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histoire des sciences

Émission de radio sur les "années 68" des SHS

Je suis invité aujourd'hui, aux côtés de Bruno Fuligni par Brice de Villers sur Fréquence protestante pour discuter (en ce qui me concerne) du numéro de revue Les "années 68" des sciences humaines et sociales. L'émission sera diffusée le 14 mars à 19h00 et réécoutable en podcast ultérieurement.

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L'anthropologie et les matérialités de la race, à paraître

Le prochain numéro de la Revue d'histoire des sciences humaines (n° 27), à paraître en juin 2015, portera sur "L'anthropologie physique et les matérialités de la race". Il explorera la facétieuse (?) passion des savants européens de l'époque coloniale pour les crânes, leur signification raciale et leur inscription matérielle. L'envers, la face sinistre de cette histoire, ce furent ces pillages de sépultures et d'objets rituels, cautionnés par un sentiment de supériorité insondable et rendus possibles par une domination politique sans failles.

 

Présentation du dossier (Ricardo Roque)

Ce dossier explore l’importance de la vie matérielle dans la construction de la race comme artefact scientifique produit par l’anthropologie physique. Il rassemble un éventail d’études historiques relatives aux sciences raciales au temps de leur âge d’or (XIXe - XXe siècles). Elles analysent les nombreux truchements par lesquels la matérialité amène — ou non — à la vie les « races humaines ». Les théories, épistémologies, et visions du monde raciales sont ici approchées à travers leurs manifestations dans les corps et squelettes humains, l’instrumentation anthropométrique, les archives, les espaces muséologiques, et les rencontres sur le terrain. Ce dossier adopte la notion de « matérialités de la race » comme outil heuristique, sensibilité méthodologique et objet empirique, englobant trois grandes dimensions de la vie matérielle dans la pensée raciale : les artefacts, les corps humains, et les lieux. Par conséquent, ce dossier met au défi les historiens de l’anthropologie de combiner les pratiques de l’histoire intellectuelle et les histoires matérielles de la race.

 

Sommaire

 

Introduction. L'anthropologie physique et les matérialités de la race

Ricardo Roque

 

Confronting “hybrids” in Oceania: field experience, materiality, and the science of race in France

Bronwen Douglas

 

(Re)connaître l’homme primitif : savoir anthropologique, préconceptions et situations locales à Sulawesi, 1892-1906

Serge Reubi

 

Faces from the Netherlands Indies. Plaster casts and the making of race in the early twentieth century

Fenneke Sysling

 

À propos de cent trente-cinq crânes de Papous : A. B. Meyer et la controverse autour de la craniologie

Hilary Howes

 

‘A little history attached to them’ : authenticité et crédibilité du témoignage matériel dans les collections anthropologiques, 1850-1900

Ricardo Roque

 

Document

Sur les soutenances de thèse de C. Lévi-Strauss et P. Métais. Lettre de M. Jean-Brunhes Delamarre à A.-G. Haudricourt (20/06/1948)

 

À propos de la lettre de M. Jean-Brunhes Delamarre à A.-G. Haudricourt du 20/06/1948

Jean-François Bert

 

Varia

Pour une théorie évolutive humaine. Armand de Quatrefages, la formation des races et le darwinisme au Muséum national d’histoire naturelle

Claude Blanckaert

 

Comptes rendus

* Jean-Luc Chappey, Carole Christen et Igor Moullier (sous la direction de), Joseph-Marie de Gérando (1772-1842). Connaître et réformer la société (Collection Carnot), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, 341 p.

par Catherine König-Pralong

* Pierre-Henri Castel, La fin des coupables. Obsessions et contrainte intérieure de la psychanalyse aux neurosciences, suivi de Le cas Paramord, Paris, Ithaque, coll. « Philosophie, anthropologie, psychologie », 2012.

par Florent Serina

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Géographies entre France et Allemagne

Sous le titre "Géographies entre France et Allemagne. Acteurs, notions et pratiques (fin XIXe siècle - milieu XXe siècle)", quelques collègues de mon équipe viennent de publier un numéro thématique dans la Revue germanique internationale. Ils sont le fruit d'un travail collectif amorcé dans les années 2008-2010, alors qu'un programme du ministère des Affaires étrangères avait permis des rencontres avec des collègues de Leipzig. J'en ai fait partie un temps, mais n'ai pas trouvé le temps de concrétiser. J'ai promis d'en faire un compte rendu dans la RHSH (pour le n°28, vraisemblablement). J'en ai déjà lu plus de la moitié et en trouve la lecture fort stimulante. En attendant la rédaction de mon analyse, je recopie ci-dessous l'argumentaire du numéro et sa table des matières. 

 

Les entraves posées aux circulations des chercheurs dans les contextes de guerre et les rivalités ouvertes en périodes de paix pourraient laisser supposer une moindre circulation internationale des idées entre les géographies universitaires françaises et allemandes de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle. Pourtant, la « référence allemande » dans le champ scientifique français en général et dans le champ de la géographie en particulier n’en est pas moins forte à partir de la fin de la guerre de 1870 – au contraire.

