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franck auriac

Franck Auriac dans O. Orain, De Plain Pied dans le Monde (2009)

Franck Auriac, praticien du construit

[...] autant des positions de principe en matière de constructivisme sont régulièrement exprimées en géographie (Le Berre, 1988 ; Lussault, 2003a), autant les dispositifs spéculaires mettant en relief le travail d’un objet (forcément « construit ») contrôlé et explicité, sont rares. Pourtant, la posture n’est jamais aussi probante que comme relation à l’empirie. C’est à ce titre (parmi d’autres) que l’effort de Franck Auriac dans Système économique et espace me semble particulièrement précieux. Il s’agit à l’origine d’une thèse de doctorat, soutenue en 1979, qui avait pour référentiel le vignoble languedocien. À l’époque, le travail a fait date, parce que représentatif de la géographie « théorique et quantitative » et par ailleurs emblématique d’un effort pour concilier marxisme, systémisme et géographie. Face aux critiques marxistes dénonçant les tentatives de la nouvelle géographie comme une réification inacceptable de l’espace, F. Auriac montrait comment l’examen d’un « système socio-économique », clairement identifié et reconstruit pièce par pièce, n’était pas incompatible avec un travail sur l’« espace produit » par ledit système. Après une décennie d’intuitions diffuses, c’était aussi le premier travail de géographie empirique utilisant de manière constante la théorie du système général, dans sa version « heuristique » réaménagée par les « systémiciens » français (Edgar Morin, Yves Barel, J.-L. Le Moigne).[1]

Je voudrais montrer que c’est aussi une entreprise éminemment constructiviste. Mon travail a porté sur la version publiée quatre ans plus tard aux éditions Économica (1983). Mais je ne me suis pas limité au seul livre Système économique et espace pour l’étude présente, dans la mesure où les positions globales de l’auteur sont explicitées différemment ailleurs, quand bien même l’ouvrage fournit l’essentiel des matériaux empiriques examinés. L’enjeu de ces lignes n’étant pas de rendre compte globalement de la thèse mais de faire ressortir le constructivisme auriacien, ce qui suit pourrait éventuellement laisser en suspens nombre d’interrogations que pourrait se poser un lecteur qui ne connaîtrait pas le livre (cf. Orain, 2001b).

À l’occasion d’un colloque sur la région et le développement régional tenu au début des années 1980, F. Auriac présenta une communication intitulée « Espace et système », dans laquelle il exposait « l’exemple [...] qui a servi au montage didactique de [s]a thèse » (Auriac, 1983b). Immédiatement après l’introduction, alors que l’on semble s’installer dans une routine justement « didactique », l’allocution fait une embardée agressive, ravageuse et inattendue :

Essayons de résumer au mieux le construit systémique du vignoble. Il est déterminé par une suite de constats dont l’argumentation sera ici condensée. Les uns, en négatif, posent comme évidente une déstructuration régionale du Bas-Languedoc dans l’économie française contemporaine. Mais qu’on s’entende bien : il s’agit de déstructuration au sens économique et selon une approche systémique. Cette précaution, j’espère, m’évitera les foudres de ceux qui, à partir de définitions et de critères autant antagonistes qu’hétérogènes posent comme innée l’existence de régions, subdivisions « naturelles » de niveau infra-national (c’est tellement confortable, et auto-justifiant pour le métier ou la science géographique...). (Auriac, 1983b : 36).

Étrangement, la « précaution », pour « éviter[...] les foudres » se retourne immédiatement en une diatribe passablement polémique (comme en terrain ennemi ?), nourrie par une ironie presque amère dans la bouche d’un géographe. C’est que la position adoptée par F. Auriac à l’occasion de ce colloque — qui n’est pas un hapax dans sa production de l’époque — possède une radicalité dont on ne mesure pas forcément la portée à l’occasion d’une lecture cursive. Le scepticisme, quand il prend la forme d’une mise en doute de l’enracinement ontologique des objets justifiant l’existence de la géographie, est une attitude limite qui a rarement été considérée par les théoriciens francophones. En effet, qu’on l’incarne par « milieu », « région », « espace », « système spatial » ou « territoire » et quelle que soit la suspicion jetée sur le reste de la terminologie par certains auteurs, demeure presque toujours la croyance qu’il y a « du géographique » parce qu’il y a des « êtres »[2] de cette sorte dotés d’une certaine stabilité bien que foncièrement hétérogènes, et susceptibles de se perpétuer par delà les mutations qui les affectent. Par ailleurs, cette croyance ontologique est suffisamment ouverte (ou récipiendaire ?) pour s’emplir de substances fort diverses, depuis les ensembles géomorphologiques martonniens jusqu’aux monades sémiotiques postmodernes et autres « géogrammes » chers à Augustin Berque. Il s’agit dans tous les cas de sauver les fondements du géographique. Or, ici, se trouve formulée une négation partielle du lien essentiel et à priori entre un objet et une discipline. Ce faisant, toutes les croyances en de l’« inné » (ou du « premier », ou du géo-ontologique, c’est tout un) sont globalement démystifiées par la lecture qu’en propose comme incidemment F. Auriac. En outre, les prémisses du « construit » proposé en alternative sont résolument extra-géographiques : elles sont économico-systémiques, renvoyant l’interrogation sur l’« espace » (déictique disciplinaire) à un temps second de la recherche.

D’un certain point de vue, le scepticisme ontologique pourrait surprendre ici, sachant le tropisme pour l’idée de système de nombreux théoriciens du géographique (A. Cholley, P. George, P. Pinchemel, R. Brunet, H. Reymond, etc.), lequel se comprend par les nombreuses congruences légitimantes qu’offre une certaine vulgate systémique avec la vieille idée de « complexe géographique » (cf. Orain, 2001b). Pourtant, il faut inverser la relation dans le cas de F. Auriac : sa recherche ne procède pas de la volonté d’échafauder une théorie générale de l’espace géographique qui, à un certain niveau d’élaboration, s’emparerait de l’idée de système. Au contraire, ses travaux n’ont jamais débouché sur une théorie générale, grand œuvre ou simple horizon. Le systémisme, en revanche, est une composante à priori de ses travaux, sous l’influence principale d’Yves Barel, de même qu’une certaine forme de marxisme, assez hétérodoxe à divers égards, qui s’inscrit dans une tradition d’économie rurale marxisante. Et l’essentiel de la démarche auriacienne consiste à échafauder ou « construire » des interprétations qui réinvestissent divers objets hérités (le vignoble languedocien, les ghettos noirs, les « pays ») à partir de cette grille hybride ou d’autres schèmes, sans jamais prétendre fonder quelque chose de définitif. Il est difficile d’être catégorique à la seule lecture d’un corpus, de surcroît incomplet et centré sur les années 1978-1986, mais il me semble qu’à cette époque au moins notre auteur, non seulement rejette le « réalisme géographique » avec détermination, mais fait preuve d’un scepticisme foncier à l’encontre d’entreprises assertant un objet générique proprement géographique, tant sont variables les résultats en fonction de la grille de lecture adoptée. Cette posture est frappante dans un article comme « Le pays-territoire » (1982) :

En fait, cette entité géographique [le pays], rarement clairement affirmée, tantôt unité naturelle au agricole, tantôt sous-région, tantôt tombée urbaine, se déforme au gré des changements de perspective géographique. De l’idéologie agrarienne prégnante du début du siècle au constat des déterminants urbains dans l’organisation de l’espace, des modes et perspectives sans cesse redéployées d'une géographie dite générale, censée instruire les principes des découpages spatiaux, il reste de multiples acceptions possibles du mot pays dont les fréquents guillemets qui l’encadrent marquent bien l'hésitation. (p. 21)

Trop souvent a-t-on voulu édifier un objet plutôt qu'analyser un processus. (p. 25)

Le pays comme toute autre forme spatiale du micro-social n'est ni un objet spécifique local, ni une « cadastration » de l’espace géographique. Il est une forme particulière, mais généralisable d'étendue ou d’espace socialisés, un territoire géographique de cohérence locale, matérielle et sociale. (p. 36) (Auriac, 1982).

D’un certain point de vue, le scepticisme ontologique pourrait surprendre ici, sachant le tropisme pour l’idée de système de nombreux théoriciens du géographique (A. Cholley, P. George, P. Pinchemel, R. Brunet, H. Reymond, etc.), lequel se comprend par les nombreuses congruences légitimantes qu’offre une certaine vulgate systémique avec la vieille idée de « complexe géographique » (cf. Orain, 2001b). Pourtant, il faut inverser la relation dans le cas de F. Auriac : sa recherche ne procède pas de la volonté d’échafauder une théorie générale de l’espace géographique qui, à un certain niveau d’élaboration, s’emparerait de l’idée de système. Au contraire, ses travaux n’ont jamais débouché sur une théorie générale, grand œuvre ou simple horizon. Le systémisme, en revanche, est une composante à priori de ses travaux, sous l’influence principale d’Yves Barel, de même qu’une certaine forme de marxisme, assez hétérodoxe à divers égards, qui s’inscrit dans une tradition d’économie rurale marxisante. Et l’essentiel de la démarche auriacienne consiste à échafauder ou « construire » des interprétations qui réinvestissent divers objets hérités (le vignoble languedocien, les ghettos noirs, les « pays ») à partir de cette grille hybride ou d’autres schèmes, sans jamais prétendre fonder quelque chose de définitif. Il est difficile d’être catégorique à la seule lecture d’un corpus, de surcroît incomplet et centré sur les années 1978-1986, mais il me semble qu’à cette époque au moins notre auteur, non seulement rejette le « réalisme géographique » avec détermination, mais fait preuve d’un scepticisme foncier à l’encontre d’entreprises assertant un objet générique proprement géographique, tant sont variables les résultats en fonction de la grille de lecture adoptée. Cette posture est frappante dans un article comme « Le pays-territoire » (1982) :

 

La formalisation de la combinaison par les méthodes de traitement des données renvoie donc aux hypothèses et à la théorie. Traiter une matrice, c'est admettre un référentiel dont on est prisonnier. Il faut bien en mesurer les conséquences. N'attendons pas de voir jaillir de la boîte magique des êtres générés par d'autres germes que ceux qui y sont contenus. Tout lieu n'a d'existence que par rapport aux autres pris en considération. Il se peut qu'il soit mal défini et alors il conviendra d'en réexaminer les contours. Il n'a d'existence également que par les descripteurs qui le caractérisent. Il se peut que ces descripteurs soient inadéquats et il sera utile de les reconsidérer. Mais chaque fois qu'un changement interviendra aussi bien dans l'univers des lieux que dans celui des descripteurs, c'est l'ensemble de référence qui sera modifié. À chaque expérience[3] nourrie d'observations nouvelles, corrigée des impropriétés précédentes, naît un nouveau recueil de lieux, sans qu'on puisse prétendre cerner la réalité. Car en fait, nos objets géographiques, même s'ils s'inscrivent dans un même découpage spatial, ne sont jamais identiques. Construits, ils sont obligatoirement des images d'une réalité perçue ou comprise d'une certaine manière.

En amont de la formalisation matricielle, il faut admettre théoriquement que tout individu, objet ou lieu géographique est un construit et que par conséquent toute combinaison décelée n'a de signification qu'au regard des hypothèses momentanées, provisoires, qui ont commandé au recueil des données. C'est le changement d'hypothèses et les expériences successives qui, profilant de nouveaux construits au travers de combinaisons nouvelles, permettront diverses approches de la réalité. [...]

[...] la formalisation qu[e] permet l'analyse multivariée fondée sur le calcul matriciel, par la clarification théorique qu'elle exige, est devenue concept. Elle ne peut être dissociée de l'acceptation que nos objets étudiés, nos lieux pris en considération, loin de prétendre à la réalité, sont des construits. (Auriac, 1978 : 128-129).

Dans cette citation un peu longue, le constructivisme auriacien se dessine de façon relativement nette : les choix ayant déterminé la constitution de la matrice construisent un « référentiel » provisoire qui tout à la fois est totalement circonstanciel (bien d’autres choix étaient possibles) et en même temps devient hautement contraignant (« on est prisonnier ») quant aux combinaisons qu’il met à jour. D’un autre côté, le happening inductif a ses limites : il n’y a pas de « boîte magique », simplement des intuitions réglées. Dans cette configuration particulière, l’idée que « tout lieu n'a d'existence que par rapport aux autres pris en considération » (soit la définition même de l’interaction spatiale) est à la fois un choix technique et une « sortie » des opérations « expérimentales », qui appelle une évaluation (sur la valeur des définitions retenues, sur l’« adéquation » et les « impropriétés »). Au demeurant, l’évaluation est un peu le point de faiblesse de l’exposé, dans la mesure où F. Auriac ne précise pas quels sont les moyens par lesquels on régule les opérations et à l’aune de quoi l’on peut juger de la valeur des critères et des sorties. Au final, la matrice de corrélation est à la fois un exemplar (au sens kuhnien) et une synecdoque technique (la partie pour le tout) qui permet de tenir ensemble diverses significations : elle opère une réduction drastique de la description classique tout en préservant un certain nombre de propriétés des « référentiels » anciens (l’hétérogénéité, l’unité de « cadre ») ; elle « formalise » et « systématise » ce qui demeurait à l’état « intuitif » dans l’idée classique de « complexe » ; son caractère contingent interdit toute espèce de croyance réaliste en une possible correspondance entre un état des choses et la grille particulière construite par le chercheur. En même temps, elle n’est pas tout et ne saurait tout réduire : elle ne suffit pas dès lors que l’on veut réfléchir à la spatialité des « sorties » qu’induit une analyse combinatoire, ce qui réclame la réintroduction du théorique et d’autres formes de manipulation expérimentale (notamment la cartographie et les enquêtes « monographiques »). Mais comment justement pourrait advenir cette « spatialité » ?

Mais déjà, insensiblement, ce n'est plus la vigne qui définit le vignoble, c'est l'espace. Évidence ? Sans doute, mais l'implication d'une telle remarque dépasse largement la pauvreté descriptive dont elle est la manifestation. Il ne sera pas inutile de montrer comment apparaît l'espace viticole, à quelle échelle et au bénéfice de quels descripteurs. (Auriac, 1983a : 10).

