernières années. Il s'agissait de rencontrer des collègues, russes en particulier. Depuis la publication en 1996 de « La géographie russe (1845-1917) à l’ombre et à la lumière de l’historiographie soviétique » dans l'Espace géographique, je n'ai jamais renoncé à la perspective de retravailler un jour sur l'histoire de la géographie russe. Mais la tâche est tellement énorme qu'elle ne me semble pas pouvoir être le fait d'un individu isolé. J'avais espéré un temps que Marina Frolova, qui a fait une thèse sur l'objet Caucase dans la géographie russo-soviétique, pourrait être une force motrice dans un projet de ce genre. Cela n'a pas été le cas car elle est passée à autre chose. Aussi, j'avais le souci de mettre à profit ce séjour pour rencontrer les collègues que la thématique intéresse.
C'est peu de dire que ces attentes ont été déçues. J'ai assisté à un certain nombre de sessions de la commission « histoire de la géographie », toutes présidées par l'inamovible Alexeï Postnikov. Ce qui fut présenté par des collègues russes avait un caractère très descriptif et dénué de toute problématique ou esprit critique. Il s'agissait de célébrer les travaux et les jours de géographes et explorateurs du passé, en relatant par le menu leurs faits et gestes, les enjeux matériels de leur travail, en présentant aussi un certain nombre de réalisations, cartographiques pour l'essentiel. Je me souviens en particulier d'une présentation très monotone d'une collection de cartes européennes réalisées entre le XVe et le début du XVIIIe siècle qui figurent des toponymes et ethnonymes comprenant le terme "tartar" (ou "tatar"), qui a duré trois quarts d'heure et a consisté exclusivement en une présentation de documents, avec un commentaire centré sur la position relative de ce nom. Il n'y avait aucune réflexion sur les enjeux politico-historiques ou cognitifs de cette désignation. Autre déception, une communication centrée sur la figure ô combien essentielle de Dmitriï Nikolaïévitch Anoutchine, qui était aussi riche de contenu qu'un exposé d'élève de collège. Par ailleurs, la teneur des "débats" a montré qu'il était toujours aussi difficile aujourd'hui d'examiner des enjeux sociaux et idéologiques quand on aborde ce passé scientifique. Le chairman a fait montre d'un nationalisme assez confondant, multipliant les formules qui ancraient les hommes du passé dans un commun (ainsi l'usage du possessif "notre" dont l'insistance vient souligner l'importance patrimoniale des "hommes remarquables" - zamiétchatel'nyïé lioudi - du passé : "notre grand géographe", "notre universitaire", "il est des nôtres"). D'ailleurs le mouvement de jeunesse poutinien est souvent appelé "nachi" (les nôtres), ce qui est une façon très russo-soviétique d'afficher un nationalisme ombrageux en quelque sorte invisible à lui-même, puisqu'il n'a même pas besoin d'user d'autre chose que d'un possessif d'une banalité limpide.
Je me suis laissé dire que mon sentiment avait été ressenti dans d'autres sessions, en tout cas en ce qui concerne les énumérations descriptives plates. Sans doute peut-on interpréter l'impression de stagnation (sinon de régression) que donne la géographie russe par la crise particulièrement sévère que traversent l'université et la recherche russes depuis plus de deux décennies. Si certains secteurs du développement national ont connu un redressement spectaculaire, il n'en va pas de même pour des activités dont la valorisation économique est faible, ce qui est particulièrement le cas pour la production de savoirs gratuits. Dans ces conditions, comme me l'a confirmé Vladimir Kolossov, plus personne ne peut se permettre de concentrer son travail sur une activité aussi dénuée d'enjeu que l'histoire de la géographie. Restent quelques retraités longuement durcis dans un moule soviétique et des jeunes étudiants que l'on bizute en leur faisant prononcer des exposés sur les vieilles gloires de "notre histoire" (enfin, la leur...). Ce n'est déjà pas facile de faire de l'histoire des sciences dans un pays aussi bien doté que la France, alors en Russie, après trente ans de difficultés considérables, il n'y a rien de surprenant. Rétrospectivement, c'est ma naïveté et mon enthousiasme initiaux qui me posent question. Encore fallait-il aller voir.
Reste le nationalisme. J'ai la faiblesse de penser que la culture et l'habitude de travailler à des sujets complexes constituent des garde-fous non pas systématiques mais néanmoins tendanciellement efficaces. Je n'ai pas eu suffisamment d'occasions de parler de manière approfondie avec des collègues russes durant ces quelques jours (ce séjour était trop court et insuffisamment immersif pour ce faire) pour pouvoir me faire une idée précise. Mais en tout cas j'ai pu constater que le réflexe "nachi" était là aussi chez des "savants", en particulier âgés. Effet d'une marginalisation sociale particulièrement cruelle ? C'est difficile à dire. Le 20 août, j'ai participé à une visite en autocar de la ville avec un public constitué quasi exclusivement de russophones (car le guide ne parlait pas d'autre langue). C'était supposé être une excursion scientifique avec un conférencier prisé. Pourtant, mis à part quelques considérations géomorphologiques assez sommaires, le propos de ce monsieur a consisté essentiellement à désigner des lieux, à rappeler le passage de "notre grand homme" (écrivain, savant, prêtre ou dignitaire soviétique, etc., illustre) à tel endroit (fût-ce anecdotique), ou encore à relater longuement la renaissance de tel ou tel lieu de culte. Lors de la visite du magnifique couvent de Novodiévitchi, sa principale activité a consisté à permettre à ceux qui le souhaitaient d'aller se recueillir à l'intérieur des églises, ayant d'emblée annoncé qu'il n'aurait pas le droit de nous faire un exposé (qui de toute façon aurait été factuel et sans intérêt). La bigoterie du bonhomme a d'ailleurs fini par lasser la plupart des participants, qui l'ont envoyé sur les roses à sa énième proposition de visiter une église de quartier. Le développement urbain de la ville n'a jamais été évoqué, sinon dans des formulations très sommaires. Au moment de passer devant une mosquée, le guide nous a déclaré en substance : « Aujourd'hui, il y a deux millions de musulmans à Moscou (sur 12 millions). C'est un vrai problème. Bon, il nous faut nous montrer tolérants... » Il y avait par ailleurs un Ukrainien dans le groupe, très discret et réservé. Au moment de remonter dans le car près du mont des Moineaux, avant de retourner à l'université Lomonossov et de mettre un terme à l'excursion, le guide s'est aperçu que l'Ukrainien avait disparu. Et d'interpeller le groupe : « Nous avons perdu notre collègue ukrainien. Voulez-vous qu'on l'attende ? Bon, il nous faut montrer tolérants. » Sur quoi, dans un contexte atone, le car est reparti...
Je ne veux pas rester sur cette noté désabusée. La ville de Moscou a incroyablement changé. Elle accueille une diversité humaine significative. Les jeunes Russes ressemblent aux jeunes du monde entier et nul doute que les nouvelles générations auront un jour la possibilité de s'affranchir de cette chape nostalgique et acrimonieuse qu'il est aisé de ressentir (à condition de parler la langue). Quelques échanges m'ont permis de constater à quel point demeure chez de nombreux Russes cette curiosité et cette chaleur humaine que j'avais tant appréciées lors de mes précédents voyages.