Partant de ce constat, ce numéro thématique de la Revue germanique internationale vise à interroger le rôle et les formes prises par les circulations scientifiques transnationales dans la production géographique. Les textes réunis dans ce numéro n’ont pas pour prétention d’englober la totalité de la recherche internationale, ni de dresser un panorama exhaustif des études relatives à l’histoire des géographies françaises et allemandes. Ils mettent en revanche l’accent sur la diversité des mécanismes et des opérations sociales impliqués par les circulations de textes, de notions et de pratiques ainsi que sur l’ambivalence des relations intellectuelles entretenues entre géographes des deux pays à cette époque.

 

Sommaire

Ségolène Débarre

Introduction

Marie-Claire Robic

La réception de Friedrich Ratzel en France et ses usages au temps de l’installation de la géographie à l’Université (années 1880-1914)

Gaëlle Hallair

Siegfried Passarge dans la Bibliographie Géographique Internationale : mécanismes, enjeux et acteurs de la réception d’un géographe allemand en France

Denis Wolff

Albert Demangeon, l’Allemagne et les géographes allemands : entre admiration et appréhension, ouverture et vigilance, une relation complexe (1902-1940)

Nicolas Ginsburger

Deux collègues géographes en Anatolie ? Parcours, méthodes et analyses de terrain des professeurs Ernest Chaput et Herbert Louis en Turquie (1928-1939)

Géraldine Djament-Tran

Révolution scientifique et circulations en géographie : Christaller et la genèse transnationale de l’analyse spatiale

Pascal Clerc

Des connaissances pour l’action. La géographie coloniale de Marcel Dubois et Maurice Zimmermann

Nicolas Ginsburger

Une école allemande de géographie coloniale ? Géographes universitaires et fait colonial dans l’enseignement supérieur allemand (1873-1919)

Ségolène Débarre et Nicolas Ginsburger

Geographie der Kolonien, Kolonialgeographie ? Théorisation et objectifs de la géographie coloniale dans les leçons inaugurales de Fritz Jaeger (1911) et Hans Meyer (1915)

Fritz Jaeger

Leçon inaugurale de Fritz Jaeger, à l’université de Berlin, le 10 mai 1911

Hans Meyer

Leçon inaugurale de Hans Meyer, à l’université de Leipzig, le 12 juin 1915

 

 

 

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Les années 68 des sciences humaines et sociales

Après des années à chercher le bon endroit pour publier les actes du colloque de 2008, après trois ans à trouver aussi un repreneur pour la Revue d'histoire des sciences humaines, l'une et l'autre quête ont trouvé leur accomplissement en un numéro de la renaissance (pour la revue). J'essaierai de faire un autre post de blog pour raconter cette histoire.

 

 

L'étude de Mai 68 a été profondément renouvelée depuis 20 ans. Mais en matière d’histoire des sciences humaines, on en est resté à des évidences : pour certains, il ne fait pas de doute que la physionomie du champ a été bouleversée, pour d’autres ce n’est qu’écume à la surface d’un océan. Les contributions réunies dans ce volume prennent au sérieux la question de l’incidence des « années 68 » sur les parcours des individus, des groupes et des disciplines, participant de ce que l’on n’appelait pas encore les « SHS » (sciences humaines et sociales). La focale varie d’un article à l’autre. Elle est micro historique quand elle s’attache à des lieux, des revues, des institutions, saisis dans leur singularité. Elle adopte une échelle disciplinaire quand, dans le cas de la géographie, les « événements » allemands et français sont mis en parallèle. Le dossier se fait l’écho des intenses débats et remises en question qui ont alors eu lieu dans d’innombrables mondes sociaux ou professionnels, humeur à laquelle les scientifiques n’ont pas échappé. Il dépeint une époque passionnément attachée aux expériences collectives, éphémères ou pérennes, à rebours d’un cliché trop rabâché sur l’individualisme que notre époque aurait hérité de 68. Au détour d’analyses générales, c’est toute la force du verbe et l’inventivité de l’image que l’on a tenté de convoquer, dont les « années 68 » ont été particulièrement prodigues.


SOMMAIRE

Éditorial

Wolf Feuerhahn et Olivier Orain
 

Dossier : Les « années 68 » des sciences humaines et sociales
 

Introduction
Olivier Orain

Excellence sociologique et « vocation d'hétérodoxie » : Mai 68 et la rupture Aron-Bourdieu
Marc Joly

Mai 68 et la sociologie. Une reconfiguration institutionnelle et théorique
Patricia Vannier

Critique et discipline. Les convergences entre la critique radicale et la sociologie des sciences à partir de Mai 68
Renaud Debailly

Mai 68 et la sociologie des sciences. Les revues sur les sciences et la société, symptôme des restructurations disciplinaires
Mathieu Quet

La psychosociologie des groupes aux sources de Mai 68 ?
Annick Ohayon

Les deux 68 de la psychiatrie
Jean-Christophe Coffin

La revue Actes : le droit saisi par le regard critique dans le sillage de 68
Liora Israël

Architecture et sociologie : matériau pour l’analyse d’un croisement disciplinaire
Olivier Chadoin et Jean-Louis Violeau

Les « enfants terribles » de la Landschaft. Revendications, contestations et révoltes dans la géographie universitaire ouest-allemande (Bonn, Berlin-Ouest, Kiel) en 1968-1969
Nicolas Ginsburger

Mai 68 et ses suites en géographie française
Olivier Orain

Une fertilisation paradoxale. Bilan historiographique de l’incidence de Mai 68 sur les transformations des sciences de l’homme et de la société dans les années 1960-1970
Olivier Orain

Document : Propositions destructives

À propos de « Propositions destructives »
Olivier Orain

Varia


Convergences, transferts et intégrations entre sciences du langage, sciences et ingénierie en temps de guerre et de guerre froide (1941-1966)

Jacqueline Léon

 

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Rendre la réalité inacceptable de Luc Boltanski

Luc Boltanski, Rendre la réalité inacceptable. À propos de La Production de l’idéologie dominante, Demopolis, 2008.