Le caractère induit (encore plus que construit) de l’espace apparaît nettement dans l’introduction de la thèse-livre, ainsi qu’en témoigne l’extrait ci-dessus : par la manipulation de « descripteurs » dans une succession d’analyses multivariées « apparaît l'espace viticole », c’est-à-dire un résultat de recherche nécessitant un ensemble d’interprétations et d’« abstractions indispensables ». Malgré l’emploi d’un répertoire en apparence réaliste (cette idée d’« apparition » du vignoble), il s’agit simplement d’une « sortie finale » des matrices de corrélation, retravaillées par généralisation, comme le confirme un autre passage de l’introduction, dans laquelle l’auteur élude la question de la clause de réalité de son travail après l’avoir posée :

[...] le vignoble, objet géographique, est un construit. La géographie, comme toute science, doit forcément procéder aux abstractions indispensables. Et même si elle n'était qu'un point de vue, elle n'y échapperait pas. « Science du réel » a-t-on pu dire, mais quelle science ne serait-elle pas du réel ? Si par là on veut signifier que ce serait la spécificité de la géographie, c'est insoutenable. Cela ne veut pas dire que le réel, le concret sont totalement perdus de vue. à sa manière, selon ses méthodes et son axiomatique, la géographie peut et doit participer à l'explication des phénomènes socio-économiques à travers la façon dont ils utilisent l'espace, explication partielle qui n'épuisera jamais le réel. Son objet est dans l'explication, dans l’abstraction. Il n’est pas le réel. (Auriac, 1983a : 7-8)

Dans l’article contemporain « Espace et système », Franck Auriac s’est prémuni contre les objections que sa posture pourrait éventuellement susciter, se réaffirmant à l’occasion clairement pour le « construit » :

En préalable à ceux qui jugeraient cette « catégorie » d’espace abstraite et a-géographique (le terrain, n’est-ce pas !...), puis-je renvoyer à un livre étonnamment instructif, celui d’un physicien, Bernard d’Espagnat, qui promène son regard « à la recherche du réel » (B. d’Espagnat, À la recherche du réel, le regard d’un physicien, Gauthier-Villars, 1979), qui pose d’ailleurs bien la différence entre réalisme et positivisme face à l’existence d’une réalité indépendante et nous met en garde : « le plus souvent nous avons tout naturellement tendance à attribuer nos perceptions à une cause et pour cela à concevoir une réalité indépendante qui jouerait ce rôle de cause : la philosophie de l’expérience ne nous affirme pas qu’il y ait là, nécessairement et dans tous les cas, une faute de jugement, mais elle nous rappelle qu’une conception de ce genre n’est pas une exigence de pure logique ». Plutôt que la référence positiviste, je retiendrais celle de la philosophie de l’expérience ; à coup sûr, j’essayerais de ne pas verser dans un réalisme implicite et par conséquent non critique, celui que notre géographie sert, sans le savoir, faute d’ailleurs de pouvoir le professer. Je tiendrais pour un construit l’espace du géographe : c’est la seule position ouverte permettant d’être attentif aux échos et conséquences des discussions théoriques et épistémologiques qui traversent la connaissance scientifique. (Auriac, 1983b : 48).

Même si notre auteur s’en défend ici, il y a une sorte de voisinage entre sa posture et un certain positivisme (« logique », pour le coup), mais dans une acception de ce concept qui n’était pas courante alors dans les sciences sociales : l’idée, justement, que l’on ne peut accéder à l’explication que sur la base de théories inductives employant des catégories artificielles, dont l’intérêt est d’épurer les relations causales qui, elles et elles seules, peuvent déboucher sur une validation. Bien entendu, la pensée systémique récuse la théorie de la causalité classique et de ce fait se démarque d’une acception restrictive du positivisme, ce qui est encore renforcé par les connotations extrêmement péjoratives du terme dans la tradition française (sous les coups de l’épistémologie althussérienne ?). Par ailleurs, la présence de schèmes régulateurs non pas expérimentaux mais interprétatifs (systémisme et marxisme) éloigne du positivisme logique. D’étranges échos en demeurent pourtant, qui n’engagent que l’aspect « expérimental » de la posture auriacienne.

À des niveaux multiples, la nécessité du « construit » donne du sens à la recherche empirique exposée dans Système économique et espace. Dès l’incipit, le caractère contingent (ou inessentiel) de l’« objet » est affirmé avec force par une succession de dénis :

Cet essai est une étape de recherche conduite dans quelques voies ouvertes par le débat critique qui anime la géographie actuelle. À travers un exemple, l'objectif est de participer à l'effort de conceptualisation que ce débat impose. L'objet géographique servant d'expérimentation est celui du vignoble languedocien conçu comme système économique (plus exactement un sous-système économique) et surtout comme un système spatialisé. Un système spatialisé, cela veut dire quoi ? Que l'espace a une fonction systémique, qu'il est susceptible d'intervenir de manière décisive. On ne peut assigner à celui-ci un rôle premier, car ce sont les relations d'ordre économico-social qui, dans leur combinaison systémique, provoquent son émergence. C'est la raison pour laquelle il est préférable de parler de « système spatialisé » plutôt que de « système spatial ». Mais la spatialisation d'un système peut tendanciellement provoquer un changement radical, déterminant. Alors le système est spatialisé.

Le vignoble, objet d'étude, n'appartient pas aux seuls géographes : objet économique, objet social, objet technique, objet spatial, objet socio-économique, objet socio-économico-spatial... Il est soit l'un soit l'autre, ou bien ni l’un ni l’autre, ou bien encore présente plusieurs faces. Doit-on s’en étonner ? Est-il nécessaire de lui attribuer un statut propre ? L’analyse systémique a l’immense avantage de refuser l’étiquetage. Elle change l’optique d'observation. Elle n'astreint pas à décortiquer des objets spécifiques puisqu'elle présuppose le multiforme. Après avoir posé comme hypothèse que le vignoble est un objet, entre autres, géographique, on peut avancer qu'il est un système. Si le vignoble est un système, son explication relève de la transdisciplinarité. Objet géographique, il implique que le niveau d'interaction économico-spatial soit privilégié dans son étude. (Auriac, 1983a : 7).

Dès les deux premières phrases, le statut épistémique de l’« objet géographique » est ramené à son caractère transitoire (« étape de recherche ») et strictement expérimental (« exemple »), tandis que ce qui prime est d’ordre épistémologique : participer au « débat critique qui anime la géographie actuelle ». Ce faisant, rupture avec toute la tradition classique, l’objet est clairement mis à distance : il n’y aura pas de fusion avec lui ou avec le « terrain » auquel il pourrait renvoyer. Ce qui importe dans la « recherche » est « l'effort de conceptualisation ». D’ailleurs, l’« exemple » semble presque se perdre au cours du premier alinéa, tant l’essentiel est ailleurs. Et quand le « vignoble » réapparaît, ce n’est pas pour donner des précisions sur le cas, mais pour opérer une seconde démarcation par rapport à l’idée standard d’« objet géographique », où l’on retrouve cette antienne de l’auteur quant au caractère non nécessaire de « géographique » par rapport à toute classe d’objets (en l’occurrence « vignoble ») : il n’y a pas d’« objets spécifiques », seulement peut-être un point de vue « privilégié » sur « le niveau d'interaction économico-spatial ». Au reste, pas une seule fois dans l’introduction les termes « espace » et « spatial » ne sont définis, ni même contextualisés, alors même que l’auteur apporte un soin particulier à l’explicitation des hypothèses générales de sa thèse : ils demeurent comme des boîtes noires de la réflexion, comme si F. Auriac voulait ménager tout le potentiel d’induction de sens qui va survenir. L’espace n’est pas seulement considéré comme « second » dans l’analyse : sa sémantique elle-même est seconde, inférentielle, tant et si bien que « la catégorie d’espace » ne donne lieu à une déclinaison conceptuelle qu’à la fin du dernier chapitre (p. 184-188) ! À cette aune, on pourrait dire que le mouvement du texte opère une mimèsis illustrative des partis-pris épistémologiques auriaciens : ce qui relève de l’interprétation (le traductible) est énoncé à priori (le vignoble-système est considéré comme une réponse a-capitaliste aux forces déstructurantes du système économique dominant), tandis que l’expérimentable (le vignoble-espace) se chargera progressivement de sens. À terme, il s’agit aussi d’unifier les deux procès en montrant que le produit contingent rétroagit dans les cadres de l’interprétation : « l'espace a une fonction systémique, [...] il est susceptible d'intervenir de manière décisive ». Ce faisant, une intention proprement méta-discursive gouverne l’ordonnancement de la thèse-livre, en rupture avec la mimèsis réaliste (reproduire l’objet), comme avec la mimèsis explicative (suivre les aléas d’une démarche probatoire).

La succession des chapitres répond à cette visée tout en proposant une saisie paradoxale (ou contre-posturale) du « produit » (expérimentable) et du « construit » (interprétable) : le chapitre I, « Espace et vignoble », propose un « repérage morphologique » mettant à jour « un espace bien identifiable », de sorte que l’espace, posé comme« second », est « identifié » (ou plutôt : signifié) en premier. Venant après, les chapitres II à V, dévolus au « construit systémique » , s’enchaînent suivant une logique grosso modo diachronique et selon un principe de traduction/spécification des principaux schèmes de la Théorie du Système général (TSG) : le système émerge à un moment très précis (1907, date de « Systémogénèse », chapitre II), à partir de quoi un « étrange » « unanimisme viticole de lutte » se donne pour « Finalité » (chapitre III) la défense des prix ; dans ce cadre, les caves coopératives jouent un rôle intégrateur (chapitre IV, « Fonction holonique »), illustrant la capacité du vignoble-système de mettre à profit les inputs susceptibles de le détruire (coopération, irrigation, AOC) qu’il détourne à des fins d’« Auto-reproduction » (chapitre V). En définitive, l’enchaînement de ces quatre « pièces » rend raison d’un processus de complexification du système dans le temps. Le dernier chapitre (VI) fait retour sur la « Spatialité », que F. Auriac reprend à frais nouveaux (d’un point de vue strictement théorique et non plus « expérimental ») pour abonder la thèse du rôle « radical, déterminant » de l’espace dans la perpétuation du système et proposer une sémantique du spatial, reposant sur les « concepts » de « potentialisation spatiale », « spatialité » et « spatialisation », au travers desquels l’auteur s’efforce avec une rigueur admirable d’éviter toute espèce de substantification de la catégorie générique.

[...] il n'est pas possible de considérer l'espace comme un géosystème, car ce serait lui conférer obligatoirement toute une série de caractères et de propriétés de détermination systémique qu'il ne peut avoir de par lui-même. L'espace n'existe pas en soi ; il est forcément d'abord un produit avant de donner, plus ou moins, par les flux qu'il crée, une tonalité systémique. Il paraît bien y avoir quelque abus à parler de systèmes spatiaux. (Auriac, 1983a : 189).

En tant qu’entreprise de traduction interactive dans une langue « systémo-marxienne » d’un ensemble de matériaux seconds (travaux historiques, géographiques, économiques) et de « sorties » d’analyses matricielles, la thèse-livre est aussi un « construit » qui fédère différentes analytiques sous un horizon interprétatif unique (encore qu’hybride). D’un certain point de vue, on pourrait dire que F. Auriac a pris au sérieux l’injonction raffestinienne[4] d’une projection d’éléments empiriques « à travers un langage » explicite tentant de les « rendre intelligibles », c’est-à-dire de les nouer par une « problématique relationnelle ». En revanche, il semble se dégager complètement du problème ontologique en s’efforçant de dégager son idiolecte (sa langue privée) de toute dénotation géographique à priori, considérant le spatial comme une dimension ex-post, conjecturale, modulable. La question est de savoir si cette séduisante liquidation du problème des prémisses par l’induction est totalement convaincante, ou si elle n’escamote pas quelques difficultés cachées. Ceci nécessite de se plonger profondément dans les chapitres consacrés à l’espace.

Dans « Espace et vignoble » (chapitre II), l’auteur présente toute une série d’analyses multivariées, utilisant des techniques diverses et s’appliquant à des « référentiels » et des échelles divers (le département de l’Hérault, les quatre régions méridionales françaises et, in fine, le « vignoble » languedocien). Ce n’est que progressivement qu’émergent des résultats spatiaux : après 13 pages (p. 25), alors même que des combinaisons socio-économiques multiples ont déjà été décortiquées. Toute la profondeur de la démarche (et sa pertinence) apparaît encore plus tardivement, lorsque F. Auriac souligne :

À l'échelle communale se produisent des combinaisons de variables socio-économiques originales où l'espace est doublement concerné : d'abord parce que c'est son introduction dans l'analyse qui en est à l'origine ; ensuite parce que ce sont en réalité deux, à la rigueur trois, combinaisons spatialisées qui prennent corps. (Auriac, 1983a : 33).

Ceci mérite quelques explications : les premières analyses factorielles développées (dans le cadre du département de l’Hérault) n’intégraient aucune trame géographique, seulement des critères socio-économiques. Et elles permettaient de conclure à la « plasticité » de la vigne, c’est-à-dire que cette activité économique ne s’insérait pas vraiment dans l’un des groupes de descripteurs « mis en facteur » par les analyses et qu’en la croisant aux autres descripteurs, rien de bien significatif n’émergeait. En somme, elle n’apparaissait pas comme un co-facteur de différenciation et de structuration des variables socio-économiques. En revanche, à partir du moment où une trame communale est requise dans une matrice de données, la vigne n’est plus « plastique » et s’associe à des axes factoriels majeurs. En somme, « introduire l’espace », c’est-à-dire de la différenciation spatiale artefactuelle (la trame communale en l’occurrence), génère des combinaisons nouvelles ou originales. D’où l’idée que « l’espace fait le vignoble », c’est-à-dire que l’activité socio-économique « viticulture » n’est discriminante que dans une problématique de la différenciation spatiale, alors qu’elle est indifférente à la structuration socio-économique non spatialisée. L’effet inductif est saisissant : dès que l’on spatialise les données, on génère des combinaisons nouvelles ! Il convient de préciser davantage cet effet d’émergence, car il n’est pas transparent. En effet, la « structuration des variables socio-économiques » faisant apparaître de la « spatialité » passe par un processus de « transcription » sous forme de cartes et, surtout, d’interprétation. F. Auriac travaille son matériau avec le schème de la « proximité urbaine » (qui met à jour un effet de « métamorphisme urbain » sur les variables socio-économiques) et celui de la « différenciation spatiale » qui permet de concevoir un type « à très haute intensification viticole, très cohérent spatialement et structurellement », qui correspond aux zones intermédiaires entre la « plaine côtière » et les « Garrigues et montagnes » : secteur de dominance des exploitations moyennes (de 2 à 20 ha), à la population vieillie, ayant recours massivement à la double activité agricole, etc. En somme, il n’y a pas (ce qui n’a rien de bien surprenant) pure inférence expérimentale, mais rétroduction de deux schèmes formalisés par la géographie théorique et quantitative : l’interaction spatiale, qui s’intéresse à la diminution des interactions avec la distance (en l’occurrence, il s’agit de « proxémie urbaine »), et la différenciation spatiale, qui travaille les différentiels de combinatoire dans une trame spatialisée. Un troisième schème est utilisé à l’échelle des Midis, la localisation spatiale, qui permet d’identifier une « forme forte spatiale » : un vignoble languedocien « qui ne résulte pas d'un assemblage local mais d'une différenciation interne à un vaste ensemble » (p. 37). On évite ce faisant de poser un vignoble à priori ; en revanche on « l’identifie », c’est-à-dire qu’on l’infère et qu’on le délimite sur la base d’une analyse multivariée (dont la trame est constituée par les « régions agricoles » du ministère de l’agriculture) qui ne présuppose rien de géographique et produit des agrégats qui, s’ils sont effectivement spatialisables, n’indurent aucun espace régional substantiel.

Ce faisant, il convient de bien souligner que cette « méthode d'identification de l'espace viticole languedocien » n’est pas que « expérimentale », ou du moins qu’elle suppose une théorie de l’expérience qui introduit dans l’induction tout un ensemble de schèmes régulateurs qui sont « implicités » au moment de leur mobilisation. Derrière cette grille invisible, on retrouve toutes sortes d’influences et de précédents qui puisent dans une certaine tradition géographique : les travaux de R. Dugrand sur l’influence des villes languedociennes et ce fonds d’habitudes, non exclusivement spatialistes, de spéculation sur la divisibilité régionale. Quelques pages plus loin, notre auteur interprète la « potentialisation spatiale » du vignoble avec un modèle centre/périphérie suggérant un gradient de « viticolité » depuis un « noyau fondamental » biterro-narbonnais jusqu’à des marges relativement floues :

Cartographier l'espace viticole, c'est trop le définir par des limites. C'est aussi trop l'uniformiser. L'espace viticole, construit à partir des descripteurs choisis conformément aux hypothèses initiales, est, au contraire, complexe et anisotrope. L'expérimentation sur le département de l'Hérault montre trois types spatialisés de combinaisons socio-économiques. L'un est une forme de potentialisation spatiale à très forte cohérence et intensification, et qui produit une induration viticole fondamentale. Il résulte d'une imbrication des forces productives, certes sociale, mais d'abord spatiale, où prévalent petites et moyennes exploitations. Un autre type caractérise une forme de métamorphisme péri-urbain du vignoble capable d'assumer une longue résistance malgré une structure de production apparemment anachronique. L'activité extérieure des exploitants explique l'importance des toutes petites exploitations. Quant au troisième type, les grands domaines lui donnent un caractère capitaliste certain où la vigne donne une assise sûre sans pourtant remplir une fonction spéculative permanente. (Auriac, 1983a : 41-42).

Ce qui est un peu gênant dans tout cela est le caractère systématique de la figuration inférentielle, qui tend à faire comme si « l’espace » surgissait, alors que divers préalables théoriques existent bien. Il en résulte que l’effet de suspens provoqué et obtenu quant à la signification du spatial génère un contraste, voire une dysharmonie, avec les efforts de clarification et de cadrage du propos d’ensemble. Méthodologiquement, cela fait des théories de la spatialité un point aveugle de la procédure, qui jaillissent parfois sous une forme un peu brutale :

L'autre [type spatial], celui de la plaine, auquel s'ajoutent 4 secteurs articulés sur des centres et des petites villes, compte un plus grand nombre de petites ou même toutes petites exploitations et l'activité à temps partiel y domine. En fait on voit très bien que c'est un critère d'urbanisation qui différencie les deux. La relation spatiale, ville-campagne est fondamentale. [...] La combinaison entre petites exploitations et travail à temps partiel n'est pas une simple combinaison socio-économique. C'est la relation spatiale de proximité urbaine qui l'explique. (Auriac, 1983a : 27).

Rien ne prépare au surgissement de ce schème très classique de l’« urbanisation ». Soudain « on voit très bien » — sauf que ce répertoire de l’évidence mobilise un référentiel théorique qui n’avait pas été explicité et s’appuie sur une connivence « culturelle » qui demeure pour partie opaque (il faudra attendre le dernier chapitre pour qu’elle soit effectivement clarifiée). On pourra arguer du caractère toujours précipité de la rédaction d’une version publiée de thèse. Il n’en demeure pas moins que ces effets scripturaires d’instillation implicite desservent les efforts de clarification en réintroduisant une sorte d’impressionnisme que l’on pourrait considérer pour partie comme non-constructiviste. Au reste, cette formulation inductiviste peut avoir des effets quasiment pervers, ainsi lorsque pour la première fois F. Auriac met en connexion « spatialité » du vignoble et système :

Dans chaque type, l'espace crée des flux relationnels économiques et sociaux divers : activité extérieure et travail à temps partiel supposent des horizons d'emploi proches ; la proximité urbaine maintient des structures spécifiques ; les relations locales et villageoises conditionnent une « fraternité » sociale et productive indissociable... Ces flux ne sont pas propres à un niveau systémique privilégié, ils créent autant d'éléments nouveaux que les seuls flux socio-économiques ne peuvent expliquer et il arrive un moment où les flux spatiaux investissent à ce point la formation sociale qu'ils deviennent eux-mêmes déterminants pour spécifier cette même formation. (Auriac, 1983a : 43).

Que penser d’un « espace » qui « crée des flux », sinon qu’il s’agit au mieux d’un raccourci, et au pire d’une « personnification » de l’espace qui tombe dans un travers que l’auteur semblait détester : la substantialisation des « objets géographiques ». Au reste, la suite de l’extrait accroît la confusion. De la « proximité urbaine » on passe aux « relations locales et villageoises », et de là aux « flux » (implicitement spatiaux) qui, en quelque sorte, excèdent l’explicativité du « socio-économique » : cette forme d’énonciation laisse entendre une sorte d’autonomisation du spatial par les « flux », alors que dans le même temps une relation d’équivalence implicite est établie entre la substance (« relations locales et villageoises ») et la forme (les « flux spatiaux »), c’est-à-dire très précisément ce que notre auteur refuse et pourchasse, en temps ordinaire. Pinaillage ? Sans doute pour partie, tant au reste l’effort de cohérence et de rigueur de F. Auriac est difficile à prendre à défaut. Il n’empêche que le parti-pris (esthétique ? idéologique ?) d’une énonciation inférentielle de la spatialité opacifie la réflexion et ne la met pas en valeur. D’ailleurs, ce que je connais de la réception du livre montre une certaine incompréhension vis à vis de la réflexion auriacienne sur l’espace. J’en donnerai pour exemple un passage d’un article de G. Baudelle et P. Pinchemel publié dans Espace, jeux et enjeux (Auriac et Brunet, 1986) :

C'est ce que montre bien l'une des rares thèses reposant sur la théorie des systèmes, celle que F. Auriac a consacrée au vignoble languedocien. Dans ce travail très séduisant, l'auteur montre la constitution du vignoble en système pour en expliquer la permanence. Il met en valeur le rôle de l'espace dans le système économico-social dont il est à la fois le produit et l'agent de reproduction. Aussi Auriac préfère-t-il parler de « système spatialisé » plutôt que de « système spatial » : en effet, c'est le système économique et social qui produit un espace pour durer. La démonstration est convaincante, mais un tel système demeure sans visage, sans réalité : on chercherait en vain à voir cet espace viticole, sinon dans de fugitives descriptions. Ce silence est d'ailleurs volontaire et assumé par l'auteur [...] (Beaudelle & Pinchemel, 1986 : 85).

Cette protestation en dit long sur le fossé séparant des spatialistes « substantialistes » comme P. Pinchemel (ou R. Brunet), pour qui l’espace « a une autonomie », et la conception auriacienne ; mais en même temps elle me semble révélatrice de la difficulté inhérente à la façon dont F. Auriac énonce son « espace », qui ne lui rend pas totalement justice, sauf dans le dernier chapitre. Au demeurant, la lecture néo-réaliste que les uns et les autres essaient de restaurer à la marge se nourrit d’une ambiguïté fondamentale de la thèse quant au statut ontologique du « système du vignoble languedocien », dont on ne saurait dire s’il est considéré comme une pure construction spéculative ou si l’auteur ne finirait pas par supposer, à un certain niveau, que le système « existe » en tant qu’individualité... Cette indécidabilité est cohérente avec le scepticisme ontologique, mais elle est troublante.

 


[1] En revanche, F. Auriac n’utilisait pas les formes mathématisées de la TSG. Les techniques quantitatives qu’il a mobilisées ressortissent exclusivement à l’analyse multivariée.

[2] C’est la position longitudinale la plus durable d’un Roger Brunet, de ses premiers textes « structuralistes » à aujourd’hui.

[3] Le terme « expérience » n’est pas là par hasard : l’idée qu’il faut procéder à des expérimentations (parfois un peu hasardeuses au départ) est tout à fait constitutive de la posture auriacienne, tout en ne renvoyant en aucun cas à une quelconque épistémologie naturaliste.

[4] Au demeurant, Claude Raffestin était à l’époque une référence importante pour notre auteur : dans l’introduction de l’ouvrage, il se revendique de la « problématique critique » théorisée par celui-là.

Voir les commentaires

F. Auriac, "Le pays-territoire", dans Groupe Dupont, Géopoint 82, Les territoires de la vie quotidienne, Avignon, 1982, p. 123-129.

 

Le pays-territoire *

par Franck Auriac**

 

La réflexion proposée ici a dérivé d'une idée première, il y a quelques mois, lorsque territoire et quotidienneté ont séduit les initiateurs de Géopoint. Il me semblait que proposer pays permettait un arrimage à la géographie. Je ne pouvais que soupçonner qu’il y aurait plus de territoire que de quotidien à mettre en œuvre. Encore fallait-il s'en convaincre et explorer les chemins qui y conduisaient. Pas à pas, le pays des géographes, lointain acquis de la géographie du début du siècle, se décomposait, s'effilochait. Que faire du « pays » des sociologues, fait social plus que cadre naturel ou structure d'organisation spatiale ? De l'un à l’autre, quelques passerelles peuvent être indiquées. Elles n’ont aucune autre prétention que de rendre compte de quelques repères et jalons perçus au gré des lectures personnelles. Derrière l’archétype du pays des géographes, se cache peut-être tout un jeu relationnel complexe d'identification - appropriation, entre les hommes et les lieux autant qu'entre les hommes eux-mêmes. Quelques concepts, au premier chef ceux d'identité et de territorialité, et toute une suite de notions foisonnantes depuis que la crise que nous vivons réactive des valeurs rémanentes ou produit des valeurs nouvelles qui magnifient le terroir, le « local », seront mobilisés. Pour les mêmes raisons, les enjeux sociaux, économiques et surtout politiques se précisent. Entre patrimoine et capital, le pays oscille selon la valeur d'usage. Je ne cacherai pas, qu'en arrière-plan, est toujours présent un vif débat intra-occitan. [19]

I Le pays : de l'archétype géographique aux processus relationnels d'identification-appropriation

L’archétype du pays géographique s'est profilé au début du siècle avec L. Gallois bien sûr[1], mais aussi au travers des travaux des grands maîtres — grandes thèses d'alors : la Flandre de R Blanchard[2], la Picardie d'A. Demangeon[3]. Une des finalités, non des moindres, c'est de détecter, à l’intérieur du champ géographique étudié, des combinaisons ou sous-ensembles particuliers, voire si possible à découper l’espace en pays ou individualités. Découpage ou individualités ? La finalité est ambiguë. Flandre maritime et Flandre intérieure relèvent autant d'une différence organique (Flandre intérieure d’agriculture pauvre, d’industries rurales complémentaires, pour une population qui doit souvent migrer, Flandre maritime de riches polders agricoles, moins peuplée) que d’une stricte partition. À la recherche des « dénominations territoriales » s’appliquant à un « aspect réel et permanent de la nature et de la vie », Demangeon en trouve bien peu dans sa Picardie et constate que si des pays s'identifient, ils laissent entre eux des « intervalles impersonnels ». Ce constat est bien mis en lumière par ceux qui, aujourd’hui en géographie, essaient de reconstituer la genèse et les principes de découpage des espaces ruraux français[4]. Ils constatent que le « pays » est aussi « une unité de vie gravitant autour d’un petit [20] centre », bien que « pendant quelques décennies, cette notion a été reléguée au second plan des préoccupations », notion qui cependant s'affirmerait depuis quelques années.

En fait, cette entité géographique, rarement clairement affirmée, tantôt unité naturelle ou agricole, tantôt sous-région, tantôt tombée urbaine, se déforme au gré des changements de perspective géographique. De l’idéologie agrarienne prégnante du début du siècle au constat des déterminants urbains dans l’organisation de l’espace, des modes et perspectives sans cesse redéployées d'une géographie dite générale, censée instruire les principes des découpages spatiaux, il reste de multiples acceptions possibles du mot pays dont les fréquents guillemets qui l’encadrent marquent bien l'hésitation. R Ferras[5] rappellera la permanence de la notion de pays à travers les découpages administratifs historiques, dira où se situe le pays dans le lent processus historique qui conduit à la nation puis à l'État, dans une double démarche ascendante et descendante. Il dira aussi comment s'affirment et s'articulent les réflexions sur le pays au travers des contributions que nous avons reçues. C'est une manière aussi de « faire le point ». Mais ici, il n’est question que de baliser quelques axes d’approche de pays et de voir les dénominateurs communs, les recoupements, les invariants, peut-être aussi tenter d'expliciter une part de l'implicite. L’archétype de pays nous intéresse, non pas tellement par le modèle qui pourrait en naître, recherche bien vaine semble-t-il, que par les principes sous-jacents qui s'imposent, que par les voies qui identifient, sinon l’objet pays, du moins les processus sociaux concernés.

Il est commode de partir d'une typologie des pays classiques comme celle que propose P. Flatrès[6] et de reprendre les questions qu’il soulève. D'un côté, les pays se réfèrent « à un certain milieu physique ou à un certain type de [21] mise en valeur agraire », pays désignés parfois par un type de sol (Brie, Santerre) ou un type de paysage (Champagne). D’un autre, les pays hérités, les « pagus » du haut Moyen-Âge « qui ont correspondu à cette époque à de véritables circonscriptions administratives, formées autour d'un centre, « cité », bourg ou château, dont le plus souvent le nom a fourni la racine de leur appellation » (exemples : Bessin de Bayeux, Roumois de Rouen.). Les pays bretons, toujours selon P. Flatrès, entreraient dans une troisième catégorie hétérogène par l'échelle, héritée soit des anciens évêchés, soit d'unités plus petites et antérieures, celles des missionnaires celtiques.