 

 

 

Rendre la réalité inacceptable est présenté par son éditeur comme « destiné à accompagner la lecture de La Production de l'idéologie dominante », long article de Pierre Bourdieu et Luc Boltanski publié pour la première fois en 1976 dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales et réédité conjointement cet automne par Demopolis et Raisons d'agir. Ce statut un peu ingrat de livre-compagnon cache un propos plus ample, dont l'intérêt est (au moins) triple : outre son rôle de commentaire d'un article (fleuve !), c'est aussi une évocation circonstanciée des débuts de la revue de Pierre Bourdieu dans le sillage (indirect) de Mai 68, et une réflexion magistrale sur l'évolution de la société française depuis trente à quarante ans.

L'article était original, mais sa matière principale - idées, concepts, objets, documents, cibles, etc. - était puisée dans un vaste chantier, entrepris cinq ans auparavant, avec pour objectif un grand livre collectif, dont le pivot était une réflexion sur Mai 1968, ses origines et ses conséquences, et la visée une théorie du pouvoir et du changement social, un livre si grand qu'il n'a jamais vu le jour, mais dont on peut reconstituer les principales perspectives à partir des nombreux articles qui sont sortis de la fabrique [i. e. Les Actes...] dans la première moitié des années 1970. (p. 50)

Pour qui n'est pas familier des travaux antérieurs de Luc Boltanski, ce texte peut aussi faire office d'introduction : on y retrouve la trame historiographique du Nouvel esprit du capitalisme (1999, co-écrit avec Ève Chiapello) et la réflexion sur le réel et les catégories du jugement proposée dans De la justification (1991, co-écrit avec Laurent Thévenot). Rendre la réalité inacceptable est autant un récit qu'un essai, mais dégraissé de toute complaisance autobiographique. Basé en partie sur des souvenirs, l'ouvrage refuse toute perspective subjectiviste. Il milite de façon sous-jacente pour la valeur du travail collectif, contre l'exposition des individualités. Il en résulte une grande pudeur dans l'évocation des personnes et de leurs interactions non intellectuelles. La figure de Pierre Bourdieu est ramenée systématiquement à la formule (mi-narquoise mi-respectueuse, sociologique et ironique) du « Patron », acteur « objectivé », à rebours de tout vedettariat rétrospectif. Ce choix narratif s'inscrit dans une dénonciation plus globale de l'instrumentalisation des « individus » par le « capitalisme avancé » qui s'est faite au détriment des collectifs (classes sociales, syndicats) qui pouvaient lui opposer une résistance (ce que l'individu atomisé ne peut guère).

Rendre la réalité inacceptable s'ouvre par une Élégie (pages 11-13) qui synthétise magistralement l'esprit des « années 68 » (et des rédacteurs des Actes...) - ce que Boris Gobille appelle leur « vocation d'hétérodoxie ». Luc Boltanski évoque ensuite en trois chapitres les débuts de la revue, les conditions dans lesquelles elle était fabriquée. L’expression « fanzine de sciences sociales » qu’il utilise pourrait également être appliquée à moult revues désargentées surgies dans le sillage (plus ou moins direct) de mai 68, comme Pandore, Espaces-Temps et tant d’autres. Suit l’examen du contenu de l’article : ses thèses principales, sa « réception » et ses lacunes (notamment les groupes ignorés à l’époque, que l’auteur appelle les « absents » : mouvement écologiste, féminisme, étrangers, minorités sexuelles). Enfin, les cinq derniers chapitres opèrent un prolongement et une actualisation de l’analyse, enrichie par des apports socio-historiques récents.

Par ailleurs, l'auteur ne s'interdit pas quelques digressions sur des sujets fort divers (la « montée de l'individualisme », l'ironie, la politesse, etc.).

Plus généralement, c'est dans cette période, la seconde moitié des années 1970, qu'une « valeur » qu'on ose à peine dire « morale » et qui était précisément, dans la période précédente, considérée comme essentiellement « conventionnelle » ou « sociale » et, par là, opposée à une morale « authentique », c'est-à-dire la politesse, commence à reprendre du service, ce qui la conduira, vingt ans plus tard, à occuper, comme on sait, le coeur du panthéon des vertus civiques. [...] Mais, du même coup, tout un pan de l'arsenal littéraire, philosophique ou esthétique des siècles précédents - sans lequel le développement de la critique n'aurait simplement pas été possible - a été rendu indisponible au nom de la morale : le pamphlet, le manifeste, la satire, la présentation ironique des thèses adverses, etc. Par un étrange paradoxe, la condamnation des « extrémismes » de papier, justifiée par l'adhésion aux valeurs démocratiques, a ainsi réalisé une forclusion de la dissension à laquelle n'étaient parvenus ni l'absolutisme ni l'ancienne société bourgeoise. (p. 103-105)