Ainsi donc, un pôle, une petite ville ne sont pas étrangers à la genèse des pays, bien au contraire. Ils incarnent un lieu de commandement, d'appartenance, d'appropriation. Autrement dit, ce qu'il convient de souligner, c'est ici plus la territorialité comme principe d'identification d'un pays que l'échelle, la forme et la nature du pouvoir, la territorialité étant prise au sens d'emprise, voire de bornage, d'une partie de l'espace à la faveur d'une conquête ou d'une appropriation : de l'espace de mission à celui du pouvoir politique, toute la gamme des territorialités est en jeu.

L'étude précitée souligne bien le symétrique de la domination territoriale qu'est le sentiment d'appartenance, même si ce sentiment, « très inégal, parfois nul, est localement très vivace » : conscience d'appartenance soit aux anciens diocèses « qui peut rappeler des faits de conscience ethnique » — ici l’on voit poindre l'extraordinaire écho lointain des ethnies celtes ou gauloises — ; sentiment de colonisation ; sentiment d'appartenance à une aire économique (berceau de la race bovine et Cotentin ; cidre, calvados et fromage pour le pays d'Auge). Avec en plus les subtiles substitutions qui s'opèrent, certaines bien fragiles d'ailleurs : référence à l'élevage à propos du Cotentin pour lequel « seuls des érudits savent que c'est l'ancien évêché de Coutances ». Tous les glissements de sens de l'appartenance sont possibles et permis, de l'histoire qui met en jeu la mémoire collective, au [22] présent qui peut structurer un espace économique bien différencié, très souvent bien typé. La voie de passage, via le paysage, est naturellement ouverte vers ce qui fut pour les géographes naturalistes la meilleure identification du pays par les conditions naturelles et la mise en valeur rurale. Car l’appartenance est un effet multiforme d’identification anthropologique. Territorialité et appartenance ne sont que les formes et les processus d'un même mouvement d'appropriation, fait relationnel premier de l'homme à l'étendue, l'espace ou le territoire, fait de reconnaissance qui, bien sûr, ne passe pas forcément par les mêmes repères. Nommer un pays, c’est le personnifier, le délimiter, c’est l’accaparer. S’étonnera-t-on dès lors des résultats contradictoires, insatisfaisants, conflictuels, sur lesquels achoppent les géographes tentant de reproduire l’archétype pays — spécificité de combinaisons et espace micro-polarisé — sur l'ensemble des espaces, par cette redoutable manie de la partition dite cartographique qui relève plus de l'inconsciente horreur du vide que d'une finalité nécessaire ? M. Le Lannou a sans doute raison de décrire la Bretagne comme une « pâte amorphe, sans cristallisations », sans « assemblages de complémentarités » comme le souligne G. Le Guen[7] qui pourtant s'étonne : « point de pays donc ! Et pourtant les noms de pays sont légion » et rappelle qu'ils sont le fait de réminiscences féodales, d'anciennes divisions religieuses, de subdivisions ethniques, de descriptions de géologues et géographes.

L'intérêt de cette même étude est de souligner aussi qu'aujourd'hui le pays est unité d'action où se dessinent en sous-jacence deux mouvements concomitants : l’un « de caractère assez spontané à l’origine, d’essence associative, se traduit par l'apparition successive d'une série de comités de pays », l’autre apparu avec les comités (de coordination, d'étude) suscités par la politique de rénovation rurale. [23]

Une nouvelle appropriation est née qui à son tour nourrit l'archétype des pays d’un contenu socio-économique susceptible de bien moduler l'aménagement du territoire. Ainsi, pour le CELIB, le pays c'est « une zone géographique dans laquelle la quasi-totalité des hommes exercent à la fois leur fonction d'habitants, de producteurs et de consommateurs... l’équivalent, à l'ère de l'automobile de ce qu'était la commune quand on se déplaçait à pied »[8]. L'identification organisationnelle du pays porte en elle toute l'idéologie et la terminologie propres à l'aménagement du territoire, thème moderne s'il en est. D'une certaine manière, cette approche du pays, outre la fonctionnalité (aire de flux), retrouve la permanence d’un pôle urbain nécessaire, d'une complémentarité ville-campagne qui relève de l’archétype. Ceci étant, cette cellule que l'on veut fonctionnelle, où l'on croit pouvoir réguler convenablement la vie quotidienne des habitants, risque de ne se définir qu'à partir des relations tangibles et apparentes et ignorer finalement le sentiment d'appartenance à une communauté. Sans doute conserve-t-on soigneusement le nom traditionnel quand il existe, mais les limites proposées infirment cette reconnaissance. Pour G. Le Guen, « les divisions de l'espace breton proposées depuis peu sous le nom de pays apparaissent davantage comme de nouveaux cadres administratifs, définis par un pouvoir régional, que comme d’évidentes régions géographiques dont l'originalité tiendrait à une intime et unique combinaison de la nature et de l'histoire ». Selon lui, la contribution des géographes locaux (non sollicitée) aurait permis d’éviter de telles erreurs, encore qu’il rappelle bien « les fréquentes références à la géographie » que le modèle d’aménagement contient, car, dit-il finalement, auraient été mis en évidence, à côté des espaces polarisés souhaités par le responsable de l'aménagement, des espaces largement dépourvus de foyers d'animation, sous-peuplés et sous équipés... où un sentiment de [24] révolte ranime périodiquement le sentiment d’appartenir à un pays ». Peut-on insister sur deux remarques à propos de ces réflexions sur les pays bretons ? D'abord la référence à la géographie est bien celle de l'archétype dont il est question ici, et la géographie a bel et bien construit pas à pas une référence modèle : le pays construit du CELIB s'y rattache à n’en pas douter. Et c'est également vrai que cet archétype voulait transcender une hétérogénéité montrée à plaisir dans chaque objet-pays (l’unique, le spécifique, le non reproductible) par les mêmes géographes. Par ailleurs, l'oubli du sentiment d'appartenance, plus précisément du sentiment de révolte, contribue à montrer qu'en fait, l'archétype géographique, micro-reproduction d'un principe ville-campagne organisateur de l’espace à toutes les échelles, occulte toute une partie de la relation de l'homme au territoire au seul profit des flux de déplacement, du dispositif ruralo-urbain dans sa matérialité cartographiable. Il convient bien entendu, comme G. Le Guen ose l'espérer, qu’un « localisme » du géographe puisse favoriser le redéploiement de toute la richesse de ce fait relationnel. Trop souvent a-t-on voulu édifier un objet plutôt qu'analyser un processus.

C’est vrai aussi que l'archétype du pays a pu parfois curieusement détourner l’anthropologisme consubstantiel à la relation de l'homme au territoire, au point que le pays a pu être personnifié. La tradition régionaliste de la géographie française y a, cause et effet, poussé. Ce serait plus qu'un jeu amusant de rassembler dans la littérature géographique toutes les connotations qui vont dans ce sens. Elles ont pu, à l’occasion, se manifester de façon éclatante. C'est de cette manière que P. Foncin[9] ayant fait sien le massif des Maures où il fonde sa résidence, décrit et analyse « son » pays. On a [25] pu montrer à son propos[10] comment la tradition littéraire du géographe formé aux belles lettres alliée à l’idéologie agrarienne et nationaliste du temps, pouvait déboucher aussi sur l'anthropomorphisme dans le vocabulaire utilisé. Autant dans l'introduction que dans la conclusion, la personnification est frappante. Le massif des Maures « trapu », « conserve une majesté farouche », « il étonne, il impose par sa hauteur relative et par sa masse ; en même temps, il inquiète par l’austérité de sa couleur ». « Que faut-il pour régénérer ce pays » s'interroge P. Foncin qui répond : « d'abord le constituer, c'est-à-dire le séparer administrativement de ce qui n'est pas lui et lui restituer ses limites naturelles, afin qu'il prenne conscience de son unité et de sa vie propre ». Cette unicité d’« être », qui par la personnification colle tout à fait à l’objet-pays se complète, ce n’est pas surprenant, par la recherche de l’autre attribut indispensable à cette constitution en pays : « le pouvoir d'une capitale qui serait Fréjus-Saint Raphaël, avec deux centres secondaires qui seraient Cogolin-Saint Tropez pour les Maures, Agay pour l'Estérel ». Ce mélange d'appropriation affective, de personnification de l'objet étudié, même condensées comme c'est le cas pour les Maures et l'Estérel de P. Foncin, n’a-t-il pas été, partiellement, un des ressorts ou un des aboutissements de bon nombre d'études régionales, au point que toute une déontologie professionnelle de la géographie universitaire consistait à attribuer à quelqu'un et à lui seul une partie de l'espace géographique ?

En fait, derrière la complexe et multiforme relation de l'homme au territoire, ce sont tous les processus d'identité qui se mobilisent et pour l'analyse desquels le géographe n'est pas bien armé. Cette identité peut être médiatisée de diverses façons mais en général, on ne fait que la constater, et non la mesurer, par quelques indices. De plus, il s'agit d'une identité par un lieu. Souvent cette identité va de soi, [26] toujours fortement ressentie hors du pays, quand il y a déracinement. Elle s'affirme donc plus par négativité ou différence, plus par rapport à l’étranger que par similitude avec quiconque. Une enquête auprès de 40 ménages de Limoges venus de la région parisienne, fait apparaître une très belle part au retour au pays[11] et il arrive incidemment qu'une notation apparemment mineure fait éclater sans détour et sans longue explication la raison pour laquelle une implantation en Limousin pour fuir Paris ne satisfait pas : « On est du Cantal, on n'est pas d'ici ». L’identité ne transige pas, elle s’impose d'elle-même. Mais qui sait à quelles motivations culturelles elle correspond ? Le culturel n'est-il pas trop souvent un mot refuge de l’inexpliqué, du flou, de l'indécis. C’est peut-être aussi ce qui relève de l'indicible et de l’invisible. Une autre difficulté de l’identité tient aux groupes sociaux concernées [sic]. Il y a été fait allusion à propos du Cotentin. On sait aussi que « changement de résidence d'un canton à un autre est pour certaines classes sociales un franchissement aussi décisif que pour d'autres un changement de région »[12].

Le déracinement n'est pas à même distance. Il est clair qu’il n’est pas vécu de la même manière par un cadre ou un ouvrier, ou selon le degré d'instruction ou de formation. Mêmes difficultés aussi pour aborder le vécu, plus que le perçu d'ailleurs, comme approche géographique nouvelle. Dire et raconter tient lieu d'expression du vécu plus que toute autre tentative de formalisation. C'est ce que les travaux d'A. Frémont[13] montrent bien. « Place vide, routes désertes, inscriptions étranges. Dans cette promenade de retour, j'ai l’impression de prendre Bény à revers. J’arrive à Bény et je viens de Caen. Les mots doivent prendre tout leur sens. J'observe. Et tout s’ordonne, selon moi. Ce « par-derrière » et cet « adossé », ce « nord » [27] et ce « sud », cette opposition des hauteurs du « synclinal bocain » et du bassin de Vire, ce bourg et ces rues étrangement vides constituent un univers que je m'approprie à mesure que je le redécouvre ». Ce qu'il dit de la région[14] paraît encore plus pertinent pour le pays : « De l'homme à la région et de la région à l'homme, les transparences de la rationalité sont troublées par les inerties des habitudes, les pulsions de l'affectivité, les conditionnements de la culture, les fantasmes de l'inconscient » ; « la région, si elle existe, est un espace vécu », « vue, perçue, ressentie, aimée ou rejetée, modelée par les hommes et projetant sur eux des images qui les modèlent », « c'est un réfléchi ». Et c’est bien plus nettement à pays qu’on doit songer en relisant ceci : « entre ciel et terre, ne serait-il pas aussi un peu, pour vivre ou pour mieux vivre, une utopie ? ». Dans le vécu de l'espace, il y a toute la charge de vie, du biologique à l'imaginaire. Pays cadre de vie consacre au-delà de la fonctionnalité, cette relation personnelle de l'homme aux lieux.

On peut objecter justement que c'est faire peu de cas du fonctionnel. Et il est vrai qu'on peut encore concevoir le pays comme un micro-système socio-économique. L'archétype n’est pas mort[15]. On remarquera cependant que les régulations souhaitables sont celles de l’emploi — « Vivre et travailler au pays » ou mieux « Vivre, travailler et décider au pays » — mais ne peuvent plus être celles de l'économie dite moderne : par exemple, même pour l'agriculture, cette échelle n'est plus acceptable, tellement les aires d'approvisionnement comme celles des marchés sont d'une grande étendue. Les contrats de pays ont pour objectif l'équipement, l'animation, la création d'organismes pluricommunaux de gestion d'un patrimoine. Au mieux favorisera-t-on la promotion des produits locaux ou la [28] recherche de revenus complémentaires de l’agriculture. Autrement dit (et cela est bien signe d'un réajustement des valeurs socio-économiques), à terme plus ou moins lointain ou explicite, une agriculture alternative redeviendrait paysanne, la quête d'autres revenus signifierait une nouvelle conception du travail. Et c'est bien encore dans le cadre de pays que les relations ville-campagne, à condition que la ville n'ait pas grossi au point d'asseoir sa domination plutôt dans un réseau inter-urbain, reste le fait essentiel des complémentarités et solidarités. Peut-être cadre privilégié de l'imagination, de l’invention de nouveaux équilibres que la crise de société actuelle demande.

Le pays cadre de vie exige qu'on aille maintenant rapidement explorer les contenus, les notions et les concepts qui dans l'ensemble des sciences sociales peuvent conduire directement ou indirectement à pays. Appartenance-appropriation-identité, quotidienneté, territorialité : qu'en dit-on d'une manière moins géographisée ?