 

Écrit dans une langue accessible, l'ouvrage apporte quantité d'informations de première main sur une époque (le milieu des années 1970) et une entreprise scientifique qui semblent aux antipodes de l'atmosphère que nous connaissons aujourd'hui. D'ailleurs, Luc Boltanski souligne à l'envi toutes les discontinuités qui confèrent au texte de 1976 et à la culture qui le sous-tend une troublante étrangeté. Mais il montre aussi comment les analyses de La Production de l'idéologie dominante jettent une lumière acide sur les transformations sociopolitiques que la France a connues par la suite. En ce sens, le travail de commentaire nous offre une interprétation historique à spectre large, qui embrasse les quarante dernières années - voire davantage par ses retours récurrents à l'époque de la Libération.

Le chapitre « Le changement comme mode d'exercice d'une domination » (137-148) a une fonction nodale, en ce sens qu'il actualise les thèses les plus fortes de l'article de 1976 et en donne une forme magistralement articulée et condensée. Tout part de l'observation selon laquelle les élites du capitalisme avancé ont développé depuis cette époque une idéologie du changement nécessaire :

La caractéristique principale des « élites » dont les textes et les interventions sont analysés dans [La Production de l'idéologie dominante] (mais on pourrait faire les mêmes remarques à propos des « élites » actuellement au pouvoir) était de prôner le « changement ». Ces élites se voulaient radicalement novatrices et modernistes. Le coeur de leur argumentation (que nous avions résumé dans une formule : la « fatalité du probable ») était le suivant : il faut vouloir le changement qui s'annonce parce que le changement est inévitable. Il faut donc vouloir la nécessité. (p. 140).

Cette idéologie impose de recourir à des experts « équipés d'une science sociale (économie, démographie, sociologie, statistique, science politique, etc.) et de centres de calculs et de prévision (instituts de statistique, observatoires du changement, think tanks, etc.) de manière à concevoir maintenant ce changement qui s'imposera à tous, mais plus tard et de toute façon. » (p. 141). Il en découle un processus de substitution qui marginalise « l'autorité [...] des représentants [du peuple] » « au profit de celle des détenteurs diplômés [...] de connaissances spécifiques prenant appui sur la légitimité de leur discipline envisagée, de façon scientiste, comme un savoir de l'inéluctable. » (Ibid.) Dès lors, « l'exercice de la politique se ramène essentiellement tantôt à une gestion stratégique de l'information (pour ne pas dire de la propagande) tantôt à une sorte de médecine palliative. » (p. 142).

 

La tentation serait grande de multiplier les collages de citation, tant les articulations opérées font sens immédiatement et trouvent une résonance (lugubre) dans la situation de la fin des années 2000. Le fonctionnement des sociétés « capitalistes-démocratiques » y apparaît au mieux comme un jeu de dupes et au pire comme la réalisation d'un Meilleur des mondes numérique. Luc Boltanski ne se prive pas de relever que le « rapprochement, étrange quand on y pense, de la volonté et de la nécessité » a été longtemps l'apanage (analysé par Hannah Arendt en premier lieu) des « régimes totalitaires se réclamant d'une philosophie déterministe de l'histoire ». La dissection des technologies de gouvernement développées depuis trente ans lui sert à montrer comment les « effets de domination » traditionnels, fondés sur la répression, ont été remplacés par des formes plus sophistiquées, qui admettent une certaine forme de critique (pour la désamorcer ?).

 

En définitive, cette double publication n'a rien d'une commémoration : il s'agit avant tout de « rendre la réalité inacceptable » ici et maintenant en revivifiant la « pensée critique ». Luc Boltanski estime que cette dernière a été désamorcée par le fonctionnement redoutable de « l'idéologie dominante » dans un contexte de libéralisme triomphant et de mutation décisive de l'action étatique (qui loin de disparaître s'est redéployée). Faisant la synthèse d'une bibliographie de vaste ampleur, il nous peint une société dominée par un gouvernement des experts, où la bruyante mise en avant des individus autorise des technologies de contrôle rapproché et l'exercice d'un capitalisme délesté des solidarités collectives (qui pouvaient lui opposer une certaine résistance). Ce livre, parfois angoissant, est un exercice de salubrité publique.

 

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Le n°18 de la Revue pour l'histoire du CNRS est sorti

En voici le sommaire
(tiré de histoire-cnrs.revues.org/sommaire3791.html) :

 
André Kaspi
 Éditorial
 
Dossier : voyages collectifs en géographie
 

Marie-Claire Robic :

Olivier Orain et Marie-Pierre Sol :

Colette Cauvin :

Annick Douguédroit et Jean-Pierre Marchand :

Hélène Rivière d’Arc :

 

Olivier Orain et Marie-Claire Robic :


 
Mise en histoire de la recherche

Yamina Bettahar :

D'un thème à l'autre

Julien Vincent :

 

Michel Valmer :

 

Compte rendu

 

 

Christian Beck

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Ce que Mai-68 a fait aux sciences de l'homme

Le colloque est déposé sur calenda, en attendant d'être diffusé ailleurs. Voici une copie de l'appel à communications.

Mai-68, creuset pour les sciences de l’homme ?

Appel à communication

Divers sont les colloques qui ont étudié depuis trente ans la genèse et l’héritage de Mai-68, notamment au travers de la biographie de ses acteurs. D’autres vont avoir lieu qui exploiteront les nouvelles archives disponibles pour examiner comment l’événement a été construit.

Le propos du colloque qu’organise la Société française pour l’histoire des sciences de l’homme (SFHSH) est assez différent. Il ne s’agit pas pour nous d’étudier les discours « sur » Mai-68 et son héritage, mais d’interroger l’influence que Mai-68 a pu avoir sur l’évolution des sciences de l’homme dans la fin du xxe siècle. C’est un pari risqué, car l’établissement d’un lien explicatif entre un « événement » complexe et des mutations disciplinaires qui sont synchrones, ou immédiatement antérieures ou postérieures, n’a rien d’évident. Tout l’enjeu de l’exercice consiste précisément à éviter les pièges du synchronisme et des représentations « mythiques » (en positif ou en négatif) que les acteurs savants ont pu produire dans les années et décennies qui ont suivi.

L’une des solutions sera de travailler les homologies sociales entre le mouvement de Mai et les transformations disciplinaires : l’importance des forums, la multiplication des entreprises collectives, la place de la parole, de l’oral, l’émergence de nouvelles formes d’expression écrite (la littérature grise, les BD, la caricature), les expérimentations hors des institutions académiques.

Quels ont été les effets structurels (sociaux, universitaires) dans les mutations du champ des sciences de l’homme ? Comment les sciences sociales ont-elles dans leurs pratiques et dans leurs analyses pressenti et ressenti l’irruption de Mai ? Comment la lecture de « l’événement Mai 68 » a-t-elle infléchi les interprétations de l’ensemble des crises sociale, culturelle, générationnelle, bientôt économique de la seconde partie du xxe siècle ?

Dans certains domaines, l’anti-psychiatrie, la géographie, l’anthropologie, l’histoire, il existe déjà des recherches qui accréditent à tout le moins une congruence entre les secousses de la fin des années 1960 et des crises disciplinaires durant la décennie 1970 et qui trouvent leur dynamique dans une durée plus longue. Symétriquement se trouve posée la question des savoirs qui durant les décennies 1970-1980 se sont revendiqués de la « pensée 68 ». Il en va ainsi de champs de connaissance nouveaux, qui ont été au départ le fait de personnalités ou de groupes à la marge. Ne faudrait-il pas considérer 68 comme la matrice contre-institutionnelle de champs cognitifs nouveaux ?

Les orientations thématiques du colloque

Les disciplines

Il paraît nécessaire de présenter des exemples d’évolutions disciplinaires, aussi bien pour administrer la preuve d’effets de contexte que pour éventuellement les réfuter. Ce pourrait être le lieu de réflexion sur les questions épistémologiques soulevées à l’époque, ou émergentes dans le sillage de 1968.

Les trajectoires

Centrées sur des itinéraires individuels, elles pourraient permettre de penser la construction des « figures de Mai-68 » dans le domaine des sciences de l’homme. Des témoins seront sollicités par le comité d’organisation.

Les pratiques

Il s’agit de s’intéresser au(x) rôle(s) des collectifs, à la disjonction entre pratiques traditionnelles et inventions (disciplinaires, sociales, etc.) ; il sera fait une place aux transformations des pratiques éditoriales (éditeurs, revues).

Les institutions

On mettra ici l’accent sur le conflit entre universités et organismes de recherche, et notamment sur la crise universitaire des années 70.

Le comité d’organisation

Il s’agit du colloque annuel de la Société française pour l’histoire des sciences de l’homme (SFHSH). Il aura lieu début septembre 2008.

Organisateurs : Bertrand Müller (université de Genève) et Olivier Orain (CNRS, Paris), avec le soutien de Nathalie Richard, présidente de la SFHSH.

Comité scientifique :

Loïc Blondiaux, professeur, sciences politiques, IEP de Lille
Marie-Luce Honeste, professeur, linguistique, université de Rennes II
Laurent Loty, maître de conférences, lettres, université de Rennes II
Gérard Mauger, directeur de recherches, sociologie, CNRS, Paris
Annick Ohayon, maître de conférences, psychologie, université Paris VIII
Philippe Poirier, professeur, histoire, université de Bourgogne
Bernard Pudal, professeur, histoire, université de Paris X Nanterre
Marie-Claire Robic, directrice de recherche, géographie, CNRS, Paris
Christian Topalov, directeur de recherches, sociologie, CNRS, Paris
Françoise Waquet, directrice de recherche, histoire, CNRS, Paris

 Les propositions de contribution

Elles sont à adresser d’ici le 15 octobre 2007 à Olivier Orain, 13 rue du Four, 75006 Paris (orainol@orange.fr) sous forme de lettre ou de mail. Elles ne devront pas dépasser les 2000 caractères. Le colloque se tiendra début septembre 2008.

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C'est fait (?)