 

II Identité et territorialité : paradigme de la localité et théorie sociale

L'analyse des réseaux identitaires pose de redoutables problèmes aux géographes. D’abord parce qu'ils ne peuvent être conçus qu'à partir de fines enquêtes et études de caractère psychologique. Ensuite parce qu'il n'est pas dit qu'il y ait comparabilité et formalisme susceptibles de dresser une grille de lecture généralisable. Cela pour deux raisons : le moyen d'identification porte en lui sa propre spécificité car le pays est forcément différent, spécifique, entité culturelle ou naturelle, économique ou administrative... ; l'identité est soit celle de l'individu, soit celle d'une collectivité-communauté. Et dans ce dernier cas, il convient de bien comprendre selon quel type d'agrégation est supposée, perçue ou construite cette communauté. L'identité est-elle la même selon les catégories sociales, selon les groupes sociaux ? Quelles [29] relations entretiennent les unités sociales élémentaires entre elles et lesquelles convergent vers une identité par le pays. Pouvoir, conflit, collaboration, compromis, consensus, voire unanimisme, sont autant de notions à approfondir, à tester à cette échelle, et les relations qui en naissent sont d'une grande complexité. Quelques jalons sont possibles provenant d'une thématique plaidant pour une théorie de la localité[16].

Pour cela un rapide parcours des travaux de recherche réalisés dans le cadre de l'A.T.P. du Changement Social et Culturel fait apparaître quelques orientations décisives dont le transfert à l'échelle du pays est partiellement plausible. Sociabilité, socialité, réseaux, territorialité, solidarité locale, identité collective sont les maîtres-mots qui guident de manière plus ou moins explicite vers la saisie du « local » comme facteur fondamental du changement ou de la permanence du social. À La Mure et pays matheysin[17] l'attention est attirée sur la manière dont, à travers les organes syndicalo-politiques ouvriers, se fait le passage vers un système politico-économique local, le passage de la défense de la mine à celle du plateau. À Saint-Jean-Trolimon[18] les chercheurs proposent pour passer du macro (marché du travail, emploi, problèmes de logements, de travail, de transports) au micro (familial, amical et quotidien) le concept opératoire de sociabilité reliant ces deux dimensions. À la Flèche, Malicorne et Sablé[19], on constate que l'identité collective est d'autant plus nette que le territoire est bien délimité, que la valorisation de la petite ville dans l'identification tient à sa fonction de service (a contrario la petite ville [30] industrielle n’est pas valorisable). L’étude du Domfrontais[20] souligne l'importance du non exprimé, de « ce qui reste collectivement tacite » chez les agriculteurs participant aux conflits fonciers « selon des normes de stratification échappant à la problématique de la lutte des classes ». Même invisibilité dans le cas des réseaux sociaux observés à Croix-Luizet (Villeurbanne)[21] — et même s’il s'agit ici d’un quartier urbain, on peut soupçonner l’intérêt de ces observations dans un autre contexte. Aux associations, partie émergée, les unes répondant aux rythmes et aux conditions de la société globale, les autres en méfiance et contre-pouvoir face aux tendances fédératives et répondant aux conditions de la société locale, il faut ajouter les réseaux qui trament (seule visibilité) une socialité immergée, informelle. La territorialité définie comme un rapport triple des hommes, du travail et de la terre, émerge dans l'analyse des conséquences dues aux transformations agraires à Saint-Jean-Brévelay[22] (greffe de l'élevage hors-sol, destruction des talus et des haies) où toute la sphère du social se trouve affectée.

« Un ensemble de représentations qui emprunte tout ou partie au néo-ruralisme », « une référence territoriale omniprésente » participent au processus d'identification et de reterritorialisation qui « bat le rappel de toutes les différenciations spatiales possibles : pays, paroisse, quartier, village, région etc. ». Alors qu’on a affaire à une paysannerie dont « les hommes n'entretiennent pas plus de relations que des pommes de terre dans un sac », qui dirait que « l’idéologie de conscience de soi quand elle s'appuie sur une mémoire même artificiellement entretenue ne retrouve pas ses racines » ? Se référant à la formule de L. Sfez : « La mémoire n'est jamais [31] mémoire des structures mais mémoire des noms et des lieux »[23], la constatation suivante est formulée : « Solidarité locale et mémoire spatiale s'entrechoquent dans une équation bien peu logique mais dont il ne faut pas forcément sous-estimer l'impact dans le quotidien. D'autant que si le capitalisme a une capacité étonnante de récupération, d'intégration et d'extension, se dresse en face une vie quotidienne dont l'épaisseur, l'opacité, la vitalité et la dynamique ne se laissent peut-être pas aussi facilement circonscrire ». Est-ce parce que Limoux est en Occitanie, qu’un autre chercheur[24] affirme nettement qu'il observe un lieu où la socialité politique est vivement rejetée parce que « l'histoire a toujours continué » et que « l'identité collective s'est toujours posée comme transcendant les diverses identités sociales » tout en n'étant d'ailleurs elle-même « qu’un produit de l'histoire nationale » ; un lieu où le renouveau localiste est dévié du renouveau régionaliste.

Le quotidien, voici un autre maître-mot porteur de valeurs sociales nouvelles ou réémergentes selon les auteurs. Mais là encore les pistes du formalisable restent bien floues. Cette thématique est développée en particulier par le sociologue M. Maffesoli[25], pour qui cette fin de siècle et de millénaire que nous vivons voit resurgir le quotidien qui n'est pas de l’ordre du repli ou de la résignation ni de l’ordre du privatif. La faillite des idéologies finalistes (dont le marxisme serait la forme la plus achevée) ouvrirait la voie à notre errance première, notre vie de tous les jours. L'échange social non restreint à une mécanique participerait de l'imaginaire, du simulacre, de la théâtralité. Les grandes valeurs, les « grands récits » — être maître de soi comme de l'univers —, tout ce qui est d'expression prométhéenne se [32] relativiserait. Face à la saturation des valeurs actives, les formes dionysiaques s'affirmeraient, le moi venant se fondre dans une entité confusionnelle. La socialité serait faite de cette dilution de l'individu dans le sujet collectif. Les conséquences les plus importantes pour notre propos proviennent de ce sentiment de situation de l'homme, jeté dans le monde, en sympathie avec l'univers, le cosmos. La nature devient un partenaire. Nature matricielle, elle provoque un autre type de relation que la relation de production, un réinvestissement du territoire comme du dialecte, un ressurgissement du concret. Sans doute y a-t-il derrière cette appréhension du quotidien un souffle prophétique qui gomme d'emblée toute prévalence des modes de production et des rapports sociaux qu'ils engendrent, qui provoque un véritable déni de l'histoire... Cependant prendre les affirmations les plus exacerbées dans l'analyse sociale actuelle a du moins pour intérêt de bien souligner l'incontestable émergence de la thématique du quotidien.

Au-delà de ces constatations sociétales ou psychosociales, quelques tentatives théoriques méritent d'être soulignées. Deux études de l'Observation du Changement Social[26] posent la problématique de ce que les auteurs appellent « les groupes sociaux localisés » en partant de l'hypothèse forte d’un lien entre appartenance de classe et pratiques localisées, hypothèse qui constitue, disent-ils, « un de nos axes de recherche au niveau des différentes associations ethniques, culturelles, sportives... » et qui renvoie aux travaux de J. Lojkine[27]. Une des études porte sur Martigues et analyse les luttes dans l'espace social local, lesquelles, selon leur ampleur et leur type, mettent aussi en œuvre des formes spécifiques d'unification. Alliance, neutralité, exclusion recomposent à chaque période historique les formes permanentes [33] inscrites dans l'espace-mémoire. Cette notion de recomposition est essentielle car elle met en lumière les spécificités locales : claire, elle est par ailleurs limitée à un champ relationnel précis : à travers les luttes et les alliances, les notables, les leaders, c'est un réseau de pouvoir qui est analysé et le concept d'hégémonie devient central. On remarquera aussi que l'espace de référence fait l'objet d'une question importante pour nous géographes : fallait-il se contenter de la ville de Martigues ou fallait-il s'étendre à l'ensemble spatial centré sur l'étang de Berre ? L’autre étude place délibérément Manosque au cœur de ses campagnes où en « forme de toile d'araignée » se fait le « pompage des valeurs monétaires ». Or, depuis les années 1960, Manosque est le lieu d'implantation d'entreprises nouvelles qui changent sa fonction : « les processus affectant la localité reposent sur la rencontre entre l'inscription des phénomènes en action dans la société globale et la singularité propre à la localité ». L’absence de grandes entreprises, le poids majoritaire du tertiaire, le secteur BTP non négligeable, cela ne forme pas une totalité mais seulement « un ensemble de déterminations constitué d'absence/présence/poids différent des éléments de la structure économique française », dans une « pondération » de « rôle quasi nul au niveau économique mais important au niveau politique et idéologique ». Les auteurs proposent une définition de la localité, conjonction du local et du localisé, « c’est-à-dire un ensemble de déterminations locales (exprimant pour partie la singularité de la localité) et d'autre part l'inscription localisée de déterminations globales ». Il me semble qu'on peut être tenté d'approfondir cette articulation à l'échelle du pays, en particulier lorsque celui-ci révèle bien les dysfonctionnements d’un aménagement de type national ou régional dans un cadre de vie plus étroit. Au delà du social et du politique, le système économique est aussi concerné.

Pour Y. Barel[28] et les chercheurs de son équipe, ces [34] tentatives pour identifier la spécificité du local, qui coïncident souvent avec un essai de renouvellement du marxisme, restent encore trop du strict domaine du social. Pour eux, ce qu'ils appellent le local comme un des territoires possibles, c'est bien entendu le « petit » mais qui met en défaut la socialité pure, celle qui à l’échelle macro fait intervenir des caractéristiques sociales telles que classe ouvrière, capital, bourgeoisie, mais sans sexe, ni âge, ni accent. C'est aussi le lieu de la différence et de la spécificité : « ce qui crée la distance et creuse l’écart » a autant d'importance que ce qui homogénéise. C'est aussi le lieu du répétitif et de la quotidienneté tel que le définit M. Abelès comme « royaume de l'implicite »[29] . C'est surtout pour eux, le lieu où l’action et la pensée sociales entrent en contact avec la matière ou la substance.
C’est le lieu privilégié d'analyse de l'irruption du non-social dans le social car disent-ils, « il n'est pas possible d'expliquer jusqu'au bout le social à partir du seul social ». Les territoires sont le lieu où l'invisible et l’indicible peuvent le mieux se voir et se dire. Ce qu'ils entendent par matière et substance « c'est le corps d'une société et, pour une fois ou pour un instant, on peut s'offrir la licence de parler du corps social comme quelque chose de pas du tout métaphorique, quitte à braver la censure digne et sévère des allergiques de l'organicisme, oui la société a un corps, est corporelle, un corps énorme, protéiforme, défiant toute description raisonnable, faite de climat, de sol, de montagnes, d'eau, de béton, de pétrole, de biologie, de saisons, sans oublier les « corps immatériels » que sont l’histoire, le temps, les cultures, les mémoires, les représentations sociales... « Autrement dit, le territoire ne se confond pas avec la micro-socialité. Attention par ailleurs de ne pas sombrer dans le fétichisme géographique que montagnes, climat, saisons réveilleraient. Le territoire de Barel ne doit pas être conçu [35] comme une entité uniquement spatiale, car le territoire est ici ce qui se spécifie dans un contexte universel et quand le substrat matériel a quelque chose à y voir ; mais ce substrat peut être multiforme : « espace "concret" bien sûr, mais tout autant une technique de production, une langue, une gestuelle, un réseau de relations affectives ». Le territoire s’oppose au code qui règle, qui universalise et déterritorialise. En d'autres termes on constaterait aujourd’hui, de toutes parts, une tendance sociale à une reterritorialisation parallèle, complémentaire ou contradictoire, selon les points de vue, des codes et algorithmes perceptibles, institutionnalisés, universalisables.

Ainsi donc, la paradoxale modernité de la thématique du pays longtemps relégué au magasin des antiquités, nous oblige bien à souligner les permanences de son analyse, même si son archétype s'éloigne. La pensée sociale contemporaine nous aide à mieux en définir la richesse. Le pays comme toute autre forme spatiale du micro-social n'est ni un objet spécifique local, ni une « cadastration » de l’espace géographique. Il est une forme particulière, mais généralisable d'étendue ou d’espace socialisés, un territoire géographique de cohérence locale, matérielle et sociale. La voie, souvent vaine, du comparatisme longtemps pratiqué par les géographes, peut aujourd’hui être abandonnée.

Le pays, à partir du moment où il participe à des formes sociales devient un enjeu : enjeu économique, enjeu social que le politique soucieux de la régulation et de l’ordre ne peut ignorer.

III Patrimoine et valeur d'usage : le pays enjeu économique et social

Le pays, valeur marchande, c’est ce que nous inflige aujourd’hui une publicité à la recherche du bon goût et de l'authentique pour promouvoir un produit qu'il faut à tout le moins débanaliser. Le rare, le sublime, ce qui ne se dévalue [36] jamais, c’est le pays-label qui rappelle les valeurs ancestrales de la terre, de la propriété, du « bien » hérité, du patrimoine.

Telle société de construction-vente de pavillons du sud-ouest propose ses maisons « de pays », l’une où briques, tuiles et bois ne peuvent être que des matériaux traditionnels, l’autre « une maison bien de chez nous », la suivante en autant de versions qu'il y a d'architectures dans le sud-ouest, la quatrième selon l’architecture du pays. Et tout cela ainsi étiqueté dans un catalogue qui les présente dans l’ordre suivant : Liberté 6, Estérel, Corail, Saphir...[30]

À la fois produit standardisé au même titre que des voitures automobiles aux marques et types divers, et produit local. Comme si le dernier fruit de l’industrie moderne ne pouvait se passer, quand il s'agit de maison et d'habitant, des valeurs du terroir. Même constatation possible avec la nouvelle forme de promotion des vins, à l’incitation même des pouvoirs publics qui ajoutent aux reconnaissances habituelles « d’origine contrôlée » et de « qualité supérieure » celle de « pays ». Mais il n’est pas toujours simple de personnaliser le pays, tous les noms ne sont pas bons à prendre. « Moyenne vallée de l'Hérault » cela ne sonne pas bien, n'a pas la saveur d'une consonance paysanne ; alors pourquoi pas « Ceressou »[31] : ni Côtes-du-Rhône, ni Bourgogne, ni Bordeaux, mais quelque chose de plus modeste, de plus local, qu’il faut « dénicher ». On assiste aujourd’hui à une floraison d'étiquetages semblables qui ne sont pas sans rappeler les vertus commerciales de « l’agriculture biologique ». Antidote de l'urbain, le pays offre à la vente ses fermes ou fermettes, ses cabanons, ses mazets.