Ce soir, j'ai envoyé à Claude Blanckaert un fichier de 2Mo intitulé Le Plain-pied du monde, soit 404 pages au gabarit de sa collection "Histoire des sciences humaines". Je n'en peux plus. J'y ai travaillé tout le printemps, quand d'autres taches ne m'accaparaient pas.
Sinon, le texte de l'appel à communications pour le colloque "Mai-68, creuset pour les sciences de l'homme?" est prêt et "validé" par le CA de la Société française pour l'histoire des sciences de l'homme (SFHSH). Le comité scientifique se met en place lentement. J'attends des réponses. Dès que possible, nous le mettons en ligne. A la rentrée, nous nous occuperons des financements.
Ce blog sera sans doute en veille entre le 3 et le 25 juillet. Je serai supposément "en vacances", sauf du 12 au 17, période à laquelle je participe à une école d'été à l'ENS-LSH à Lyon. En revanche, la période allant de la fin juillet à la mi-août sera un bon moment pour publier ici de nouvelles choses et améliorer ce qui est déjà en ligne.

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Le présentisme dans son contexte

Ainsi que je l'ai annoncé ici et ailleurs, la Société française pour l'histoire des sciences de l'homme (SFHSH) a tenu jeudi 31 mai et vendredi 1er juin un colloque pour les 20 ans de sa création. Je n'en ferai pas un compte-rendu, car je n'ai vraiment pas le temps nécessaire pour me livrer à ce genre d'exercice. En revanche, j'ai été rasséréné de voir évoquer deux sujets qui me semblent particulièrement importants : Christian Topalov est revenu sur le problème du présentisme et divers intervenants (Daniel Becquemont, Jacqueline Carroy, Bertrand Müller) ont, selon des voies diverses, repris la quetion du régime épistémologique des sciences de l'homme.
Rares sont les géographes qui réfléchissent au statut de leur discipline hors des topiques construites dans les années 1970 (induction vs falsification, approche nomothétique vs idiographique, etc.). Rares sont les références aux différentes traditions qui envisagent un statut épistémologique particulier pour les sciences de l'homme : celle héritée de W. Dilthey, H. Rickert et M. Weber, revivifiée par P. Ricoeur, les réflexions de J.-C. Passeron sur l'irréductibilité historique des sociétés humaines et l'approche clinique, les propositions de I. Hacking concernant les effets de feedback des sciences de l'homme sur les personnes et les groupes étudiés. En quelque sorte, l'épistémologie anglosaxonne unitaire, telle qu'elle s'est imposée depuis les années 1930, demeure l'horizon indépassable. Présentement, ce n'est pas ce sujet que je souhaite développer, mais celui du présentisme (comme symptôme).
Je prends date pour revenir sur les épistémologies non standard. Le sujet est suffisamment complexe pour que je ne veuille pas l'expédier en quelques lignes.
Je veux donc essayer de dire quelques mots sur ce que les historiens des sciences appellent le "présentisme" et qu'ils sont à peu près les seuls à nommer et figurer ainsi. Il y a plusieurs pages sur la question dans les deux versions du Plain-pied : la thèse et le livre. Ce que j'essaierai de dire ici sera différemment formulé et plus général.
Toute lecture (au sens large) que nous entreprenons est une expérience ici et maintenant, ancrée dans notre présent d'individu. Mais nous ne sommes pas des sujets immunisés à toute influence. Nous sommes tous insérés dans diverses cultures et marqués par une inscription sociale. Ceci posé, il y a forcément un écart entre tout lecteur et tout auteur : temporel, social, culturel, "mondain" (au sens de N. Goodman). Le texte est un objet transactionnel à travers lequel les intentions signifiantes de celui qui l'a écrit rencontrent plus ou moins le regard du lecteur, qui accommode ce qu'il trouve. Trois disciplines universitaires ont plus ou moins pour projet d'éduquer notre regard pour qu'il colle à l'intention originelle de l'auteur : l'histoire, la philosophie et les Lettres. Je dis bien : plus ou moins. Les philosophes ont un rapport assez ambigu à ce qu'on pourrait appeler la littéralité. J'y reviendrai. Les littéraires s'affranchissent souvent de celle-ci, dans la mesure où ce sont les moyens du message plus que sa dénotation qui les intéressent. L'interprétation, en tant qu'elle vise un sens irréductible à la "tyrannie de l'auteur" (M. Couturier), considère la compréhension simple comme un degré élémentaire de la lecture. En revanche, les erreurs manifestes sont impardonnables : le contresens est la faute la plus lourdement sanctionnée par les disciplines du texte, et le faux-sens vient juste après.
L'histoire a une position assez particulière. Elle n'est pas simplement travail sur du texte, car elle utilise également diverses archives non textuelles et produit des formes d'objectivation qui n'ont pas ou peu à voir avec une herméneutique : inventaires, séries statistiques, cartographie, etc. En revanche, elle est la discipline qui prescrit le plus rigoureusement une conscience de l'écart cognitif entre une archive et celui qui l'aborde. En l'occurrence, le fossé temporel est la synecdoque des diverses sortes de distance qui peuvent séparer notre ici et maintenant d'une situation historique donnée. Il n'est pas étonnant que le présentisme soit d'abord et avant tout un concept élaboré par une sensibilité historienne. C'est un -isme du genre disqualifiant qui dénonce la projection de notre monde dans le passé en faisant comme si l'on pouvait de la sorte comprendre les actions et les raisonnements d'individus (ou de groupes) plus ou moins éloignés de nous. L'anachronisme est la forme naïve du présentisme, celle qu'on stigmatise chez l'élève ou dans la culture populaire, prompte à s'emparer du passé sans la moindre précaution. D'un certain point de vue, la mise à l'index du présentisme est une façon pour les historiens de maintenir leur position hégémonique dans tout ce qui a trait à leur domaine de compétence. Hors de l'université, cette critique est pourtant assez peu entendue par tous ceux qui trouvent dans la référence à des temps anciens un intérêt économique (agents touristiques, producteurs "de qualité", sites de visite), récréatif (usagers des festivals "médiévaux" par exemple), socio-politique (acteurs du "patrimoine" et de la "mémoire"), etc. En effet, la référence au passé a très fréquemment une fonction légitimante, même si c'est loin d'être sa seule efficacité dans le présent et même si cela peut aussi être a contrario un argument de disqualification.
Pour contrer le présentisme, les historiens se revendiquent d'une posture de compréhension, qui a été travaillée aussi bien dans sa dimension intersubjective par Wilhelm Dilthey que dans sa codification sociale par Max Weber. Je vais comprendre tel auteur du passé parce que mon érudition concernant son époque, ma connaissance du contexte, etc., vont me permettre de décentrer mon point de vue et de le redéployer au service d'une perspective qui n'est pas la mienne. Il est assez facile de critiquer ce que ce projet a de chimérique, sauf à considérer qu'il s'agit d'une visée et d'une visée seulement, le point de vue de l'autre étant l'asymptote de notre effort.
Dans le domaine de l'histoire des sciences, et notamment des sciences de l'homme, le présentisme est une épine dans le pied des spécialistes. Face à ce groupe assez peu nombreux et peu audible, innombrables sont les mobilisations du passé et des grands auteurs qui se soucient peu d'une scrupuleuse littéralité ou fidélité. Il y a déjà dix ans, les membre de la SFHSH avaient reconnu que l'historicisme était inaudible et que les lectures réactualisant les corpus étaient sans doute davantage qu'un mal nécessaire : qu'elles avaient leur intérêt propre, plus heuristique qu'herméneutique. De toutes manières, quelle que soit la discipline, il est très difficile d'exister institutionnellement comme historien de celle-ci. Il est encore plus ardu d'obtenir un recrutement à ce titre. Par conséquent, l'historien des sciences humaines sait d'avance ou découvre rapidement qu'il devra faire avec une double marginalité, numérique (il est minoritaire) et statutaire (il est à la marge). En outre, il ne peut guère se prévaloir d'un écart de compétence important à l'égard de ses collègues "présentistes", là où par exemple le médiéviste peut facilement relever les clichés de la réappropriation vernaculaire d'un moyen-âge de mythologie.
Je voudrais aussi élargir le problème à d'autres formes de distance "mondaine" que celles qui sont historiquement significatives. A mes yeux, le présentisme est l'une des modalités de ce que l'on pourrait appeler plus largement "focalisation interne" et qui réunirait ethnocentrisme, égocentrisme et toute lecture de l'autre qui plaque sur celui-ci des schèmes propres à un "sujet" connaissant. On est là dans une problématique très sensible. D'un côté, force est de constater qu'un processus de connaissance est toujours situé, partiellement déterminé et forcément contraint. De l'autre, on peut refuser de considérer cette contrainte comme un absolu qui nous empêcherait d'accéder à l'autre indépendamment de nous-même. Entre l'universalisme métaphysique et le postmodernisme stérile, comment trouver un moyen terme qui nous épargne à la fois les naïvetés réalistes et les ornières rédhibitoires d'un relativisme généralisé ? La question est trop lourde et trop large par rapport au propos présent. Je l'énonce uniquement pour manifester qu'elle encadre mon propos.
La focalisation interne est sans doute une condition paradoxale de l'objectivation des connaissances. En effet, la mise à distance du regard, en d'autres termes un point de vue critique, rend la présomption de vérité d'une assertion pour le moins problématique. Ne pas adhérer à ce que l'on dit est une expérience limite (ironiser, prêcher le faux, simuler), en particulier en ce qui concerne les discours savants. Quand ceux-ci portent sur d'autres discours, le problème est dédoublé, puisqu'il concerne à la fois la source et le commentaire. Autant la critique du discours rapporté est la plupart du temps supposée légitime, sinon nécessaire, autant le discours critique s'immunise facilement quand il s'agit de sa propre justification.
J'aurais tendance à regrouper sous le vocable épistémologie l'ensemble des examens que l'on peut appliquer à une pratique savante. Cela équivaudrait à ce que les anglosaxons appellent science studies, englobant philosophie, sociologie, histoire et poétique des sciences, sans préjuger d'une norme unique de scientificité. Dans ce contexte, le présentisme serait une modalité particulière de ce que j'ai appelé ailleurs une épistémologie opératoire, c'est-à-dire un ensemble d'analyses constituant un moment dont la finalité échappe à l'épistémologie comme activité. Elle a très souvent pour elle-même cette paradoxale immunité à la réflexion critique que je soulignais précédemment. Faire l'état de l'art d'une question pour défendre son point de vue, relire un auteur ancien pour en tirer appui, examiner les présupposés d'un discours que l'on veut démonter, etc., sont autant de façons de pratiquer une épistémologie opératoire. Grosso modo, il s'agit d'une séquence dans la construction d'une légitimité. Dans son très beau livre L'Arbre et la Source, Michel Charles utilise l'expression "méthode des autorités" pour désigner l'ensemble des dispositifs intertextuels qui s'adossent à un corpus légitime pour en tirer des effets de justification. Quand Patrick Pharo dans sa Sociologie de l'esprit ou Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification consacrent un chapitre à une relecture de Durkheim, malgré la distance considérable qui semble les séparer, nous sommes en plein dans un processus de ce type. Une partie considérable de la philosophie relève de ce type d'opération. On pourrait en dire autant d'une large part de l'historiographie.