Mais tout cela n'est que le tangible et le palpable, la transcription mercantile d'une valeur d'usage encore plus riche que ce qu'elle laisse entrevoir. D'abord les pays ont [37] souvent une capitale, non pas, bien sûr, un pôle de commandement de forte puissance, mais un lieu de notoriété : activité particulière, renommée d’un produit, lieu de pèlerinage, vieille cité historique... Aubusson, Sarlat, Salers, Saint-Malo.... Chaque pays honore, sinon ses saints, ses personnalités aux travers desquelles les habitants mémorisent ou construisent son histoire : bailly, comte, évêque, ministre... Capital et personnalité statufiée participent au patrimoine collectif qu'il serait bien trop court de limiter à ces seuls symboles.

Pays et paysages sont trop voisins pour ne pas entretenir de fortes relations entre eux. Or le paysage c'est à la fois la matérialité et le symbole d'un pays. Changer de pays, c'est changer de paysage : ici les ruptures de la topographie, ailleurs les changements d'associations culturales ou bien les changements d'habitat... Toute une géographie nouvelle de la valeur d'usage du paysage est à faire d'autant qu'elle n'est pas sans implication sociale et politique. On peut s’attarder sur une étude à paraître bientôt[32] car elle me semble bien déployer toutes les acceptions de la valeur d'usage, y compris celles qui ont trait au symbolique et à l'imaginaire. Que valent les montagnes de la côte viticole de Beaune, lesquelles au delà du sommet du coteau peuvent être décrites en quelques mots : « broussailles, buis, chênes rabougris et roche » ? « L'étroitesse et l'inconfort des chemins » n’en facilitent pas l'accès et l’on peut à première vue les laisser pour compte de déprise, sans grand intérêt, atteintes par la somnolence ou la léthargie. Certes à l'observateur attentif « la densité du réseau de murgers, qui forme une gigantesque toile d'araignée enserrant les friches, délimite une multitude de micro-paysages que seule une évolution naturelle ne pourrait avoir créés ; la montagne de la côte viticole beaunoise a une histoire... » Rien de bien original jusque là : il ne s'agit après tout que [38] d'une découverte d'agronome paysagiste. Beaucoup plus intéressantes sont les analyses qui suivent : les paysages de pelouses sèches où la marche est assez difficile laissent tout de même assez d'ouverture pour ne pas provoquer l'isolement et permettre au regard de fuir vers les horizons lointains du Jura et des Alpes ; les paysages labyrinthes des friches ne facilitent pas la fréquentation à cause de « l'enchevêtrement inextricable des pruneliers, des églantiers, des aubépines, des amélanchiers, etc. » et « les seules échappées du regard ne permettent que le spectacle des bois et de la falaise sombre de l'Arrière-Côte » ; les paysages de forêts denses (chêne et pin noir d'Autriche) imposent un sentiment d'isolement « car rarement le regard peut atteindre le spectacle rassurant des combes viticoles et de la plaine cultivée ». À cette mémoire qu'est le paysage se combine une utilité ou un usage que certains préféreraient appeler culture[33]. La montagne de la côte Beaunoise, comme beaucoup d'autres, a été un espace d’usage communautaire, lieu de paissance des troupeaux, lieu de réserve de bois, de lauzes, de pierre, voire de terre pour régénérer les sols des vignes, lieu de chasse et de cueillette. Et elle fut farouchement protégée contre les tentatives usurpatrices des notables surtout, contre la privatisation. Le partage des communaux en 1793 rencontra une vive opposition mais une partie du territoire fut tout de même entamé. Puis l'évolution économique marquée par la récession et la régression viticoles dues au phylloxéra, plus tard, l’abandon de l’activité pastorale, redonnèrent à ces montagnes leur fonction de réserve communautaire, de réel patrimoine. Une enquête réalisée dans sept communes concernées montre que « les habitants de ces villages favorables à la conservation de la montagne dans son état actuel sont deux fois plus nombreux que ceux qui souhaitent y voir réaliser des aménagements ou des cultures » et par ailleurs le nombre de ceux « se prononçant [39] pour la mise en réserve naturelle de la montagne est à peine plus élevé que celui qui refuse cet hypothétique statut ». Non au parc, c'est un refus bien connu aussi dans les Cévennes comme en Auvergne, refus du pays en réponse à l’appropriation par le citadin des métropoles, par le touriste, le vacancier. Un parc ? Et de citer la réaction suivante : « surtout pas ! ça n’aurait plus l'aspect sauvage... un parc, ça sent le moderne, ça ne respecte pas les buis, les murgers, la bruyère : ils foutraient tout en l'air ; ils feraient des baraques pour vendre de la glace ! ». Non aussi à l'étranger, car comment expliquer autrement la satisfaction des viticulteurs locaux de voir échouer une tentative d'installation de nouveaux agriculteurs par la S.A.F.E.R., ces mêmes viticulteurs qui peuvent encore savoir que leurs prédécesseurs avaient bien élargi leurs cultures et essaimé leurs troupeaux ? Non également au projet d'un importateur de motos qui voulait y créer un « Bol d'Herbe ». En fait c’est un « paysage de liberté » qu’on veut conserver, paysage ouvert au défoulement, propriété collective du pauvre par opposition à la propriété viticole bourgeoise, paysage sauvage, antidote du vignoble aligné, ordonné, structuré. Paysage enfin « de poésie et d’imaginaire » « comparable au grenier de la maison de Bachelard »[34]. « Le vigneron retrouve sur ces hauteurs les traces des époques de ses ancêtres » ; « désertes, ces terres inspirent aussi la peur », réminiscence des légendaires bêtes féroces, lieu du fantastique ; « la montagne incite à la rêverie » (immensité visuelle, contemplation, isolement ou recueillement). La conclusion de l'auteur saisit bien les conséquences socio-politiques de ce constat mais aussi la fragile subjectivité qui guide l’analyse : « l'aménagement du territoire a jusqu'ici ignoré l’importance de ces valeurs d'usage et symboliques, sans doute aurait-on pu éviter des conflits... si ces valeurs avaient été placées sur le même plan que les facteurs économiques. La sensibilité de l'homme [40] au paysage n’est pas un mythe » ; toutefois « l’analyse de ces valeurs... demande au chercheur d'utiliser sa propre sensibilité sans laquelle le paysage n'aurait pas l’intérêt que l'homme porte à sa contemplation ».

C'est bien vrai qu’alors il n’est pas facile de départager dans l'appréciation, ce qui relève du projet de soi-même et de la réelle valeur patrimoniale pour les acteurs du pays. En Bas-Languedoc, sur fond lointain des néo-pyramides de la Grande-Motte, par devant l'étang de l'Or et sur ses rives indécises où sont implantées les « cabanes » des chasseurs - pêcheurs, une pancarte trônait, fut un temps : « Ici s’arrête la loi ». La valeur d'usage est souvent plus faite de complicité, de connivence, de ruse de braconnier, que de poésie et de rêve. À chacun sa conception de la fonction d'un paysage, y compris la fonction mystique : « Moi, deux trois fois l’an, il me faut remonter sur le plateau, là-haut, au pied de l'Alpe, derrière Banon et Redortiers, là où la terre est si sérieuse. Je monte respirer juste un coup et je redescends. Le sens est là-haut, net, précis ; ici c’est le luxe, « les délices de Capoue ». Là-haut, c’est trop pur pour y vivre, mais c’est là qu'est le sens vivant »[35]. Et pourtant de cette montagne (ou dans cette montagne) certains vivent. Encore une fois la valeur d'usage dépend du projet : un pays pour qui ? Même le pays-refuge ne répond pas facilement à la question. Vivre au pays et retourner au pays sont parfois antinomiques. Cette coquille de l'homme[36], c'est la fin d'une vie, voire la fin des illusions, un repli ou bien l’abri, le rempart contre la dilution, la dégénérescence, la dispersion, l’éclatement de l’être social.

Quoiqu'il en soit, on rejoint par là ce qui a été dit du processus d'identification-appropriation pour lequel la valeur d'usage est une manière de matérialiser un patrimoine [41] collectif. Mais ce patrimoine est-il conscient, faute d'être exprimé ainsi, pour ceux qui travaillent et veulent rester au pays, autrement qu’à travers les biens communautaires ? Oui, parfois. Au premier arrière-pays de la côte d'Azur s’inscrit le pays de Grasse. Il en a tous les attributs : une renommée industrielle, le parfum, une renommée agricole, la fleur, un attrait spécifique qui explique que les nouvelles résidences qui l’envahissent n'ont guère de parenté avec la villégiature azuréenne ou balnéaire. Le paysage a encore conservé l'harmonie des campagnes provençalo-ligures. Ce pays se circonscrit bien et son degré d'unité est sans doute des plus élevés. Mais la marée urbaine est pressante, l'agriculture doit faire preuve de prodiges pour se maintenir, et puis les usines à parfum sont passées, sauf trois, aux mains de non-grassois — les capitaux japonais là aussi se sont installés — tandis qu'elles sont souvent plus soucieuses de vendre leur technologie, d'exporter leur savoir-faire et d'importer une matière première moins coûteuse, que d'entretenir contractuellement les débouchés du jasmin, de la fleur d'oranger ou de la lavande des montagnes proches. Reste que la parfumerie grassoise, faute de valoriser la fleur du pays, vend sa notoriété grassoise, vend le pays et non plus ses fleurs. Ce double savoir-faire agricole et industriel fait clairement conscience de patrimoine chez les ouvriers qui vous diront, pour peu qu'ils aient vécu les mutations de leurs entreprises, leur peine devant les mélanges, les coupages et autres compositions artificielles et chimiques auxquels ils ont pu assister ou participer. Conscience chez les agriculteurs qui voient s'exténuer la culture du jasmin, et agonir celle de l’oranger. Et même contraints de constater l'irrémédiable, ils sauront parfaitement vous dire que la fin des orangers, c'est, bien au-delà d'une agriculture amputée, l'écroulement à terme des terrasses ainsi tenues, d’un paysage qui leur appartenait.[37] [42]

Le pays révèle conflits, contradictions, dualités de ce qu'il faut appeler avec Y. Barel la logique du capital opposée à celle du patrimoine[38] ; parce qu’il en est, et cela est essentiel, à l'articulation. L'homme habitant, producteur et consommateur, tente d'y assumer tout à la fois. Et ce n'est pas le cadre plus local, communal par exemple, ou plus vaste, régional, qui vérifie cela. Y. Barel dit que la cohérence capitaliste est de type a-territorial, faite de points et de lignes tandis que la cohérence patrimoniale est de type territoriale [sic!] et occupe la surface, une surface faite de réseaux denses et entremêlés au point qu’il n'y a plus de vide. C’est bien effectivement ce que l’on constate en passant du niveau régional fait de villes et de flux d'échanges au niveau du pays fait de relations multiformes des hommes au milieu et aux lieux autant que des hommes entre eux.

Quelques constatations faites en haute Maurienne et dans le Mené[39] vont dans ce sens. En Maurienne « l'identification première est encore celle du village... Les acteurs du développement eux-mêmes ne s’identifient que par raison, en fonction des intérêts économiques en jeu, à plusieurs villages ou à la vallée toute entière » ; « la majorité est écartelée entre la nécessité de mettre en œuvre un développement venu d'ailleurs sans perdre son caractère adapté à des opérations de structure ancienne » ; « en tout cas, ceux qui allant au-delà désirent l’intégration totale par l’adoption pure et simple de modèles d'attitudes et de comportements de la société urbaine et industrielle, entraînent des phénomènes de rejet ». Dans le Mené, pays inventé, volontariste, c’est à partir du moment où le Comité d'Expansion a réussi à en faire une Communauté d'intérêt qu'il a fallu s'ouvrir au développement économique et que l'adhésion populaire s’est affaiblie. En même temps les promoteurs de ce développement ont compris que les décisions étaient du ressort communal, cantonal ou départemental. Le [43] Mené, faute d'identification historique et matérielle, n’a pu se perpétuer en pays. L. Quéré[40] montre bien également comment la politique de régionalisation a engendré une dynamique sociale et politique préparée par le CELIB et qui, en fait, a « défini sa propre inscription territoriale ». Les élites locales du changement, issues en particulier du syndicalisme agricole et des mouvements chrétiens, ont su opposer à un « modèle sectoriel de formulation de la demande sociale » un « modèle territorial » : « dans le modèle territorial, la demande sociale est globalisée dans le cadre d'un territoire donné, à l'initiative d'une instance chargée d'adresser une demande à l'État après l’avoir explicitée et encodée, et avoir opéré un premier arbitrage entre les demandes formulées ». Ce sont les comités de pays qui, par conquête technique, ont réussi ce changement mais par une substitution du cadre de pays au cadre régional. Ce faisant, l'initiative ne peut être totale qu'à la condition de concéder du pouvoir politique à de nouvelles formes de collectivités locales. C'est prédire alors une institutionnalisation du pays. Les enjeux économiques, sociaux et politiques du pays sont corrélativement liés à l'émergence de ce nouveau cadre territorial, mais toute intégration a quelque aspect pervers. Faut-il aussi étatiser le pays ?

En guise de conclusion, deux considérations paraissent s'imposer. La première a trait aux dangers du modèle territorial pour canaliser ou réguler la demande sociale, au risque d'utiliser le pays pour nourrir une idéologie du consensus social et pour rameuter un unanimisme politiquement utile, au dévoiement néo-félibréen et national-populiste. La problématique du patrimoine nous parait moins piégée. La deuxième considération tient au fameux « culturel » à peine évoqué ci-dessus. Faut-il toujours s'en remettre soit à culture ou nature, se laisser déterminer par ceux qui farouchement [44] veulent opposer superstructure et infrastructure, comme si l’une et l’autre n'entretenaient aucune relation dialectique. « La structure spatiale doit à chaque fois, être envisagée dans la combinatoire complexe qui la lie à la structure culturelle et à la structure sociale » nous dit J. Rémy[41] qui ajoute qu’« une fois construit comme concept sociologique », l’espace « permet une élaboration spécifique d'un rapport à la matérialité, dépassant les aspects strictement physiques de celle-ci », ce qui permet « de comprendre combien les conditions de production et d'appropriation de la matérialité sont importantes pour déterminer les possibilités des acteurs inter-reliés dans une structure sociale ». C'est dans cette perspective aussi que s'inscrit la thématique de pays-territoire. [45]

Franck Auriac

Notes


dans *Groupe Dupont, Géopoint 82, Les territoires de la vie quotidienne, Avignon, 1982, p. 123-129.

** Membre du groupe Dupont.

[1] L. Gallois (1908), Régions naturelles et noms de pays, étude sur la région parisienne, A. Colin ; L. Gallois (1909), « Les noms de pays », Annales de Géographie, n°97.

[2] R Blanchard (1906), La Flandre, étude géographique de la plaine flamande en France, Belgique et Hollande.

[3] A. Demangeon (1905), La Picardie et les régions voisines : Artois, Cambrésis, Beauvaisis.

[4] M. Berger, Ch. Gillette, M.C. Robic (1975), « L'étude des espaces ruraux français à travers trois quarts de siècle de recherche géographique... », Cahiers de Fontenay.

[5] Cf. R Ferras, « Propositions de définitions, approches méthodologiques », (texte qui fait suite à celui ci).

[6] P. Flatrès (1979), « Pays traditionnels et structuration l'espace », Petites villes et pays dans l'aménagement rural, C.N.R.S.

[7] G. Le Guen (1977), « La notion de pays et son évolution en Bretagne », communication aux journées géographiques de Brest, texte ronéoté.

[8] Comité d'étude et de liaison des intérêts bretons (CELIB), Bretagne, une ambition nouvelle, P.U. de Bretagne.

[9] P. Foncin (1910), Les Maures et l'Estérel, A. Colin.

[10] F. Auriac (1981), « Maures et Estérel vus par un géographe du début du siècle », à paraître, Mélanges Miège.

[11] INSEE Aquitaine-Bretagne-Limousin-Pays de la Loire-Poitou Charentes (1979), Retour au pays : L. Laurent, Paris-Limoges en quelques mots.

[12] INSEE... (1979), Retour au pays : P. Baudry, Une fois l'arrondissement franchi, la migration commence.

[13] A. Frémont (1977), « Autour du Bény-Bocage », Hérodote, n°8.

[14] A. Frémont (1976), La région, espace vécu, P.U.F.

[15] R Ferras (1981), « Le Piscenois, pratique et perception d’un "pays" en Bas-Languedoc », Table ronde « Géographie de la perception », Genève, texte dactyl.

[16] J. Lautman (1981), « Pour une théorie de la localité », Cahiers internationaux de sociologie, LXXI.

[17] H. Morsel et divers auteurs (1981), La Mure en Matheysine, la volonté de vivre, CNRS.

[18] Divers auteurs (1981), « De la sociabilité au réseau ou le changement dans la continuité à Saint-Jean-Trolimon » (rapport O.C.S., ATP changement social et culturel).

[19] R Rouleau (1982), « Changement social et culturel dans les cantons de la Flèche, Malicorne et Sablé », Cahiers de l'O.C.S., vol. V.

[20] R Hérin et autres auteurs (1982) « Le Domfrontais », Cahiers de l’O.C.S., vol. IV.

[21] B. Meuret (1982), « Sociographie des réseaux sociaux à Croix-Luizet (Villeurbanne) », rapport O.C.S., CNRS.

[22] B. Fradetal, H. Lamarche (1982), « De l’économique au social : trois essais sur le changement à Saint Jean Brévelay », Cahiers de l'O.C.S., vol. VII.

[23] L. Sfez (1978), L'enfer et le paradis.

[24] R Cabanes (1982), « Socialité publique et identité à Limoux », Cahiers de l’O.C.S., vol. VIII.

[25] M. Maffesoli, (1979), La conquête du présent. M. Maffesoli, (1982), L’ombre de Dyonisos.

[26] A. Apkarian-Lacout, P. Vergès (1982), « Martigues à la recherche du local », Cahiers O.C.S., vol IX. J.C. Garnier et P. Vergès (1982), « Manosque au regard de l'histoire et de ses groupes sociaux », Cahiers de l'O.C.S., vol. IX.

[27] J. Lojkine (1980), « Politique urbaine et pouvoir local », Revue française de sociologie, XXI, 4.

[28] Y. Barel, C. Arbaret-Schulz, A.M. Butel (1981), Territoires et codes sociaux, doc. ronéoté, centre d'Études des pratiques sociales, Grenoble. Y. Barel (1982), La marginalité sociale, P.U.F.

[29] M. Abelès (1980), « Le local à la recherche du temps perdu », Dialectiques, n° 30.

[30] Notations de R Ferras.

[31] Notations de R Ferras.

[32] Y. Luginbuhl (1982), « La montagne de la côte viticole beaunoise : un paysage de liberté », projet d’article pour l’Espace géographique, texte ronéoté.

[33] L'espace géographique (1981), n°4 : l’approche culturelle en géographie.

[34] G. Bachelard (1972), La poétique de l’espace, P.U.F.

[35] Jean Viard (1981), La dérive des territoires, Actes Sud.

[36] A. A. Moles et E. Rohmer (1978), Psychologie de l'Espace, Casterman.

[37] Notes prises, 8 avril 1982, Rencontre avec les travailleurs de la parfumerie et les cultivateurs de plantes à parfums, 5e Rencontre occitane de Grasse.

[38] Y. Barel, C. Arbaret-Schulz, A.M. Butel, op. cit.

[39] J. Mengin (1981), « Appartenir à un pays... », Économie rurale, n° 142, p. 50.

[40] L. Quéré (1981), « Région et "pays" en Bretagne », Hérodote, n° 23.

[41] J. Rémy (1975), « Espace et théorie sociologique. Problématique de recherche », Recherches sociologiques, vol. VI, n° 3.

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O. Orain, Le travail de Franck Auriac sur le vignoble languedocien (1992, 2003)

Le travail de Franck Auriac sur le vignoble languedocien

 

Le travail effectué par Franck Auriac sur le vignoble du Languedoc est inaugural d'un nouveau rapport de la géographie à l'objet « vignoble ». Pendant longtemps, la géographie viticole est demeurée le territoire réservé de monographes scrupuleux qui, de Roger Dion à Philippe Roudié, ont cherché à mettre en valeur la spécificité inaliénable de telle ou telle appellation, de tel ou tel cru. à plus d'un titre, cette géographie viticole incarne un classicisme géographique absolu par ses approches (histoire et analyse des conditions physiques), par ses objets (l'exploitation, le terroir, la « qualité ») et par un questionnement terriblement vague (qu'est-ce qui fait un vin : la terre ou les hommes ?). Très vite, la géographie viticole tend à déplacer son attention de l'ensemble régional (le vignoble) au produit (le vin) ; ce qui implique souvent beaucoup d'affect (on a fait sien un vignoble) et très peu de latitude critique. La géographie viticole est un acte d'amour, ce qui explique sa perspective forcément idiographique.

 

Les travaux de Franck Auriac introduisent une rupture décisive dans la prise en compte de l'objet « vignoble » par la géographie. Le vin cesse d'être l'enjeu et l'horizon de l'analyse, de sorte que l'on ne peut plus parler de « géographie viticole ». La rupture est surtout méthodologique : au lieu d'aller quêter une illusoire spécificité régionale, l'auteur postule un « vignoble-système, [c’est à dire un] vignoble explicable par une totalité qui l’organise, d’où le choix d’une méthode intégrative »[1]. Dans le cadre de l'analyse systémique, le choix du vignoble languedocien est présenté comme un « exemple » et une « étape de recherche ». La démarche est première, l'objet second.

 

Les quelques pages qui suivent sont une tentative pour mieux cerner l'approche systémique à l'oeuvre. Nous nous sommes essentiellement basés sur la contraction de la thèse d’État, parue chez Économica, sur quelques articles, et sur un schéma systémique disponible dans différents articles, de Franck Auriac ou de ses commentateurs (Daniel Loi notamment). Il est nécessaire de rappeler les réserves que l’auteur a faites à l’encontre de ce schéma, qualifié en 1984 de « formalisation simplifiée »[2]. Après avoir, dans un premier temps, examiné les tenants et les aboutissants de l'analyse du système économique « vignoble du Languedoc », il s’agit de comprendre le concept de système spatialisé et les notions connexes de spatialisation et spatialité. Bien souvent, la présente étude s'est heurtée au considérable mouvement d'auto-commentaire qui caractérise l'ouvrage de Franck Auriac : ce dernier est toujours le premier à expliciter, définir, dégager des perspectives méthodologiques; de sorte que ce travail ne pouvait être au mieux qu'une paraphrase de ce qui est dit par l'auteur lui-même.

 

Le construit systémique

Un système économique

L'analyse de Franck Auriac part d'une hypothèse déductive : « le vignoble est considéré comme une réponse systémique et acapitaliste aux forces économiques dominantes (...) ».[p. 13]. À partir de ce postulat, la présentation des travaux établit un construit systémique, c'est-à-dire tend à reconstituer (ou traduire) le système « vignoble » à partir de grilles propres à l'herméneutique systémique. Cette approche suppose un va-et-vient permanent entre le modèle proposé et un certain nombre de faits socio-économiques investis par l'analyse. Il nous semble toutefois que F. Auriac considère l'hypothèse systémique comme un existant plutôt que comme une simple grille pertinente. En somme, le système ne serait pas une représentation opératoire du réel mais un fait en quelque sorte méta-factuel. Nous ne pousserons pas plus avant cette supposition dans l'exposé présent, nous contentant de présenter l'intégration des faits dans la perspective systémique.

 

Hypothèse fondatrice, la systémicité du vignoble languedocien renvoie à un constat historique élaboré dans une perspective marxiste[3] : « le vignoble languedocien est une réponse contradictoire aux processus économiques dominants. En effet, il paraît résister depuis près d’un siècle à tout ce qui, logiquement, aurait dû le faire disparaître : production pléthorique et effondrement des prix, désinvestissement capitaliste, concurrence, volonté politique de le réduire, etc.» [p. 10]. La contradiction cadre français/vignoble languedocien est conçue comme une opposition entre un méta-système et son sous-système, qui se maintient du fait même de sa résistivité.

 

Une fois l'hypothèse émise, il s'agit de construire le système en dégageant son émergence dans l’histoire (ou diachronique) et son mode de fonctionnement. Tout système étant « un ensemble d’éléments en interaction » [p. 193], l'analyse a pour objet de cerner leur « assemblage », après les avoir isolés. Le plan de l'ouvrage mime, en quelque sorte, ce dégagement progressif des pièces du vignoble-système, saisies dans un faisceau d'interactions.

 

Le construit

Le vignoble ne devient système qu'à partir du moment où s'instaure la contradiction de finalité socio-économique entre le système global et le sous-ensemble « vignoble ». Jusqu'au début du XXe siècle, le vignoble languedocien s'est caractérisé par « un modèle d’évolution capitaliste », associant de vastes investissements urbains, une concentration progressive des exploitations et un fort développement de la « contradiction sociale » (c’est à dire de fortes tensions) au sein de l'ensemble social concerné par l'activité « viticulture ». La transformation de l'ensemble capitalistique « vignoble du Languedoc » en un système à fort degré d'autonomisation, dans lequel la contradiction sociale a été gommée et portée hors-système, est caractérisée par l'auteur comme « une phase historique unique et non-reproductible, où les éléments aléatoires jouent un rôle parfois important », soit la systémogénèse, incident fondateur du système.

 

La systémogénèse, telle que la conçoit Franck Auriac, suppose la combinaison circonstancielle de facteurs multiples qui, sous l'effet d'un catalyseur socio-économique, aboutit à l'intrication totale des éléments d'un ensemble en ce qui n'est plus simplement ensemble mais système. La figure reproduite ci-après rappelle clairement quels sont ces facteurs ou « structures en place », qui ont permis « l’apparition des éléments du futur système » : la tradition viticole de l'espace concerné, les capacités d'investissement du réseau urbain local et l'ouverture d'un marché national à la suite (notamment) du développement du réseau ferré. Toutefois, ces facteurs n'auraient produit qu'une « vague extension de la vigne » sur des bases capitalistes, si n'intervenait pas le facteur catalytique (systémogénétique) qui produit la contradiction : le vignoble a connu de gros problèmes de mévente dans les premières années du siècle, liés notamment à la concurrence du vignoble algérien. Cette crise, qui fut d'abord une succession de chute des cours, a culminé en 1907, année qui sert de repère pour dater la systémogénèse. Que se passe-t-il alors ? La contradiction sociale, jusque là interne aux acteurs sociaux du vignoble, est externalisée, dans un mouvement de revendication unissant l'ensemble des couches sociales contre le pouvoir national. Et F. Auriac de souligner l'infléchissement des cibles de la revendication viticole et « l’ambivalence du mouvement », qui associe dans un très large recrutement « des propriétaires, petits, moyens ou grands », des ouvriers, des négociants, donnant l'impression d'un « curieux amalgame » aux observateurs extérieurs (Jaurès entre autres). Et F. Auriac de conclure : « la dialectique contredit la structure dont la base économique reposait sur le capitalisme viticole spatialement structurant. 1907, date d’inversion, date systémogénétique, en rejetant la contradiction hors de la place, inaugure la création d’un système socio-économique spatialisé pour lequel toute l'énergie consistera à assurer la survie face aux crises chroniques.» [p. 73].

 

L'élément de base du système est certainement l'exploitation agricole. L'ensemble des exploitations constitue le premier « niveau syntagmatique » (c’est à dire qu’elles constituent le réseau des éléments « de base ») du système, ou encore sa trame, terme qui désigne la disposition des éléments du système les uns par rapport aux autres. Toutefois, la définition des éléments de base n'a pas été limitée aux seules exploitations : il n'y a pas homogénéité absolue des « pièces » constitutives du premier niveau syntagmatique du système. Sur le schéma synthétique reproduit ci-après,

« on voit qu’il y a un certain nombre d’éléments, trois types d’exploitation (exploitations moyennes, exploitations capitalistes, petites exploitations à temps partiel) ; les villes de la région, source de capital et d’emplois, et les coopératives. Entre ces éléments, des flux de main d'œuvre et de travail, de services, et aussi des rapports de force peuvent être distingués. L'ensemble des flux partant et/ou arrivant à un élément assure la pérennité de celui-ci malgré les conditions adverses. Ainsi, par exemple, la micro-exploitation se maintient en partie grâce aux emplois offerts par les grandes exploitations et par le marché urbain, et aux services rendus par les coopératives. Réciproquement, la force de travail excédentaire des micro-exploitations assure les compléments nécessaires aux grandes exploitations, et permet aux coopératives de s'assurer un volume d'activité suffisant. » [4]

Franck Auriac, le système du vignoble languedocien
Schéma du "système du vignoble languedocien" dans Auriac et Durand-Dastès (1981)

 

Voici caractérisés par F. Auriac et F. Durand-Dastès les éléments constitutifs du système. Il est important de souligner que les rapports de causalité impliqués par le construit systémique diffèrent profondément de ce que l'on pourrait appeler la causalité classique : « la chaîne cause - effet est sur un support de durée, l’une précédant l’autre. Il convient de rompre cette superposition et de bien voir qu’il n’y a nullement idée d’antécédence, donc de temps, dans la causalité systémique. Durée et causalité sont dissociés. » [p. 194]. D. Loi[5] a aussi pu définir la causalité systémique à l'œuvre ici comme une « causalité à flux entre des objets », par opposition à la « causalité linéaire », encore utilisée pour rendre compte de la mise en place des facteurs ayant permis la systémogénèse. La causalité systémique est circulaire et s'appréhende à travers des interrelations (synchroniques) et des interactions (diachroniques).