En tant que telle, l'épistémologie opératoire ne me semble pas dénonçable. Dans la mesure où sa visée est d'innover en mobilisant pour partie des précédents, lui reprocher une quelconque forme d'illégitimité me semble ridicule et pour tout dire assez vain. La seule chose qui importe est l'oeuvre de médiation qui réactualise un corpus et contribue à le maintenir vivant. On a souvent dit que la lecture qu'Yves Grafmeyer et Isaac Joseph avaient faite de L'école de Chicago était une machine de guerre contre la sociologie marxiste, et notamment Manuel Castells. Quand on la relit, c'est indéniable. Il n'empêche que leur préface et la sélection qu'opère leur anthologie contribuèrent à reconfigurer un cadre de pensée pour la sociologie et la géographie urbaines. En somme, l'épistémologie opératoire trouve son intérêt dans son pouvoir de rebond.
Par contraste, l'épistémologie disciplinaire refuse cette échappée. Sa vocation n'est pas le dépassement de l'activité critique mais sa clôture, c'est-à-dire une acceptabilité rationnelle maximale des opérations effectuées sur une archive ou une pratique scientifiques. Dans le domaine de l'histoire des sciences, par exemple, le présentisme est inacceptable, en tant qu'il projette des schèmes actuels au lieu de reconstruire les catégories propres à un raisonnement ou à une activité historiquement datés. De même, elle récusera ces lectures philosophiques qui ne sont ni plus ni moins qu'une phagocytose de la pensée d'un auteur par un autre (Heidegger fut un maître en la matière). On peut supposer que la neutralité axiologique, le "principe de charité" putnamo-davidsonien et l'exigence de contextualisation constituent les pierres de touche d'une telle façon de pratiquer l'épistémologie. Cela ne veut pas dire que l'on s'interdit tout jugement, pour peu qu'il porte sur la cohérence interne ou la robustesse d'un propos ou d'un programme.
La question que les épistémologues "de circonstances" posent toujours aux épistémologues disciplinaires est quelque chose comme : "à quoi servez-vous ?" Ils seront prompts à pointer chez l'historien d'une discipline la propension à établir des "généalogies" suspectes de légitimisme. Travailler sur Frédéric le Play, Paul Vidal de la Blache ou Auguste Comte, c'est prendre le risque d'être étiqueté au mieux comme un étroit spécialiste de détails microscopiques, au pire comme le tenant d'un discours ringard que l'on chercherait subrepticement à restaurer. Pourtant, il s'agit d'une critique ethnocentrique de la part de ceux qui la formulent, en ce sens qu'ils prêtent aux autres une motivation qui est davantage la leur. Pour autant que je puisse en juger, la relation de l'épistémologue disciplinaire à ses objets est rarement légitimante, dans la mesure où c'est la manière de travailler qui le justifie et non le corpus ou les pratiques auxquels elle s'applique. Il est difficile d'opérer un travail doublement critique sur un auteur ou des textes, et de les porter au pinacle. L'adulation ou la détestation franches sont des postures non réflexives, des attitudes combattantes. L'épistémologie de combat est forcément instrumentale.
La question de l'utilité d'un historien des sciences ou d'un épistémologue disciplinaire reste posée. Il me semble qu'une réponse forte est fournie pas les effets de doxa qu'une épistémologie opératoire génère. Dans nos domaines, il existe une circulation rapide entre cette dernière et les manuels qui présentent le champ aux étudiants. Parce qu'elle a un style essayiste prononcé et un abord tranché, elle percole rapidement dans la littérature pédagogique, quand ce ne sont pas les mêmes auteurs qui rédigent pamphlets, théories et manuels. Raymond Boudon a eu une stratégie assez exemplaire de ce point de vue, visant à impatroniser sa conception des sciences et de la sociologie via un discours épistémologique à portée vulgarisante. La quasi totalité des manuels historico-épistémologiques en géographie défendent une vision unitaire et conservatrice de la discipline, avec éventuellement un regard favorable sur les mouvances "humanistiques" anti-spatialistes. Si les épistémologues disciplinaires ont une utilité, c'est bien quand ils interrogent la construction d'une doxa et, le cas échéant, la remettent en cause. L'effort de Laurent Mucchielli pour démystifier la réhabilitation soi-disant "objective" de Gabriel Tarde par les boudoniens allait bien dans ce sens.
Je n'aurai pas l'ingénuité de prétendre qu'un épistémologue disciplinaire n'a pas d'opinions et échappe à toute inscription dans les controverses de son époque. Néanmoins, j'ai tendance à penser qu'il ne peut se laisser enfermer dans des logiques partisanes et que son indépendance d'esprit est ce qui lui permet de trouver une place, voire de devenir une ressource.

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