 

Finalité

Le vignoble-système est orienté dans une perspective que Franck Auriac définit comme « approfondissement de la contradiction entre méta-système et micro-système viticole ». Que faut-il entendre par là ? Le vignoble-système s'étant constitué comme tel par réaction à la logique libérale du marché du vin en France, on conçoit que son horizon premier, à l'encontre du méta-système français, est le maintien de prix stables. Dans le chapitre intitulé « finalité », l'auteur montre que la marginalisation des metteurs en marché traditionnels (négoce « capitaliste ») va de pair avec un consensus d'action revendicative des diverse couches sociales du vignoble. « La défense acharnée des prix du vin » fédère les initiatives de revendication sociale, dirigées contre des instances extérieures au vignoble-système : l’État français dès 1907, puis « Bruxelles », à partir des années 1970. F. Auriac parle de « quasi-intentionnalité » pour désigner le faisceau d'intérêts convergents à l'origine de la contradiction sociale, créatrice du vignoble-système. Cette quasi-intentionnalité est donnée comme le moteur du système, comme sa finalité, principe qui n'est « ni interne, ni général, ni métaphysique » : la finalité du sous-système n'a de sens que dans la relation au méta-système et dans une perspective précise (la reproduction de la contradiction). Outre les phénomènes revendicatifs, le système a recours à des agents qui ont un pouvoir de stabilisation (maintien des prix) et participent de la contradiction. Ainsi les caves coopératives.

 

Fonction holonique

Les caves coopératives ont une place spécifique dans le système échafaudé ou repéré (c'est selon) par Franck Auriac : élément hiérarchique structurant, elles ont pour fonction de minimiser l'entropie (c’est-à-dire le désordre, ou la désagrégation sociale) dans le système en endossant un rôle organisateur. L'auteur souligne qu'elles sont nées d'un idéal socialiste, « objectif réel d’autonomie par la solidarité et la complémentarité des producteurs » [p. 111]. Toutefois, la perspective systémique laisse entendre qu'il y a eu plus ou moins subversion de cet objectif. « [La coopérative vinicole] minimise l'entropie du vignoble-système, qui serait maximale si tous les viticulteurs vinifiaient et commercialisaient individuellement.» [p. 109]. Les coopératives sont devenues des agents de production agricole et de commercialisation, dont le maillage serré, couvrant la totalité de l'espace viticole, est manifestation de leur pertinence au sein du système.

Là est la fonction holonique des coopératives : du fait de leur position hiérarchique, elles incarnent l'élément stabilisateur (organisateur) du système. Elles participent de son équilibre homéostatique. Par ailleurs, elles sont une forme de polarisation interne au système.

 

Auto-reproduction

« L’auto-reproduction d’un système, c’est la mobilisation, en permanence, de toutes les ressources internes. [...] L’auto-reproduction, assurant l’existence ou la survie, se développe sur le front de la contradiction principale » [p. 141]. Dernier concept systémique fondateur, l'auto-reproduction désigne l'ensemble des mécanismes par lesquels le système viticole assure son maintien face au système englobant. Concrètement, le principe renvoie à un certain nombre de succès du vignoble-système : il a détourné à son profit le système d'irrigation du Bas-Languedoc qui devait favoriser la conversion des parcelles viticoles en parcelles arboricoles (40% des terres viticoles étaient irriguées en 1982 !), il résiste aux politiques d'arrachage tout en captant les primes qui y sont associées, il sait introduire des cépages nouveaux pour effectuer sa reconversion qualitative, etc. L'auto-reproduction permet de configurer les stratégies permettant au vignoble-système de maintenir son équilibre homéostatique, tout en donnant l'impression extérieure de mutations qui le condamnent.

L'auto-reproduction renvoie également à des faits de redistribution spatiale : « remontée » de la vigne sur les coteaux, définition d'appellations locales et tout ce qu'Auriac désigne comme « redistribution des places ». D'où la nécessité de réintroduire l'espace...

 

Un système spatialisé

Jusqu'à présent, nous n'avons envisagé le vignoble-système que dans une perspective socio-économique. Pourtant, la contribution théorique majeure de Franck Auriac est sans doute d'avoir réussi à préciser ce qui relevait du spatial, et notamment d'avoir réussi à montrer que l'espace avait une fonction systémique décisive dans le cas étudié. Les analyses proprement géographiques sont sans doute la part la plus complexe et la plus délicate d'un travail globalement très exigeant. La précaution majeure que prend l'auteur est de rappeler le caractère second de l'espace, toujours produit, jamais premier[6]. C'est pourquoi il est question de système spatialisé et non de système spatial. Trois modalités spatiales décisives impatronisent l'espace comme enjeu majeur du vignoble-système : ce que F. Auriac appelle « spatialisation », « potentialisation spatiale » et « spatialité ».

 

Spatialisation

Originellement, la spatialisation du vignoble-système se donne dans la prise de conscience, par l'ensemble des couches sociales concernées, d'une dimension régionale du mouvement revendicatif. Cette affirmation régional<ist>e, ancrée dans des repères culturels, procède du mécanisme systémique : affirmer les liens régionaux contre l’État national et le négoce va de pair avec la minoration des contradictions sociales internes à la région.

Parler de spatialisation du système permet aussi d’insister sur le fait que l'espace produit n'est pas simplement un espace-support, mais qu'« il a ses propres champs de force, [...] ses propres déterminismes, que la spatialisation véhicule dans tout le système » [p. 185]. En somme, il faudrait entendre par là que la pertinence de l'espace, comme paramètre systémique, ne se réduit pas à l'inscription spatiale de phénomènes sociaux. L'espace posséderait des caractéristiques propres, non neutres quant à la (re)-production du système, l’érigeant en enjeu (en protagoniste ?) de cette dernière. La spatialisation du système implique une relation dialectique entre le système et son espace produit : l'espace produit réalise une potentialisation spatiale du système, soit l'ensemble des faits spatiaux inhérents au mécanisme systémique ; par retour, l'espace intervient comme facteur systémique, qui contribue à l'auto-reproduction du système : c'est la spatialité.

 

Potentialisation spatiale

Le fait majeur de la potentialisation spatiale est l'affirmation d'un « effet de centralité », étudié par notre auteur dans le premier chapitre : le vignoble-système est muni d'un « cœur de haute viticolité » biterro-narbonnais, au-delà duquel le pouvoir structurant du vignoble décroît progressivement. On retrouve là un modèle gravitaire, avec ceci de particulier que les mouvements de diffusion de la « nouveauté » (caractéristique décisive de l'auto-reproduction) se font ici toujours de manière centripète, de la périphérie vers le centre du système spatialisé. F. Auriac donne pour exemple la diffusion du mouvement coopératif. On pourrait constater le même phénomène, s'agissant de la diffusion des cépages de qualité. L'explication donnée à ce phénomène d'internalisation est que l'entropie (ou désordre) propre à toute innovation est plus facilement contenue lorsqu'elle se développe en position marginale. Les deux cartes reproduites ci-après matérialisent cette organisation de type centre-périphérie. Pour obtenir ce résultat, Franck Auriac a développé un ensemble d’analyses multivariées, combinant analyse factorielle des correspondances et classification multivariée — dont la figure 1.3 est le résultat « direct » et la figure 1.4 l’interprétation globale en schèmes d’analyse spatiale.

Outre la production de cet espace à fort effet de centralité, le système, de par son organisation hiérarchique, crée des discontinuités spatiales secondaires. Celles-ci se manifestent par une micro-polarisation, induite par les caves coopératives ou, à un niveau supérieur, par les groupements de producteurs. Inversement, cette potentialisation sous forme de micro-polarisation facilite une minimisation des coûts d'acheminement des récoltes, et par là-même contribue à la réduction de l'entropie dans le système. Les caractéristiques spatiales entretiennent la dynamique systémique.

 

Spatialité

« La spatialité s’affirme chaque fois que le système, hiérarchisé et structuré, fait appel aux flux spatiaux pour réédifier son équilibre, chaque fois qu’aux agressions externes qui le mettent en danger il doit répondre par une stratégie de redéploiement de ses forces.» [p. 178]. La spatialité dérive des avantages de la proximité : la minimisation des distances signifie non seulement la réduction des coûts, mais aussi une plus grande cohésion entre les éléments de la trame. À titre d'exemple, F. Auriac étudie la relation ville-vignoble qui « par essence spatiale, est d’un splendide intérêt heuristique » [p. 179].

 

Avant la systémogénèse, la ville porteuse de capitaux a joué un rôle décisif dans l'édification du vignoble capitaliste. C'est elle qui a permis une extension suffisante du vignoble pour que des phénomènes de continuité spatiale interviennent dans la systémogénèse. Dans le contexte du vignoble-système, F. Auriac suggère une inversion du rapport ville/vignoble, qui en quelque sorte tourne à l'avantage de ce dernier, « qui dispose de [la ville] pour se reproduire ». Les flux de capitaux ont cédé la place à des flux de travail, au regard desquels les villes font figure de réservoirs de main-d'œuvre occasionnelle pour le vignoble. La relation de proximité est ici déterminante, qui montre bien le rôle de l'espace (comme distribution) dans la reproduction du système. La relation proxémique (= de proximité) n'est pas mono-fonctionnelle : on pourrait aussi insister sur l'usage que le vignoble fait de la péri-urbanisation[7].

 

Toutefois, il convient de noter qu'après avoir joué un rôle décisif dans la coalescence spatiale du vignoble, le réseau urbain, en relation proxémique très localisée avec les campagnes, ne joue plus qu'un rôle périphérique de participation aux « adaptations spatiales systémiques ».

 

Conclusion

Parmi les nombreux auteurs « systémistes » qu’a connus la géographie humaine française dans les années 1970-1980, Franck Auriac est sans doute celui qui est allé le plus loin dans la « voie heuristique » ou « compréhensive », proposée par la TSG et ses interprètes intellectuels français (Edgar Morin, Yves Barel) de l’époque. Son travail manifeste une rigueur conceptuelle et une créativité dans le transfert de la grille systémique à l’objet « vignoble » tout à fait remarquables. Il combine le systémisme avec des perspectives marxistes hétérodoxes (pour l’époque) tout à fait stimulantes. Ses réflexions sur l’espace produit, manifestement peu examinées à l’époque, méritent qu’on les réévalue. Elles ont l’inconvénient de prendre à rebours la tradition centrale de la théorie spatiale française (telle qu’incarnée par Philippe Pinchemel et Roger Brunet). Le propos est certes plus intellectualiste : il évacue la question de la matérialité et de la réalité existentielle des objets géographiques au nom de l’effort de construction intellectuelle.

 

En revanche, on pourrait regretter que Franck Auriac ait abandonné son objet ultérieurement et ne l’ait pas réexaminé lorsque les appellations d’origine contrôlée se sont multipliées dans la région languedocienne : ont-elles sonné le glas du « vignoble-système » tel qu’il l’avait décrit ? Peut-on encore envisager la viticulture de cette région comme une réponse a-capitaliste ? D’un certain point de vue, le lecteur d’aujourd’hui est un peu gêné par l’aspect figé du vignoble-système tel qu’il a été décrit. Les apports conceptuels postérieurs, formalisant des systèmes « dynamiques », « évolutifs », pourraient-ils apporter un surcroît d’intelligibilité à cet objet, ou aider à penser les évolutions contemporaines ? Cela n’a rien de certain. En tout état de cause, la théorie comme le référentiel empirique ont largement évolué depuis 1982, mais notre auteur s’est tourné vers d’autres préoccupations et d’autres objets.

 

D'un point de vue strictement métaphysique, demeure pour nous une interrogation lancinante. Jusqu’aux dernières lignes de l’ouvrage se perpétue une ambiguïté quant au statut de l’approche systémique pour l’auteur : est-elle la révélation d'un système qui existerait en tant que tel (qui serait en quelque sorte lui-même un « fait » au-delà des faits) ou est-elle seulement une grille d’analyse et d'organisation des « faits » à fort pouvoir heuristique et herméneutique ? Nos convictions personnelles nous feraient plutôt adhérer à la seconde position, considérant que l'approche systémique est, pour les sciences sociales, un remarquable langage qui donne des contours à une réalité en soi floue, fuyante et fugitive. Mais comment le démontrer ?

 

Notes

[1] Système économique et espace, Paris, Économica, 1983, p. 8.

[2] F. Auriac, « Pertinence de certains concepts de l’analyse de système en géographie », dans Yves Guermond, dir., Analyse de système en géographie, Presses universitaires de Lyon, 1984, p. 312.

[3] Je ne développerai pas ici cette caractérisation : ce serait ouvrir un abîme de questions nouvelles, bien souvent irréductibles à la perspective de ce compte-rendu. Le thème de la contradiction socio-économique et la référence aux rapports de classe, comme perspective de l'analyse sociale, renvoient à un horizon marxiste, même si les thèses développées par Franck Auriac sont parfois hétérodoxes, au regard d'une vulgate rigide et stéréotypée.

[4] Extrait de Franck Auriac & François Durand-Dastès, « Réflexions sur quelques développements récents de l'analyse de systèmes dans la géographie française », Brouillons Dupont, 1981, p. 72 et 74.

[5] Dans l'article : « Sur quelques rapports entre causalité et analyse de système » dans Analyse de système en géographie, P.U. de Lyon, 1984, op. cit.

[6] « On ne peut assigner à [l’espace] un rôle premier, car ce sont les relations d’ordre économico-social qui, dans leur combinaison systémique, provoquent son émergence » [p. 7].

[7] Dans le premier chapitre, l'auteur met en évidence le  maintien de la vigne aux abords des villes où, « friche sociale parfaite », la vigne est la meilleure solution d'immobilisation de la terre en attendant une revente spéculative.

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